Ils s’y sont pris à quatre pour nous emmener au commissariat. À travers les barreaux d’une des fenêtres, nous pouvions admirer deux chiens en train de se besogner dans la neige sale. L’autre fenêtre donnait sur le poste de commandement local, un cul de basse-fosse aux relents de pot-de-vin et de vieille côtelette.

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Une carte du pays

Les policiers du ministère de l’Intérieur de Transnistrie avaient de vraies gueules de durs, du genre de celles qu’on peut voir à Pelican Bay, côté détenus. Il y a peu, c’était encore la guerre ici, la vraie. Ces types n’allaient sans doute pas tarder à nous poser des questions à propos des armes. « Nous avons reçu l’ordre de vous emmener directement à Tiraspol. » Le policier qui nous a dit ça avait de vilaines bajoues. Il a sorti le flingue qui pendait à sa hanche et a commencé à charger son arme. On nous a parqués dans une voiture – « nous », c’est-à-dire le photographe Jonas Bendiksen et moi-même. Quelques instants plus tard, nous roulions à travers les rues de Dubăsari, filant le train d’une vieille Lada rouge cabossée supposée dégager des voies qui s’avéraient à peu près désertes. Ça n’a pas empêché les flics de jouer de la sirène comme dans une série de mafieux russe, noyant nos doutes dans un gémissement lancinant. Ils nous avaient pris à moins d’un kilomètre de la frontière : ça, c’était acquis. Pour le reste… Dans cet obscur avant-poste communiste qu’on appelle la Transnistrie, les faits sont glissants, et se montrer évasif relève d’un droit fondamental.

Une histoire complexe

Bien sûr, certains éléments sont plus difficiles à éluder. Étroite bande de terre aux contours grignotés d’environ 200 kilomètres sur 30, la Transnistrie se situe entre le fleuve Dniestr, sur la bordure orientale de la Moldavie, et l’Ukraine. La région a déclaré son indépendance vis-à-vis de la Moldavie en 1990, un an après la chute de l’Union soviétique. Depuis, on considère généralement la Transnistrie comme la nouvelle capitale européenne du commerce international des armes. Un analyste m’a décrit la région comme « l’Eldorado, le Klondike du trafic d’armes », au centre d’un système de production et de livraison qui alimente des conflits au Caucase, en Afrique centrale et au Moyen-Orient. Elle est également une plaque tournante pour le blanchiment d’argent et la corruption, ainsi que la fille adultérine d’un des pays les plus pauvres d’Europe, qui venait de réélire un parlement à majorité communiste en mai 2005, un mois avant ma venue. « Les autorités de Transnistrie profitent de la situation pour réaliser un grand nombre d’opérations économiques rentables, qu’elles ne pourraient pas se permettre si c’était un État responsable », explique Rudolf Perina, ancien ambassadeur des États-Unis en Moldavie, désormais négociateur spécialisé dans les conflits eurasiatiques au sein du département d’État américain. « La contrebande est partout. »

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Siège du gouvernement
À Tiraspol, au sud
Crédits : Dylan C. Robertson

