Un murmure descend de la colline de Kosohitz, dans la banlieue de Prague. Devant une maison, quelqu’un compte les temps en laissant dériver son regard sur le vignoble alentour. L’automne a pris ses quartiers. À l’horizon, au milieu des feuilles orangées, un cimetière de châteaux en ruines et de cloîtres avachis mordore sous le soleil d’octobre. Le Moyen-Âge est un vestige en ce siècle des Lumières. Dans deux ans, la France prendra la Bastille. Mais ici, c’est l’avenir de la musique qui se prépare. Le 28 octobre 1787, Wolfgang Amadeus Mozart termine l’écriture de l’opéra Don Giovanni chez son ami, le pianiste tchèque Jan Ladislav Dussek. Ce travail lui a pris six semaines.

Alors, avant de composer l’ouverture, l’Autrichien s’accorde une pause. Depuis le succès des Noces de Figaro, son travail n’a pas faibli, confie-t-il au chef d’orchestre Jan Křtitel Kuchař lors d’une promenade. Aussi laisse-t-il pour le moment de côté l’introduction de sa nouvelle pièce. Les jours passent. À la veille de la représentation, le 3 novembre 1787, Dussek organise une fête. Mozart est occupé à s’enivrer lorsqu’un invité lui rappelle l’imminence du concert. L’ouverture ! Vers minuit, il se retire dans sa chambre avec du punch et sa femme pour l’aider à rester debout. À l’aube, tout est enfin prêt. Le temps que la partition soit copiée, le concert doit malgré tout démarrer en retard.

Automutilation

Pourquoi l’artiste a-t-il attendu le dernier moment pour se mettre à la tâche ? En traversant les siècles, ce mystère se répand, prenant des formes diverses. « Ne remets pas à demain ce que tu peux faire après-demain », aurait dit l’humoriste français Alphonse Allais – à moins que ce ne soit le Britannique Mark Twain – pour ironiser sur l’inclination humaine au report. À Prague, au début du XXe siècle, cette malédiction touche l’écrivain Franz Kafka. Le sommeil et la concentration paraissent lui échapper avec tant d’acharnement qu’il tente bon an mal an de s’astreindre à une étrange routine.

« De 8 à 14 h [je suis] au bureau », écrit-il à sa fiancée, Felice Bauer, « ensuite déjeuner jusqu’à 15 h ou 15 h 30, ensuite repos au lit (en général la seule tentative…) jusqu’à 19 h 30, ensuite dix minutes d’exercice, nu la fenêtre ouverte, ensuite une heure de marche – seul, avec Max ou un autre ami – ensuite dîner avec ma famille, puis à 22 h 30 je m’assois pour écrire et je continue, selon ma forme, mon envie et ma chance 1, 2 ou 3 heures, voire jusqu’à 6 heures. » D’ici là, le romancier a tout le temps d’être perturbé par les voisins dont il maudit le bruit. Après sa mort, en 1924, le mal survit. Il se métamorphose. Dans la pièce Vyrozumění (1965), le poète et futur président Václav Havel moque la lenteur kafkaïenne de la bureaucratie communiste tchèque.

Vyrozumění

Est-ce si différent maintenant que le mur de Berlin est tombé ? Dans une étude de 2015, un cabinet britannique démontre que sur huit heures au bureau, quelque 2 000 employés ne passent que 2 h 53 à travailler effectivement, le reste du temps étant consacré aux réseaux sociaux, à l’actualité ou aux discussions. Et selon une enquête menée en mars 2018, les actifs et étudiants français sont distraits en moyenne 1 h 54 par jour.

Rien ne sert de blâmer Internet. « En suivant le chemin qui s’appelle plus tard, nous arriverons sur la place qui s’appelle jamais », disait Sénèque au début de notre ère pour décrire ce qu’on appelle aujourd’hui procrastination. Du latin procrastinare (« reporter à demain »), ce terme tire aussi son origine du grec akrasia, qui signifie « agir contre son meilleur jugement ». Pas de doute, « c’est de l’automutilation », analyse le psychologue Piers Steel, auteur du livre The Procrastination Equation: How to Stop Putting Things Off and Start Getting Stuff Done. Mais alors, pourquoi l’Homme aime-t-il tant se tirer une balle dans le pied ?

La récompense

Margaret Atwood n’a pas l’air fatiguée. À près 80 ans, la poétesse canadienne discourt pendant plus d’une heure dans une bibliothèque de Prague, ce 18 octobre 2017. Elle vient de recevoir le prix Franz-Kafka pour l’ensemble d’une œuvre qui compte 40 romans. Sa productivité n’est plus à prouver. Pourtant, elle « passe souvent la matinée à procrastiner et à s’inquiéter avant de plonger dans un manuscrit avec frénésie et anxiété vers 15 heures ». Piers Steel rapporte la citation dans son ouvrage. Avant de préciser que « si les écrivains sont particulièrement exposés à la procrastination, aucune activité n’est épargnée ».

