FPV

Lorsque j’entre sur le terrain de football américain du lycée de Santa Cruz, l’air vibre. Littéralement. Non pas à cause de la foule impatiente, bien que les spectateurs assis dans les tribunes ont l’air chaud, mais à cause du bruit de battement et du vrombissement des appareils téléguidés en plein vol. Imaginez-vous quelqu’un en train d’ouvrir et de fermer une fermeture éclair à 180 km/h. Ou un aéroport pour guêpes. Voilà, vous y êtes. Ils passent à toute allure autour des portes, se glissent sous des tuyaux de PVC et dans des virages en épingle, le long d’un parcours qui s’étend sur toute la surface du terrain. Les pilotes sont assis sur les côtés, en train de contrôler leurs appareils, de resserrer leurs rotors, de remplacer les piles ou de préparer leurs machines pour la course. Une course de drones.

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Ce n’est pas un avion
Crédits : Caleb Garling

« Ça va être intense, aujourd’hui », m’assure Kurt Somerville. Kurt est un type trapu venu de la banlieue de Boston, et il porte un t-shirt sur lequel est écrit « Gourou du Rotor » – c’est comme ça qu’on l’appelle. Avant la compétition, un des organisateurs me dit qu’ils vont peut-être devoir donner un handicap à ce gourou du rotor pour que la course soit équitable. Ils ne le feront pas, en définitive, mais oui, il est si bon que ça. Le gourou construit des véhicules aériens sans équipage depuis plus de dix ans, mais il n’a commencé à participer à des compétitions de pilotage en immersion (First Person View, ou FPV) il y a seulement quelques mois. Auparavant, les pilotes contrôlaient leur drone à travers l’image d’un combo, depuis le sol. Mais la vitesse des processeurs en constante augmentation, catalysée par le marché prospère des smartphones dont les coûts ont chuté, a permis aux drones de loisir de se munir de caméras. Les images sont transmises suffisamment rapidement pour que les pilotes, le visage ceint d’un casque qui ressemble à celui de Geordi LaForge dans Star Trek, puissent voir directement à travers l’œil du drone. Ils font la course « dans » le cockpit. Philippe Duvivier, découvreur de talents au service du constructeur de drones français Parrot, me tend une paire de lunettes interactives Epson. Elles sont reliées au système de contrôle de Parrot, et je vois instantanément ce que voit le drone. La toolbox numérique, les menus et la grille superposés sur l’image me montrent la stabilisation du drone en plein vol. C’est comme un jeu vidéo dans le monde réel, la Stratégie Ender devenue réalité. Ou bien, comme dirait Zoe : « On se sent comme un super-héros. » Sur les 20 pilotes présents aujourd’hui, Zoe est la seule femme. « Il faut que davantage de femmes fassent voler des drones ! » dit le commentateur à la foule. Je n’avais pas remarqué Zoe avant qu’elle ne remporte sa première manche. C’est une jeune femme de 24 ans, grande et dont la longue chevelure s’achève par des pointes blondes. Elle vient de Santa Cruz. Sa mère, Kathy, est là pour l’encourager. Zoe salue la foule d’un grand geste après sa première victoire et fait une révérence tandis qu’elle ramasse son hexacopter. « Les mois de pratique ont payé », me dit-elle d’un air ravi en revenant vers l’énorme valise qui contient tout son matériel.

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Le public est venu nombreux
Crédits : Harvard

Le gourou

Les amateurs de courses de drones se retrouvent habituellement dans les parcs et les espaces ouverts pour faire voler leur équipement, avec de quoi se rafraîchir à portée de main. Mais avec les progrès de la technologie, il semble naturel que la course en immersion commence à se développer – à l’image de la Drone Racing League dont la première rencontre officielle aura lieu le 22 février prochain à Miami. Les courses de drones ont déjà de nombreuses conventions orales. « Pilote sur le champ », « Lunettes en place » quand la course est sur le point de commencer, « Sortie » quand quelqu’un entre sur le terrain. Les organisateurs doivent aussi déterminer sur quelle fréquence les pilotes mettent leur drone ; ils disposent d’une bande étroite, et si deux pilotes se retrouvent sur la même fréquence, ou si elles sont trop proches, leurs signaux se mélangent et chacun risque de prendre le contrôle de l’appareil de l’autre. Chaque pilote est également assisté d’un guetteur, qui suit le drone au cas où il partirait trop loin.