Ajoutez à cela une bonne dose de matériel militaire hérité de l’époque soviétique, et vous obtenez un joli casse-tête pour les organismes de lutte contre la prolifération des armes. La Transnistrie abrite l’un des plus grands dépôts de munitions du monde : plus de 20 000 tonnes, d’après les chiffres de l’OSCE. La frontière avec la Moldavie est fortement militarisée du côté de la Transnistrie, mais celle avec l’Ukraine est autrement poreuse, et le voisin de l’est peine à garder la trace de ses propres vestiges militaires soviétiques. C’est à peu près tout, pour quiconque ne travaille pas à la CIA ou au FSB. La Transnistrie est une zone grise où règnent soupçon et méfiance, où chaque aspect de la vie est régenté par trois symboles. Numéro un, l’étoile à cinq branches de la Sheriff, un conglomérat hégémonique en Transnistrie qui possède les stations-service, les entrepôts, l’équipe de foot locale et, c’est un fait établi, dirige une véritable économie parallèle fondée sur la contrebande et la contrefaçon. Numéro deux, les imposants sourcils charbonneux de l’ancien président Igor Smirnov, dont le portrait était affiché dans tous les halls d’entrée durant mon périple. Numéro trois, la faucille et le marteau, au centre de l’emblème du pays. Visiter la Transnistrie – une idée certes saugrenue –, c’est se transporter au cœur de quelque rude hiver soviétique aux environs de 1965. ulyces-transnistria-02-1La Transnistrie existait alors depuis quatorze ans, et son indépendance n’a encore été reconnue par aucun pays dans le monde (à l’exception de l’Abkhazie, de l’Ossétie du Nord et du Haut-Karabagh en 2006, eux-mêmes non reconnus par la communauté internationale). Une situation difficilement tenable, deux ans avant que l’Union européenne n’accueille la Roumanie voisine dans son club de gentlemen, en 2007. Des référendums ont été organisés au fil des ans mais aucun n’a entamé le régime corrompu du pays, au grand dam de quiconque voudrait limiter l’achat de lance-roquettes tombés du camion. Mais la situation régionale évolue. L’Ukraine, qui borde la Transnistrie sur son flanc est et dépasse en taille n’importe quel pays d’Europe de l’Ouest, avait connu un changement majeur avec la « révolution orange » de l’hiver 2004. Un an plus tôt, c’est la Géorgie qui décidait de se tourner vers l’Ouest à l’issue de la « révolution des roses ». La sphère d’influence russe diminuait alors à vue d’œil dans la région, si bien que le Kremlin s’accrochait à chaque pouce de terrain ex-soviétique comme à autant de reliques. À la suite du massacre de Beslan en septembre 2004, le président russe Vladimir Poutine a donné une intervention télévisée. Il y érigeait la Transnistrie en symbole de résistance contre l’ordre nouveau et le mode de vie imposé aux Russes par les puissances extérieures et la force déstabilisatrice du terrorisme. À l’heure où la majeure partie des frontières ouest de l’ex-URSS semblait voler en éclats dans un mouvement concerté, le cas de la Transnistrie avait toutes les chances de mettre le feu aux poudres. Tout spécialement en Moldavie, où le président communiste de l’époque Vladimir Voronine tenait en horreur la Transnistrie et ses soutiens russes : il avait accusé Moscou d’avoir fomenté son assassinat en prévision des élections législatives de mars 2005. Mais si le pouvoir en Transnistrie a beau être corrompu, il n’est pas totalement obtus. « Écrivez-le en majuscules : “Nous n’avons jamais vendu d’armes.” » À tout prendre, mieux vaut une demi-vérité qu’un gros mensonge. Il était alors difficile de prendre cette affirmation fantaisiste du président Igor Smirnov au sérieux.

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Igor Smirnov
Président de 1991 à 2011
Crédits : Игорь Смирнов-Охтин

« Vous avez dit que vous visitiez des usines, m’avait dit Smirnov. Avez-vous vu beaucoup d’armes là-bas ? » Nous avions beaucoup entendu parler des lance-grenades fabriqués dans les aciéries de Rybnitsa et des mitrailleuses de l’usine de moteurs Elektromash, à Tiraspol. « La question n’est pas de savoir s’ils produisent et vendent des armes », selon William Hill, qui dirige la mission de l’OSCE en Moldavie. « D’évidence, ils le font. » Oui mais voilà, nous suivions la visite officielle. À Rybnitsa, nous avons vu des électrodes plonger dans un four d’acier bouillonnant aux reflets orangés, dans un fracas terrible. À Electromash, des ouvriers suaient à l’ombre de banderoles écarlates ornées de messages en majuscules, du genre : « OUVRIER SPÉCIALISÉ ! SOIS FIER DE TON MÉTIER ! » « Cette histoire n’est qu’un argument politique qui vise à soumettre ce territoire par la force, a poursuivi le président de Transnistrie. Et je ne pense pas que cela fonctionnera. » Une miniature du World Trade Center, haute d’une dizaine de centimètres, ornait le coin de son bureau. La désignant, Smirnov a égrené les mots-clés du seul argument politique ayant encore cours de nos jours. « Je pense que les new-yorkais me comprendront. Quand on a enduré une guerre fratricide aussi tragique, on comprend mieux la valeur de la paix. » Un silence s’est installé tandis que Smirnov s’adonnait au tour de passe-passe préféré des politiciens : vous me parlez d’armes, je vous parle de liberté et de rapprochement. L’histoire n’est jamais simple. Avec le feu vert du Kremlin, la Transnistrie fit sécession de la Moldavie, laquelle quitta l’URSS en retour. Des éclats de voix, on passa alors au conflit armé. L’armée russe gagna la guerre de 1992 pour le compte de la Transnistrie, et le bras d’honneur de Moscou eut l’effet escompté : saigner à blanc la Moldavie, dont la moitié des industries se situait de l’autre côté du Dniestr.

