L’œuvre d’une vie

En 2017, la bande dessinée Valérian fête ses cinquante ans. Comme cadeau, la série se voit enfin portée sur grand écran. Après plusieurs tentatives d’adaptation, c’est Luc Besson qui s’est lancé dans la réalisation de Valérian et la Cité des mille planètes. Annoncé par EuropaCorp en 2012, le projet n’a vu sa production lancée qu’en mai 2015. Le film balance entre nationalité française, offerte par ses créateurs et son réalisateur, et américaine. Tourné en anglais, il s’offre un casting international : Cara Delevingne, Dane DeHann, Clive Owen et la chanteuse Rihanna. Une production conséquente, à la hauteur des thématiques de la bande dessinée : pour suivre les voyages dans le temps, les trajets en fusée et les mondes nouveaux, il faut de l’ambition et un budget colossal (près de 200 millions d’euros). Ça n’a apparemment pas suffi à contenter les critiques qui assassinent le film, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, mais le blockbuster aura au moins eu le mérite d’attirer l’attention sur un chef-d’œuvre de la bande dessinée française.

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Le Tome 2 des aventures de Valérian et Laureline
Crédits : Dargaud

Depuis la première parution de Valérian dans le magazine Pilote en 1967, la série, des thèmes abordés aux personnages, a bien évoluée. À l’époque, la science-fiction est peu développée en France, et l’œuvre de Christin et Mézières apparaît comme une nouveauté. Valérian contre les mauvais rêves est la première histoire du héros : Valérian, agent spatio-temporel au XXIVe siècle, se voit confier une mission en l’An Mil où il rencontre Laureline. Trois ans après, La Cité des eaux mouvantes marque la naissance de la série en albums. S’en suivent 22 tomes (dont le n°0), 7 intégrales, de nombreux hors séries, et des publications originales dans des magazines. Le dernier tome officiel, Souvenirs de futurs, paraît en 2013, 46 ans après les débuts dans Pilote. Le succès de la série repose en partie sur l’originalité des thèmes abordés. La science-fiction d’abord. Dans les années 1960, Barbarella, Les Naufragés du temps ou Luc Orient sont les premières histoires françaises du genre. Pilote, le magazine de Goscinny et Uderzo, publie alors Lucky Luke – venu tout droit du périodique Spirou – après avoir lancé Astérix, Tanguy et Laverdure et Achille Talon. La parution, qui veut couvrir l’ensemble des thématiques de la bande dessinée, ne traite pas de science-fiction. Goscinny a alors la volonté d’innover, de présenter un genre nouveau. Jean-Claude Mézières et Pierre Christin, qui publiaient déjà des histoires courtes dans Pilote, se lancent dans l’aventure Valérian. Se succèdent ainsi des thématiques nouvelles, peu abordées dans le milieu de la bande dessinée : la place de la femme avec le personnage de Laureline, l’impérialisme et la libre détermination des peuples dans L’Ambassadeur des Ombres, et la première implication en BD du thème de l’écologie. Lors de l’édition 1985 du festival d’Angoulême, Jack Lang, alors ministre de la culture, dira de Valérian que « Mézières et Christin réussissent la gageure de ne pas inventer un univers de pure fiction, mais de nous entretenir sur un mode réellement divertissant des problèmes socio-politiques les plus critiques de notre temps. » En 48 ans, la série est devenue une référence pour beaucoup, notamment dans le domaine du cinéma. Luc Besson n’a jamais caché l’influence de Valérian sur son travail.