Les communautés de pilotes et les compétitions sérieuses se sont développées de la Baie de San Francisco jusqu’à la France, envoyant les drones jusque dans les bois, comme les speeders de Star Wars. Même s’il existe des modèles taillés pour la compétition, la plupart des appareils sont construits dans des garages, soit à partir de rien, soit en modifiant de façon radicale certains produits existants. Parrot ne construit pas de modèles pour la course – pas encore. C’est ce qui explique la présence de Philippe aujourd’hui. Lors de la conférence Drones, Data X qui s’est déroulée récemment à Santa Cruz, des poids lourds comme Amazon, Google, GoPro et Facebook ont témoigné de l’intérêt pour la façon dont les véhicules aériens sans passagers peuvent s’intégrer à leurs gammes de produits – et vice-versa. Facebook a acheté une compagnie de drones fonctionnant à l’énergie solaire pour répandre Internet. Amazon va peut-être les utiliser pour livrer des colis. GoPro figure parmi les  caméras qu’on retrouve le plus souvent sur les drones. Qui sait ce que Google leur veut, mais la compagnie a fait montre d’un intérêt évident pour la robotique depuis des années.

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Les pilotes sont concentrés
Crédits : DRL

Philippe semble seulement vouloir le feedback du gourou du rotor sur les drones Parrot. Les autres pilotes l’observent alors qu’il fait la démonstration d’un nouveau système de contrôle auprès du gourou. Ce dernier n’est pas satisfait. « J’ai besoin d’un meilleur angle pour monter », dit-il à l’employé de Parrot. En outre, la caméra panoramique du drone rend le vol pour compliqué pour son pilote, car il n’arrive pas à voir exactement dans quelle direction penche le drone. La conversion se déroule dans un dialecte de spécialistes, comme chez les amateurs de paintball ou de moto. Les passionnés de drones cherchent des gens « avec qui voler ». Les derniers modèles attirent des regards envieux ; quelqu’un appelle l’énorme drone qui se charge de filmer toute la course « la Cadillac ».

Un amateur qui ne pilote pas évoque l’arc soudé pour un drone qu’il est en train de construire, et qui pourra soulever jusqu’à 30 kilos. Les coûts, la distance des rotors, la batterie, le voltage, l’ampérage, la puissance et le poids de la radio, pour n’en nommer que quelques unes, sont des mesures tant utilisées qu’elles en deviennent presque une langue étrangère. Untel est passé aux rotors en fibre de carbone – à présent la machine coûte moins cher. Un autre a poli la surface d’atterrissage – ainsi il est moins à la traîne. Quelqu’un d’autre a fixé une deuxième caméra HD à l’arrière – il y a désormais deux films cool à regarder. Les modifications sont discutées avec fierté et esprit de compétition. T’as fait ça ? Super. Mais regarde un peu  ça. Je discute avec un garçon de 15 ans qui se tient sur les côtés pour aider. Il ne joue pas aux jeux vidéo et a hâte de pouvoir faire voler son propre drone quand il aura mis assez d’argent de côté. Qu’est-ce qui lui plaît là-dedans ? « Le fait que ce soit vrai. Et le bricolage. » C’est le mot, ou le concept qu’on entend encore et encore sur les bords du terrain, le véritable cœur de l’événement. La compétition est presque secondaire.

David Hitchcock, qui se décrie lui-même comme un « manuel » et travaille sur des conduites de gaz pendant la journée, bricole des drones depuis deux ans, généralement entre 21 heures et 23 heures tous les soirs, après avoir mis ses enfants au lit. David ne voit pas comment la course de drones en immersion pourrait ne pas marcher auprès des enfants. À la place d’une Xbox, pourquoi ne pas offrir un drone comme cadeau d’anniversaire ? « Ça le propulsera dans un autre univers », me dit David à propos de cet enfant imaginaire. Cela ne fait que quelques mois que David s’intéresse aux courses de drones. Il vient d’arriver d’Oakland et a observé le développement des compétitions dans certaines régions du Midwest. « Je suis vraiment surpris que ça ait mit aussi longtemps à arriver dans la baie de San Francisco. »