Soviet suprême

Mais parlons un peu des femmes. Si la Transnistrie partage la réputation nauséabonde de la Moldavie d’être parmi les premiers fournisseurs européens d’esclaves sexuelles, il reste encore beaucoup de femmes à Tiraspol, la capitale de la région. On découvre vite que beaucoup d’entre elles habitent avec leurs « grand-mères », et que celles-ci sont « très strictes » sur leurs fréquentations. J’ai rencontré une fille dans un tripot du nom de Sherry – ses guirlandes, son champagne demi-sec et ses loubards aux coupes improbables. Elle s’est présentée comme étant esthéticienne et a farfouillé dans son sac à main à la recherche de son gloss, entre l’eye-liner et le pistolet de fabrication allemande. Ce flingue, elle l’a déjà utilisé une fois, quand trois types ont essayé de l’embarquer devant le Sherry. Elle a visé la tête et, la ville a beau être petite, elle n’a plus jamais entendu parler d’eux par la suite.

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Capitale de la Transnistrie
Une relique de l’Union soviétique
Crédits : Desmond Kavanagh

Ici, la fin n’est jamais très loin. Le chat de l’esthéticienne venait de mourir. La fausse nourriture pour animaux tue les chats domestiques en moins de deux jours. Dans l’impossibilité d’utiliser les tampons douaniers de la Moldavie, la Transnistrie s’est constituée en véritable paradis de la contrefaçon. Les biens entrent et sortent de la région pour être refourgués aux naïfs. Tout est faux : le Coca, les Snickers, le shampoing, le parfum. La bière sent le savon et les cigarettes ont un goût de gravier. Les gens que j’ai rencontrés n’étaient pas du genre à s’attacher, réticents à donner leur confiance et n’en attendant pas en retour. Le blizzard s’est levé derrière les fenêtres du Sherry. Les rares lampadaires peinaient à éclairer au-delà des flocons, qui tourbillonnaient au-dessus des voitures garées dans le quartier. On n’y voyait pas à plus de 50 mètres dans les rues baignées d’une lueur jaune pâle. La statue de Lénine, en centre-ville, semblait plisser des yeux devant ce rude hiver qui ne cessait de revenir. Lorsque la météo fait des siennes, la Transnistrie est encore plus isolée et enclavée, elle disparaît des radars. Les humeurs deviennent massacrantes, et les mauvaises idées commencent à germer. Le train pour Odessa était annulé, les routes vers la Moldavie bloquées. Les gens sont froids, moroses et soupçonneux. Dans le Far West non plus, on n’était pas très chaleureux. ulyces-transnistria-05Une silhouette titubante passe devant une voiture, qui fait une embardée pour l’éviter. Le suicide peut sembler une bonne idée, jusqu’à ce qu’on ait jeté un œil aux stèles tordues et chancelantes du cimetière. Même partir pour un monde meilleur paraît alors déprimant. Va pour la vie, donc, et pour une musique assez bruyante pour couvrir tout le reste, il faut aller faire un tour au Red Heat. La foule est dense : une quarantaine de personnes se pressent dans ce bar au charme de cafétéria, où Lénine et Marx vous contemplent au-dessus des bouteilles. Les coups de coude et les coups de tête rappellent le temps où, quand les Soviétiques se rendaient à une soirée dansante, ils avaient du mal à se fondre dans l’ambiance. Car oui, ici, c’est toujours l’Union soviétique : la nourriture est exécrable et personne ne sait danser. Et cette cité grise ressemble finalement à des centaines d’autres, qui peuplent les restes fumants de l’ancien empire soviétique. Dans les discussions quotidiennes, on parle de sa pension, de qui a eu de l’eau chaude cette semaine. Réponse : personne. Ce qui différencie cet endroit de villes pauvres comme Omsk ou Tomsk, où l’on subsiste comme on peut, c’est qu’il s’accroche à une époque révolue, dont il semble évident qu’elle ne reviendra pas. Les amoureux du roller vous diront que parfois, il vaut mieux abandonner et courir normalement. À conduire à travers ces paysages – de longues étendues de terre interrompues par les vallées macabres des villes environnantes –, on a l’impression qu’absolument n’importe quoi peut arriver. Et personne n’en saura rien. Tout cela sous le flottement lancinant du drapeau de la République socialiste soviétique moldave : vert et rouge, orné dans un coin de la faucille et du marteau.