En 1991, lors de la première préparation de son Cinquième Élément, il demande même à Jean-Claude Mézières et Jean Giraud – alias Mœbius – de travailler avec le chef décorateur du film. Le second cas est plus complexe : de nombreux fans de la bande dessinée pointent la ressemblance entre Valérian et Star Wars, sans qu’une réelle influence ne soit avouée – du moins, au départ. Lorsque Han Solo fait ses premiers pas au cinéma, Valérian et Laureline sillonnent les planètes depuis déjà dix ans. Si Valérian ressemble au travail d’une vie, avec ses (presque) 50 années au compteur, ses créateurs ne se sont pas limités aux frontières de Galaxity. Jean-Claude Mézières a dessiné de nombreuses œuvres, dans le magazine Fripounet notamment, mais aussi dans Pilote. Illustrateur, mais aussi professeur de bande dessinée à l’université de Vincennes-Paris VIII. Un point commun avec Pierre Christin, qui a enseigné la littérature française à Salt Lake City avant de se lancer dans l’écriture de romans, en parallèle de l’aventure Valérian et de ses nombreuses collaborations, au rang desquelles six albums avec Enki Bilal. Au cours d’entretiens réalisés séparément, les auteurs de Valérian racontent l’histoire de sa création. Visions croisées des créateurs d’une référence de la science-fiction.

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Détail de l’affiche teaser du film de Luc Besson
Crédits : EuropaCorp

Le hasard des débuts

Parler de la série Valérian, c’est d’abord mentionner le duo Mézières-Christin, dont la naissance remonte bien avant le début des aventures de l’agent spatio-temporel.

Pierre Christin : Ça paraît incroyable, mais on s’est connu pendant les bombardements (de la Seconde Guerre mondiale, nda). On s’est retrouvé dans une cave, celle où on allait se planquer à chaque fois qu’il y avait une alerte. Et puis on s’est mis à copiner. Ensuite, beaucoup plus tard, lui a été pris aux Arts appliqués, une école de dessin située près de la place de la République à Paris, et moi, tout à fait par hasard, j’ai été pris au lycée Turgot, qui est à deux rues. Le matin, comme on venait de la même banlieue, on prenait le même métro. Jean-Claude Mézières : À l’école d’art, à 15 ans, j’ai rencontré Jean Giraud, qui n’était pas encore Mœbius, mais qui avait déjà du talent. On travaillait pour des petits journaux puisqu’à l’époque, il y avait toutes sortes de possibilités. Le dessin n’intéressait personne, et la bande dessinée encore moins. C’était très mal vu dans les années 1950. C’était interdit dans les écoles, le directeur vous déchirait le magazine s’il le pouvait.

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Pierre Christin
Crédits : Dargaud

Christin : Jean Giraud était un peu plus avancé que nous, il avait déjà travailloté un petit peu pour la presse. Il était déjà plus engagé dans la vie professionnelle.

Mézières : Le service militaire arrivant, j’ai passé deux ans et demi presque sans dessiner. J’avais décidé d’arrêter la bande dessinée pour travailler plutôt dans l’illustration ou la publicité. Et puis, au cours d’un voyage aux États-Unis, j’ai retrouvé Christin, mon ami d’enfance.

Christin : On était là-bas, et il fallait trouver un moyen de payer notre billet retour. On s’est lancé comme ça, sur une histoire courte de six ou sept pages. Et puis on s’est dit : « Tiens, c’est amusant de faire de la BD. » J’aimais écrire, j’avais déjà publié de petits textes. On a commencé comme ça, avec l’idée de s’amuser. Jean-Claude avait déjà été publié quand il avait 15 ou 16 ans, dans Fripounet et Marisette. Il savait déjà que ça lui plaisait, et qu’il ferait de la bande dessinée. J’avais le rêve de devenir écrivain pour ma part, mais ça paraissait très lointain.

Mézières : Ce n’était pas du tout un graphiste, mais il se passionnait quand même pour la science fiction, puisqu’il avait écrit quelques nouvelles qui avaient paru dans Fiction, Galaxie, des revues des années 1950. On a décidé de faire un projet d’histoire pour Pilote.

Christin : On est rentrés en France avec nos fameux billets, on a été chez Pilote et on a rencontré Goscinny. Il nous a dit, même si c’était un peu plus compliqué que ça en réalité : « Si vous avez envie de continuer, vos premières histoires me plaisent bien. Allez-y, lancez-vous. »

Pourtant, les premiers travaux du duo diffèrent des codes habituels de la science-fiction.