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Crédits : Caleb Garling

Zoe

Je demande à Zoe de me parler de son hexacopter. « Tout est de moi », me dit-elle. « Le produit de mois d’obsession. » Elle a construit son engin en assemblant différentes pièces et se balade avec une grande mallette contenant des rechanges. Elle a commencé à construire des hélicoptères il y a huit mois, et c’est aujourd’hui sa première compétition de drones. L’un de ses adversaires, Steven, qui est âgé de 16 ans, bricole sa machine à quelques pas de là. Il construit des hélicoptères avec son père depuis qu’il a huit ans. Il sourit et lance à Zoe : « T’es finie ! » « Je t’emmerde », lui répond-elle en ne plaisantant qu’à moitié. Un peu plus tard, je discute avec Kathy, la mère de Zoe, à propos de ce que représente la compétition de drones aux yeux de sa fille. Elle me confie que des médecins ont raté une procédure chirurgicale sur Zoe 18 mois plus tôt. La jeune femme est restée clouée au lit pendant près d’un an. Et puis, il y a huit mois, Kathy a acheté un petit hélicoptère pour que Zoe le fasse voler depuis son lit. Une semaine plus tard, Zoe en voulait un plus grand. « Un mois après, elle les construisait elle-même », raconte Kathy. À présent, Zoe a lancé Hexinair, un site qui explique comment construire des drones, qui propose des guides sur les endroits proches de chez soi où faire voler les machines, et des vidéos d’appareils en train de voler. Kathy regarde sa fille marcher sur le terrain, hors de son lit, pour aller chercher son drone. Elle me dit que Zoe aura probablement mal demain. Les larmes lui montent aux yeux. « Ça lui fait tellement de bien », dit-elle.

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Team Black Sheep, l’équipe de Zoe
Crédits : Zoe

Les manches se succèdent, et alors que certaines sont serrées, le gourou du rotor est clairement l’homme à battre. Son drone est toujours le plus prompt à décoller, et il négocie mieux les virages. Mais il y a quelque chose d’étrange à regarder le gourou et les autres pilotes en train de manœuvrer leurs drones. Ils demeurent presque immobiles. Une épaule penche peut-être un peu dans une chicane, mais la plupart du temps, ils regardent droit devant eux alors que, sur la piste, leur engin fonce et plonge dans tous les sens. Difficile de dire si la course de drone en immersion est virtuelle ou réelle. Bien sûr, il y a beaucoup d’accidents. Certains drones rentrent dans des bannières, perdent le contrôle ou se mettent à dysfonctionner en plein vol. La plupart des accidents sont spectaculaires, les machines se bloquant subitement et se mettant à virevolter alors que les rotors tournent dans le vide et que la foule rugit. Mais il est rare de voir flancher les pilotes. On ne peut s’empêcher de penser au futur, à une arène flottant dans les airs où d’énormes appareils fileront à toute allure sur des pistes interstellaires, sous les yeux d’êtres humains assis dans des gradins spatiaux.

Bien sûr, ici, les références à Star Wars sont légion. Un pilote sur les côtés se met à chercher accidentellement dans une pile d’accessoires qui ne lui appartient pas, et le propriétaire rétorque en plaisante : « Ce ne sont pas les drones que vous cherchez ! » Quand on regarde voler des drones pendant un certain temps, le reste du monde semble un peu irréel. Je vois quelque chose passer au-dessus des arbres, et je me demande qui a laissé voler son appareil aussi loin, mais ce n’est qu’une mouette. Une grosse mouche passe en vrombissant et je me retourne brusquement. Des avions de ligne volent bien au-dessus de nos têtes, mais ils ressemblent à première vue à des drones. Dans le micro, le commentateur nous dépeint le portrait d’un futur débordant d’engins volants personnels. Il mentionne Zee Aero, une compagnie située à Mountain View qui construit des voitures volantes.

Le pilotage de drone se fait souvent de façon illégale.