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Monuments nationaux
Centre de Tiraspol
Crédits : Dylan C. Robertson

En face du siège du gouvernement, un tank portant l’inscription « pour la mère patrie » est devenu un monument à la gloire de la Grande Guerre patriotique (nom de la Seconde Guerre mondiale dans les pays ex-soviétiques, ndt) et du conflit de 1992. Mais de quelle patrie parle-t-on ? La Transnistrie, la Russie, l’URSS ? « Nous ne sommes pas nostalgiques de l’Union soviétique », affirme Vladimir Bodnar, président du comité de sécurité et de défense au Soviet suprême de Transnistrie. « Simplement, nous ne connaissons rien d’autre. » Dans chaque bureau du gouvernement de Transnistrie, les télévisions diffusent une seule et même chaîne : MTV. C’est sur fond de grosses basses et de boucles électro que se tiennent de très sérieuses discussions sur l’avenir du pays.

La menace permanente

La chaleur commençait à agir sur Evgueni Chevtchouk – qui a succédé à la présidence du pays en 2011 –, et il citait du Charles Bukowski : « Il n’y a rien que des mauvais ou des très mauvais gouvernements. » La température du bania avait dépassé les 110 degrés et l’homme à la manœuvre venait juste de verser de l’eau sur les cailloux brûlants, instaurant une sorte de terreur humide. Chapeaux en feutre de rigueur, sans quoi les cheveux grillent.

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Evgueni Chevtchouk
Président depuis 2011