Procrastiner ne consiste pas seulement à reporter, précise-il. Il faut aussi avoir conscience que cela est nocif. Pour en arriver là, un individu doit « donner la priorité à l’humeur à court-terme plutôt qu’à la poursuite d’objectifs sur le long-terme », définissent les chercheurs Fuschia Sirois et Timothy Pychyl dans une étude publiée en 2013. Dit autrement, il préfère s’éviter un tourment sur le moment que s’atteler à la tâche. « La procrastination est irrationnelle », explique Fuschia Sirois. « Ça n’a pas de sens de faire un choix qui aura des conséquences négatives. » Car pour finir, un report en entraînant un autre, les contrariétés vont s’accumuler au point d’empêcher une saine gestion des émotions. Ce cycle vicieux peut entraîner du stress, de la frustration, de l’anxiété, de l’hypertension voire des maladies cardiovasculaires.

Margaret Atwood

Comme Margaret Atwood, Sénèque a pu en faire l’expérience car la procrastination procède d’un mécanisme psychologique. Au moment où une tâche est reportée, le système de la récompense du cerveau est activé : c’est un plaisir de ne pas agir tout de suite. Or, il suffit d’observer les cobayes de laboratoire pour savoir que les animaux ont tendance à reproduire une action qui aboutit à une récompense. L’esquive peut ainsi se transformer en mauvaise habitude. « Nous ne sommes pas faits pour penser au futur car nous avons longtemps eu besoin de nous concentrer sur ce qu’ils nous fallait ici et maintenant pour survivre », explique le psychologue Hal Hershfield. Selon les recherches de ce professeur de marketing à Los Angeles, nous percevons plus notre être futur comme un étranger que comme nous-même. Quel scrupule y a-t-il donc à lui laisser les inconvénients ?

En août 2018, une équipe de l’université de Bochum, en Allemagne, a identifié deux zones du cerveau responsables de la prise de décision. En observant le cortex de 264 personnes, elle a constaté que ceux qui diffèrent leurs actions ont en général une plus grande amygdale. Elle est aussi moins bien connectée avec le cortex cingulaire antérieur. « Parce que ces sujets sont plus préoccupés par les conséquences négatives d’une action, ils ont tendance à hésiter et à reporter », résume un des chercheurs, Erhan Genç. Heureusement, ajoute sa collègue Caroline Schluter, « le cerveau est très adaptable et peut changer au cours de la vie ».

Compassion

Si elle devait écrire une lettre à son mari, le romancier Graeme Gibson, Margaret Atwood n’aurait pas vraiment de routine à décrire, comme le faisait Franz Kafka. Elle aime simplement marcher autour de leur maison située dans le quartier d’Annex, à Toronto, et discuter avec des voisins. Parfois, elle se rend à la bibliothèque pour donner quelques livres de son impressionnante collection. Certes, la procrastination survient certains matins, mais elle ne se livre à aucun rituel contrairement à l’ascète Haruki Murakami ou au fétichiste Ernest Hemingway. D’autres s’assoient et ferment les yeux. Ils ont raison à en croire Timothy Pychyl : « La méditation de pleine conscience entraîne un rétrécissement de l’amygdale, l’expansion du cortex pré-frontal et un affaiblissement de la connexion entre ces deux zones. »

Une meilleure organisation a selon lui peu de chance de mettre fin à la procrastination. Car ce sont les émotions et non la productivité qui doivent être gérés. « Notre cerveau cherche toujours une récompense », souligne la neuroscientifique Judson Brewer. « Si nous avons développé une habitude de procrastination mais qu’il n’y a pas de meilleure récompense, notre cerveau va continuer à être distrait jusqu’à ce que nous trouvions quelque chose de mieux. » Il a d’autant plus de chance de l’être dans une économie de l’attention où une série de réseaux sociaux, de marques et de médias essayent de lui envoyer des stimuli. L’ancien président de Facebook Sean Parker a raconté en 2017 comment la plateforme avait été conçue pour générer une « boucle de rétroaction de validation sociale » basée sur des shots de dopamine.

« L’ambition est une mauvaise excuse pour ne pas avoir le sens de la paresse » Milan Kundera

Comment lutter ? Dans une étude de 2010, des scientifiques texans suggèrent la tolérance avec soi. Plutôt que de se morfondre, les étudiants capables de se pardonner leur procrastination finissent par moins le faire et donc par étudier davantage pour un examen, pointent-ils. Cette absolution personnelle permet à quelqu’un d’oublier ses mauvaises actions antérieures et de se concentrer sur les actions à venir sans fardeau. Dans la même veine, une étude de 2012 recommande la compassion personnelle. Sans elle, le niveau de stress augmente mécaniquement à mesure que les reports se multiplient. S’en munir donne au contraire « un moyen de se protéger contre les réactions négatives à des événements », observe Fuschia Sirois.

Bien sûr, l’indulgence ne suffit pas à se détourner des tentations chronophages. L’écrivaine américaine Gretchen Rubin conseille donc de mettre des obstacles sur la pente qui y mène. « Si vous consultez les applications de votre téléphone de manière compulsive, supprimez-les ou enregistrez un mot de passe très compliqué pour avoir à l’entrer à chaque fois », propose-t-elle. Inversement, il y a tout à gagner à rendre les actions bénéfiques aussi faciles d’accès que possible. Les objectifs peuvent aussi agir comme des récompenses, à condition de ne pas les ériger en mode de vie. « L’ambition est une mauvaise excuse pour ne pas avoir le sens de la paresse », philosophe l’auteur tchèque Milan Kundera.


Source : Joshua Rawson-Harris.