Mézières : J’ai voyagé pendant deux ans aux États-Unis et je voulais travailler dans les ranchs. C’était mon but, pas du tout le dessin. Donc évidemment, j’étais tenté par le western, parce que je sais à peu près monter à cheval et le dessiner. Mais il y avait déjà Jijé avec Jerry Spring, Blueberry de Giraud, et Lucky Luke de Morris. Le wagon était plein. C’était faire ce que les autres font, et le faire en moins bien parce que les autres le faisaient déjà très bien. L’idée de la science-fiction s’est imposée assez vite car nous étions des grands lecteurs du genre.

Christin : C’était la grande époque de la science-fiction américaine. J’en lisais beaucoup et, de retour en France, j’ai regardé ce qui se faisait dans le genre. Je me suis aperçu qu’il y en avait très peu. On s’est alors dit que c’était le moment.

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Jean-Claude Mézières

Mézières : Il y avait aussi l’époque. C’était le moment de la grande rivalité entre les États-Unis et l’URSS pour la conquête de l’espace, puis de la conquête de la Lune en 1969.

Christin : Ce qui m’a influencé à titre personnel, c’est la littérature américaine et non la BD. C’était une très belle époque, avec des écrivains comme Poul Anderson, qui m’intéressait beaucoup parce qu’il utilisait les paradoxes spatio-temporels. Je me suis dit que c’était un truc sensationnel,  mais je ne savais pas que je m’en servirais par la suite. J’ai un rapport toujours ambigu aux États-Unis, c’est un pays qui m’attire et que je connais bien, mais il y a beaucoup de choses que je n’aime pas là-bas. J’avais envie de faire une BD qui soit presque une bande dessinée de lutte contre les comics américains. Par exemple, Valérian n’a pas de super pouvoirs, il n’est pas particulièrement musclé, il ne porte pas de vêtement de nuits. Tout ça, c’était à la fois marqué par les États-Unis, parce que j’y étais, et à la fois en réaction à ce qui s’y faisait, en BD notamment. C’était l’idée de le faire à la française.

Mézières : Franquin était incontestablement mon maître dans le réalisme, alors que mon dessin n’était pas du tout réaliste. Mais disons que ça m’a poussé à essayer d’évoluer vers un dessin plus réaliste et, surtout, plus établi, moins rigolo.

Christin : Il y a eu des choses qui s’approchaient de la science-fiction en France, et que j’avais lu dans mon enfance – notamment l’un des rares auteurs de BD que j’admire par-dessus tout, Edgar P. Jacobs. Il a fait des choses qui frôlaient la science-fiction, comme La Marque jaune, ou Le Secret de l’espadon (de la série Blake et Mortimer, nda).

Mézières : La Patrouille du temps, de Poul Anderson, c’est un cliché de roman de science-fiction. C’est un des thèmes bateaux, disons, de la littérature de science-fiction, et on a décidé de prendre ce chemin-là. Très vite, on a creusé notre petit sillon. Là-dessus, c’est Christin qui a évidemment trouvé les bonnes idées de m’offrir à dessiner des scènes extraordinaires : New York détruit par le cataclysme et les eaux qui montent, etc.

Christin : La science-fiction en BD, c’est formidable. Vous pouvez créer des univers entiers avec 0 francs, 0 centimes.

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Détail de la couverture de La Cité des eaux mouvantes
Crédits : Dargaud

La naissance de l’agent spatio-temporel

Entre le moment où le duo débute dans Pilote et celui où Valérian prend vie, il y a encore quelques étapes clés.

Christin : Pilote était un journal qui s’adressait aux jeunes et qui, sous l’influence de Goscinny, était en train de changer de nature. Il accompagnait son lectorat. Avant, les gosses lisaient tel journal jusqu’à 15 ans, puis éventuellement tel autre journal jusqu’à 18 ans, mais ils finissaient toujours par s’en aller. L’idée de Goscinny était qu’il allait accompagner son public pour qu’il s’intéresse à des choses plus sophistiquées.

Mézières : Il y avait des cohabitations entre des bande dessinées très plan-plan je dirais, et des choses totalement expérimentales, que Goscinny était ravi d’accueillir.