Chevtchouk nous livrait la ligne officielle du parti, mais d’une façon assez inattendue. La plupart des apparatchiks de Transnistrie – oui, apparatchiks : leur Parlement s’appelle le Soviet suprême – sont atteints de « tressaillite » aiguë. Mentionnez la Moldavie : tressaillement. Les armes : double tressaillement. Les États-Unis : super double tressaillement. Mais Chevtchouk, à l’époque vice-président du Soviet suprême et benjamin du groupe du haut de ses 36 ans, était immunisé à la raideur poussiéreuse et à la suspicion mêlée de terreur qui contaminent le système soviétique. « Mon grand-père était un homme pieux, me racontait Chevtchouk. Il m’a dit une fois : “Jenia, crois-moi, un jour la frontière avec la Roumanie passera de nouveau par le Dniestr.” » La Roumanie n’aurait pas grand intérêt à absorber une économie qui pourrait peut-être, un jour, rivaliser de vigueur avec celle de l’Albanie. Mais cette anecdote trahissait surtout le fait que Chevtchouk commençait à reprendre ses esprits et à supporter la chaleur. C’est ce type de mythologie officielle – le concept de menace permanente – qui perpétue le conflit. « Ce qui permet à la sécession de rester viable, c’est avant tout le fait qu’elle soit économiquement rentable », analyse quant à lui Rudolf Perina. Les officiels de Tiraspol écartent cette idée d’un revers de la main, pour se contenter de froncements de sourcils. Certaines politiques fournissent, pour ainsi dire, des munitions au discours des gouvernants de la Transnistrie. C’est le cas des restrictions de visas qui avaient été récemment imposées à dix-sept représentants du gouvernement par les États-Unis et l’Union européenne. Voyager est fondamental dans cette région du monde où, pendant longtemps, les seules excursions autorisées par l’État impliquaient une maigre pitance et un fouet renforcé de fil de fer répondant au doux nom de knout. C’était désormais le monde extérieur qui maintenait les Transnistriens à domicile, et contribuait à les enfermer dans le rôle des « méchants ». La configuration est différente au plan local, où Chevtchouk pouvait au moins voyager avec un minimum de style. Comme il figurait en septième position dans la lignée du pouvoir, son véhicule portait le matricule 007. Alors que Smirnov et ses associés auraient pu servir de modèle pour le SPECTRE, l’organisation secrète opposée à James Bond, la voiture de Chevtchouk suscitait un concert de louanges et de traitements spéciaux. Sa berline glissait le long des courbes sensuelles du pays devant des soldats au garde-à-vous, dans le dernier endroit au monde où il suffisait de rouler en Volga pour pouvoir griller les feux rouges. Bienvenue dans le monde des sanctions internationales : plus on est haut dans l’échelle sociale, plus il importe de renforcer son prestige local. « Le système, c’est une seule personne aux commandes, m’expliquait Alexandre Semienouk, membre du Soviet suprême. Igor Smirnov. » Il suffisait d’imaginer Smirnov comme le PDG de la Transnistrie pour que les relations entre le président, son fils Vladimir – directeur du service des Douanes – et la Sheriff s’éclairent. Elles formaient un jeu du type : relier les points et encaisser les chèques. La Sheriff était « intimement connectée à Smirnov et sa famille, m’expliquait alors l’ancien ambassadeur américain en Moldavie Rudolf Perina. C’est un petit fief économique. » ulyces-transnistria-08Il n’y a pas que des accolades à prendre, au-delà des frontières de la Transnistrie. C’est pourquoi la classe dirigeante locale préférait se tourner vers l’intérieur du pays, où elle pouvait prendre du bon temps avec des cigares cubains et du vieux cognac, tout en évitant les trouble-fête de l’étranger. « L’administration actuelle est complètement corrompue, affirmait Semienouk. Pas seulement Smirnov. Beaucoup de gens ne peuvent aller nulle part. » Parmi les édiles aux options limitées, le plus remarquable était sans doute le ministre de la Sécurité nationale. Le Major-général Vladimir Antioufeïev figurait en effet sur la liste des personnes recherchées par Interpol, pour son rôle supposé dans l’attaque soviétique de 1991 contre le ministère de l’Intérieur letton. « Je dis toujours qu’il y a deux partis en Transnistrie, résumait Vassili Chova, alors ministre moldave de la Réintégration. Il y a un parti qui cherche des solutions, et l’autre qui souhaite que le conflit perdure. » Voilà pourquoi la Sheriff a construit un immense stade moderne pour son équipe de football en périphérie de la ville. Ou pourquoi le Spirit Museum Hotel existe, ce complexe qui comprend une structure de cinq étages en forme de bouteille géante. Le bâtiment abrite la vaste collection de spiritueux de son propriétaire, Grigori Korzoun. « — Les gens du Guinness World Records sont venus me voir, se vantait Korzoun. J’ai le record. — Le record du nombre de bouteilles de picole ? avais-je répliqué. — Non, non. Le record du plus grand bâtiment en forme de bouteille. »

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Ils l’appelaient l’étouffeur de loups. Un berger du Caucase de 70 kg, qui nous arrivait à la taille et tirait sur sa laisse en bloquant la route. « Qu’est-ce que vous faites là ? » a demandé un type avec un blouson des forces de sécurité de la Sheriff. Il avait un fusil à pompe, et il lui manquait à peu près une dent sur deux. Nous venions de nous arrêter près d’un entrepôt non signalé de la Sheriff, à proximité de l’Ukraine. De là, nous avions suivi la route jusqu’à la frontière. Notre objectif, que nous avions gardé pour nous, consistait à épier une opération de contrebande, au cas où nous aurions la chance d’en repérer des traces. Au bout d’un kilomètre et demi, la route couverte de glace menait à un poste-frontière qui se résumait à une simple barrière et deux gardes congelés. Il ne devait pas être trop difficile d’assister accroupi au passage d’un convoi de contrebande, en échange d’un chauffage d’appoint.