« Plus d’embouteillages », promet-il. « Voilà le futur. » Chris Munoz porte magistralement ses tongs, son pantalon cargo et son t-shirt AC-DC dont les manches courtes dévoilent ses tatouages. Il dirige sa propre entreprise spécialisée dans la finance. « On ne dirait pas, hein. » Il ne participe pas directement à la compétition, mais il aime regarder. Son drone, noir avec des rotors en fibre de carbone, ressemble à la Batmobile. Chris désigne la route puis indique un endroit situé à 180° de là, vers les arbres qui se dressent au loin, et m’assure que son drone peut parcourir cette distance en quelques secondes seulement, et qu’il peut voler jusqu’à 490 mètres. Pour le moment, la loi ne permet de faire voler les drones qu’à 120 mètres du sol. « Beaucoup de ces mecs sont sur des forums en ligne », me dit le gourou en désignant les pilotes du menton. « Mais personne n’utilise son vrai nom. » Le t-shirt de l’un d’eux affiche : « Hacking is not a crime. » Le pilotage de drone se fait souvent de façon illégale. La Federal Aviation Administration (FAA) cherche à réguler ce hobby florissant. Chris craint que les nouvelles réglementations de la FAA sur les drones, qui doivent passer d’ici quelques années, ne restreignent sa passion avec des règles absurdes. Il dit écrire des tas de lettres pour éviter que ça n’arrive.

La finale

La finale approche et elle oppose Steven, Zoe et le gourou. Certains pilotes se sont retirés à cause de problèmes techniques ; d’autres ont tout simplement perdu. Tous trois déposent leurs drones sur la plateforme d’envol et se retirent sur les côtés. « Partez ! » Les drones s’élèvent et foncent vers l’avant. Ils serpentent autour de la première marque, effectuent un virage serré à droite et continuent à toute vitesse. Zoe part en tête. Le gourou la suit de près, et il est difficile de ne pas penser à la célèbre séquence du Retour du Jedi où les Stormtroopers slaloment entre les grands arbres d’Endor.

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Kurt Somerville, alias « le gourou du rotor »
Crédits : Caleb Garling

Ils finissent le premier tour. Mais Steven vole trop bas. Le sol agrippe son drone et son engin se met à tourner sur lui-même avant de s’écraser en plusieurs morceaux. Il retire ses lunettes et regarde autour de lui avec un sourire penaud. C’est fini pour lui. Il ne reste plus que Zoe et le gourou. On dirait le climax d’un mauvais film de sport, à ceci près que le gourou est un bon gars. Mais le public sur les côtés ne s’attendent pas à le voir perdre face à Zoe. « Il doit voler plus bas ! » crie quelqu’un dans la foule. Il a beau essayer, le pilote n’arrive pas à la rattraper. Tous les deux sont là, immobiles sur les bancs, leurs pouces s’agitant frénétiquement sur les commandes. Dans un virage, le gourou brise l’angle et se rapproche de Zoe, mais son hexacopter est toujours trop rapide pour lui. Sur la ligne droite finale, elle met les bouchées doubles et laisse le gourou loin derrière, avant de passer la ligne d’arrivée à toute allure. Pour fêter sa victoire, Zoe fait monter son drone tout droit dans les airs. La foule l’acclame. Mais elle ne bouge toujours pas. Elle se tient là, à regarder droit devant elle, les doigts contrôlant la manette. Puis, elle ôte ses lunettes et reçoit les applaudissements avec une autre révérence. Alors qu’elle pense que plus personne ne la regarde, elle fait claquer ses doigts et tend le poing en l’air. Zoe, Steven et le gourou discutent ensuite avec le commentateur, comme dans les interviews d’après le feu des compétitions sportives. Le gourou est bon perdant, et il offre son aide à tous les autres pilotes.

Zoe reçoit comme prix un nouveau quadcopter. On la voit déjà réfléchir à la façon dont elle pourra modifier l’engin. « Je suis venue ici pour prouver quelque chose », me confie plus tard Zoe, se relaxant sur sa chaise installée au bord du terrain. « Et pour ne pas terminer dernière. » Quelques pilotes viennent voir la machine de Zoe. Elle donne sa carte à l’un d’eux. Kathy regarde sa fille avec bonheur. Le soleil se couche derrière les arbres, et les gradins se vident progressivement. Zoe absorbe tout. « C’est un sentiment génial. »

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La Drone Racing League début le 22 février
Crédits : DRL


Traduit de l’anglais par Juliette Dorotte et Nicolas Prouillac d’après l’article « To Race a Drone You Must Be the Drone », paru dans Backchannel. Couverture : Un pilote de drone, par DRL.