Christin : Aux Beaux Arts, il n’y avait pas de cours de BD. À vrai dire, tout le monde détestait ça, tout le monde se foutait de la gueule de la BD. Il fallait apprendre tout seul, et c’est ce qu’on faisait tous. Donc j’ai fait mes classes avec des histoires de deux pages, de quatre pages, de cinq pages. Et là, vous apprenez à travailler vite. C’était déjà quasiment le système du net actuel : tel truc marrant ne l’était plus quinze jours après. Je me suis aperçu petit à petit que ce qui m’intéressait, ce n’était pas les histoires courtes. J’avais envie de faire des histoires longues. D’où Valérian.

« La preuve qu’on n’y connaissait rien, c’est qu’on a fait une histoire de 30 pages. C’est un format qui n’existait pas en BD. » — Pierre Christin

La preuve qu’on y connaissait rien, c’est qu’on a fait une histoire de 30 pages. C’est un format qui n’existait pas en BD. Par ailleurs, quand on était débutants, il y avait très peu d’albums. C’était Tintin, Spirou et des histoires de cow-boys… Mais ça représentait quelques dizaines d’albums tous les ans, alors que maintenant, on en est à des milliers. L’idée que Valérian pourrait devenir un album, et a fortiori une série, ça ne nous a pas effleuré. Mézières : Quand Dargaud nous a dit qu’on allait faire un premier album de Valérian, la première histoire était trop longue. On écrivait ça pour le journal, on a donc fait deux épisodes de 30 pages, alors qu’un album est composé de 48 pages. On a coupé, ce n’était pas grave. Et puis tout ça s’est professionnalisé au fur et à mesure, très rapidement peut être.

Christin : On était content de faire un album. Aujourd’hui, en avoir 22 ou 23, on n’aurait jamais imaginé ça. C’est le moment où j’ai commencé à réfléchir et à me dire : « Bon, si tu t’embarques dans une histoire de science-fiction avec du paradoxe spatio-temporel, il faut que tu t’organises. » Il ne fallait pas que j’écrive n’importe quoi, parce que j’allais me retrouver dans dix ans avec des trucs inexplicables, comme Laureline oubliée sur une planète à 25 000 années-lumière, sans fusée pour la ramener. J’ai commencé à travailler mes scénarios dans une optique plus lointaine. Quasiment trente ans avant d’écrire le mot fin de Valérian, je savais ce que j’écrirais. Pas dans les détails, mais je savais où je voulais aller.

Mézières : Dans l’écriture de la science-fiction, il n’y avait pas de guide. C’était plutôt : « Tiens, j’ai lu ça, lis-le, c’est bien. » Il y a des auteurs qui m’ont beaucoup marqué, comme Philip José Farmer ou Jack Vance. J’ai tenté – plus ou moins bien – d’illustrer ce genre de choses pour les inclure dans les premières histoires de Valérian. Christin : Généralement, ce n’est pas que ça ne lui plaît pas, mais il me dit : « Je ne vois pas comment le dessiner, c’est pas bien raconté. » Alors on se remet à travailler, et on se dit : « Si je te le propose comme ça, je change le décor, est ce que ça te va ? » Je ne suis pas partisan de tout changer, mais il faut écouter ce que dit le dessinateur. S’il dit ça, c’est qu’il a raison. Et puis ça m’arrive évidemment de lui dire : « Là, on ne comprend pas bien comment ça s’enchaîne. »

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Détail de la couverture du volume 5 de l’intégrale
Crédits : Dargaud

Mézières : C’est comme une pièce de théâtre. Il écrit les dialogues, je fais la mise en scène. Ce n’est pas que c’est rôdé, c’est qu’on s’est appris le métier l’un à l’autre, parce qu’on n’avait jamais fait de BD. J’en avais fait, mais je trouvais que mes talents de scénaristes étaient très limités. J’ai trouvé que justement, en discutant ensemble, en s’échangeant des idées et des envies, on construisait la maison plus rapidement : toi tu mets la brique, moi je mets le ciment.

Par la suite, Evelyne Tranlé, la sœur de Jean-Claude Mézières, rejoint l’équipe pour travailler en tant que coloriste.