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Un supermarché Sheriff en construction
Centre-ville de Tighina
Crédits

Le deuxième énergumène, au visage crevassé et couvert de fines cicatrices, nous a ordonné d’entrer dans l’entrepôt. « Nous ne voulons pas que nos clients puissent être identifiés. » Un garde en treillis luttait pour conserver l’étouffeur de loups dans son giron, et le molosse commençait à claquer des dents dans le vide. Rien de tout cela ne nous mettait particulièrement à l’aise. Pas plus que notre connaissance d’une technique d’interrogation locale surnommée le Colisée, qui se pratique à l’aide de vingt soldats et d’autant de crosses de fusil. La Sheriff… Un nom presque trop parfait, évoquant les shérifs de western aux étoiles de laiton, ceux qui régentaient la loi, les filles, la table de roulette, et tout ce qui pouvait les aider à se sentir les patrons. « Nous associons le nom de Sheriff à l’ordre et à la sécurité », expliquait Nikolaï Lizounov, le directeur de TCB, le réseau de télévision de la Sheriff. « Ainsi qu’aux films dans lesquels Bruce Willis sauve le monde. » Ce monde-là aurait bien eu besoin d’être sauvé. Mais il y avait visiblement eu pénurie de stars de cinéma végétariennes. En Union soviétique, le salut ne pouvait venir que de soi. Soit vous étiez malin, soit vous ne mangiez pas. Il n’y avait pas d’autres alternatives.

Toujours aussi grise

Viktor Gouchan, lui, mangeait. Il avait été policier au début des années 1990 et avait décidé de changer d’orientation professionnelle. « Le pays que nous avons servi n’existe plus », commentait celui qui est encore aujourd’hui président de la Sheriff. C’était quelques jours plus tôt, dans son bureau, à une distance confortable de l’entrepôt. Le siège de la société abrite une classe différente de malfrats : mieux habillés, dans le style mafieux italien. Gouchan, avec ses habits à la Johnny Cash et son barreau de chaise au bec, ressemblait à un mélange de shérif et de flambeur de casino. Quant à son bureau, entre les rideaux de lupanar et les murs couverts d’oiseaux morts, on aurait dit Rio Bravo revisité par une bande de taxidermistes.

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Au nord du pays
La ville vue depuis le parc mémorial de la Grande Guerre patriotique
Crédits : Guttorm Flatabø

D’après un vieux proverbe soviétique, rejoindre la mafia coûte un rouble, la quitter en coûte deux. En effet, vu depuis le fauteuil de Gouchan, se ranger des voitures est une perspective absurde. Dans un État dont l’existence n’est pas reconnue officiellement par le plus grand nombre, la survie passe par le bureau de la présidence et les petites routes de campagne qui débouchent en Ukraine. « Faites venir n’importe quel homme d’affaires français ou américain ici et il se pendra au bout de six mois, assène Gouchan. Le timbre douanier de Transnistrie n’est pas reconnu à l’international. Rien n’est autorisé. Nous devons agir – il marque une pause, le temps de choisir ses mots – dans un entre-deux. » Mais dans cet entre-deux, il est tout à fait possible de se ménager un espace. Et quand le fils du président dirige le bureau des douanes, tout laisse supposer que cet espace n’est pas si étroit. Gouchan souriait avec affectation, tandis que le doux cliquetis d’une horloge à balancier passait la pièce au crible. « Je suis un homme comme les autres. Mais si un homme d’affaires prétend ne pas être intéressé par la politique, c’est qu’il n’est pas honnête. C’est comme un poisson qui dirait : “Je me fiche d’avoir de l’eau ou pas.” »

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Nous sommes arrivés en vue de Cobasna aux premières lueurs du jour. Un soldat mal réveillé en tenue de camouflage est sorti de son baraquement pour nous ouvrir le passage. Pas de question. Nous avons continué notre route. Pendant des décennies, Cobasna, dans le nord de la Transnistrie, avait servi de dépôt d’approvisionnement pour les forces soviétiques stationnées dans la région de la mer Noire. Quand ces brigades ont disparu, au début des années 1990, la ville a servi à entreposer des armes et des munitions, et le stock a augmenté au fil du temps. D’après un expert haut placé, ces munitions n’ont plus guère d’utilité pour l’armée russe, qui a largement modernisé son équipement dans les années 1980. Mais pour des armées qui utilisent encore du vieux matériel soviétique, notamment en Afrique et au Moyen-Orient, l’accès à ces dépôts vaut son pesant de dollars.

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Viktor Goushan
Fondateur et propriétaire de Sheriff

Quelques entrepôts s’entassaient sur la gauche de la route. De l’autre côté, sur la colline, une voie ferrée cheminait vers l’Ukraine. Les dépôts de Cobasna s’étendent sur plusieurs kilomètres carrés en sous-sol. D’après les estimations de l’OSCE, une explosion du complexe disperserait des roquettes et des éclats d’obus dans un rayon de 20 kilomètres. Comme souvent en Transnistrie, les dépôts ne sont même pas censés exister. D’après les termes d’accords signés il y a de cela des années, les Russes auraient dû retirer les munitions entreposées. Mais les responsables ont beaucoup traîné des pieds, notamment du côté du gouvernement transnistrien. « Ces munitions sont un moyen de pression, que nous pouvons utiliser contre la Russie, la Moldavie et l’Union européenne – quiconque menace notre indépendance », m’avait confié Bodnar, du Soviet suprême. « C’est notre seul levier. » Deux gamins sont sortis du second poste de garde en trébuchant. L’un des deux, un policier qui ne devait pas avoir plus de 18 ans, a pris nos papiers avant de s’éclipser. L’autre garde portait un uniforme de l’armée de Transnistrie : un manteau vert olive serré à la taille par une bandelette en cuir. Il avait l’air de chercher quelque chose à faire. Le policier nous a rendu nos papiers et nous a demandé de faire demi-tour, ce que nous avons fait, pile en direction de la Moldavie. Quand Igor Smirnov nous avait tendu sa carte de visite, il avait précisé : « Au cas où vous auriez le moindre problème à la frontière. » Nous n’avons même pas atteint la frontière. Des hommes de main nous ont mis le grappin dessus, et c’est ainsi que nous nous sommes retrouvés sur la route de Tiraspol, à suivre la Lada rouge. Pendant le trajet, nous avons appelé Oleg Goudimo, un homme de la sécurité qui avait un faible pour Dzerjinski, qui nous a dit qu’il s’agissait d’une erreur. « Nous allons ordonner votre libération dans les cinq minutes. » Une demi-heure plus tard, nous pouvions apercevoir la silhouette rouillée de l’usine Elektromash émerger du nuage noir de Tiraspol. On nous attendait au ministère de l’Intérieur : un petit homme paré d’un air de perpétuelle suspicion, une fonctionnaire qui psalmodiait le code pénal à voix basse et un officier solidement bâti, qui aimait crier et se tenir beaucoup trop près des gens.

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L’impasse
Contrôle sur les routes de Transnistrie
Crédits : Siim Männik

Ils nous ont épinglés pour une broutille. « Si vous avez enregistré votre départ pour demain, pourquoi partir aujourd’hui ? » Avant de nous mater à coup de sagesse ancienne : « Nous avons un proverbe en russe : “Fais confiance, mais vérifie.” » Ils ont inspecté nos intentions comme une petite sœur trop curieuse : « Si vous ne vouliez rien écrire de négatif sur Cobasna, pourquoi y êtes-vous allés ? » En ces lieux, il n’est d’impasse qui ne s’emprunte jusqu’au bout. Le temps a passé. Mais quand ils nous ont tendu des aveux écrits, nous avons décidé qu’il était temps d’en finir. « Nous ne signerons rien. Nous avons appelé l’ambassade des États-Unis en Moldavie sur le chemin. À l’heure qu’il est, les rouages de la diplomatie sont en train de jouer contre vous. » Ils étaient scandalisés. Au temps de l’Union soviétique, quand vous refusiez de coopérer, la seule alternative était de vous fusiller. « À présent, nous allons nous lever et partir. Allez-vous nous arrêter ? » Ils se sont regardés, ils nous ont regardés, jusqu’à que le type baraqué laisse tomber un : « Niet. » Nous avons pris nos papiers et nous sommes sortis. Dehors, la rue était aussi grise que la veille.


Traduit de l’anglais par Yvan Pandelé d’après l’article « Communist Gonzo », paru dans Vanity Fair. Couverture : À la frontière moldave, par Dieter Zirnig. Création graphique par Ulyces.