Mézières : Je crois que ma frangine a fait des couleurs pour Uderzo, un des premiers Astérix. Et pour Giraud, il me semble qu’elle lui a fait deux ou trois pages. Ce n’est qu’au milieu de La Cité des eaux mouvantes, où je prenais des retards monstrueux parce que je suis un dessinateur lent et pas expéditif, qu’elle est arrivée. En plus, faire la couleur est un boulot supplémentaire très prenant. Ça a très bien marché, elle a apporté de belles atmosphères.

Adaptation

En plus de 40 ans d’existence, la série a considérablement évolué sur différents points : les personnages comme les thématiques abordées. Ce qui explique que Valérian soit aujourd’hui une référence dans le milieu.

Christin : Très vite, Laureline a rencontré beaucoup de succès. Parce que c’est une héroïne qui n’existait pas dans la BD, où il y avait, il faut le dire, très peu de femmes. La bande dessinée était un truc de garçons, ce qui n’est plus le cas maintenant. D’ailleurs, il n’y a pratiquement que des hommes qui en faisaient.

Mézières : Pilote était principalement lu par des gars. C’est Laureline qui a monopolisé autour d’elle un début de lectorat féminin.

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Les nombreux points communs entre Star Wars et Valérian

Christin : Elle a pris de l’importance parce qu’elle est quand même plus intelligente que Valérian ! Quand il y a un problème, elle sait trouver des solutions. Lui est plus du genre à rentrer dans le chou. Peu à peu, c’est elle qui est devenue le personnage moteur, c’est elle qui va de l’avant, et lui… Je ne dirais pas qu’il exécute ses ordres, mais un peu quand même.

Mézières : Dans les années 1960, la bande dessinée était encore mal vue, et ce n’était « pas pour les filles ». Les grands mouvements de mai 68 sont arrivés à ce moment-là. Comme la libération de la femme aux États-Unis, qui fut un exemple fort pour le monde entier.

Christin : Laureline était une jeune femme moderne, ni bimbo, ni bécassine. On s’est aperçu qu’on pouvait faire des histoires formidables avec des personnages féminins et non pas masculins.

En 2007, dans l’intégrale n°1 de Valérian, Stan Barets décrit la série comme « l’archétype original d’où tout procède ».

Christin : L’histoire remuait des thèmes qui étaient peu abordés en bande dessinée. Parce que la science-fiction, c’est une chose, mais c’est un genre littéraire. À l’intérieur du genre, qu’est-ce qu’on raconte ? J’étais très passionné de politique, je me demandais pourquoi la BD n’en parlait pas. Il y a tout un pan de Valérian qui traite des problèmes du présent, malgré le côté futuriste. C’est une des premières BD qui parlait d’écologie. On a également parlé des injustices sociales. C’était un moyen de raconter des choses à travers le dessin et de façon distrayante, des choses qui pouvaient toucher des gens, et également les jeunes lecteurs. Je rencontre encore des gens qui me disent : « Valérian m’a expliqué des choses auxquelles je n’avais jamais pensé. » Nous n’étions pas les seuls à faire dans l’original, mais nous en faisions partie. La BD permet de toucher, du moins commençait à permettre de toucher, un vaste public. J’ai écrit des romans aussi, qui abordent un peu les mêmes sujets que Valérian, mais il y a un côté plus lourd. La BD, avec le style de dessin franco-belge de Jean-Claude, toujours à cheval entre le réalisme et l’humoristique, permet de toucher un public plus jeune. Et puis Valérian est une BD optimiste, puisqu’on dit qu’il y aura encore des Terriens au XXVIIIe siècle.

Ces sujets, presque inédits dans le milieu de la bande dessinée, vont parfois égayer les critiques.

Christin : Le milieu de la BD est un milieu agréable, pas comme celui de la littérature ou du cinéma. En BD, la plupart des gens s’aiment assez bien parce que c’est un petit métier – il n’y avait pas beaucoup d’argent à gagner. Donc on avait peu d’ennemis, mais pour certains gars de la génération précédente, Valérian, et après ce que j’ai fait avec Bilal ou Goetzinger, ça n’était pas de la bande dessinée. J’étais un traître. C’étaient des trucs prétentieux, qui parlaient de sujets que la BD n’avait pas à aborder. Il y avait des gens à qui ça ne plaisait pas. À l’époque, il y avait quelques personnes, des critiques notamment, qui avaient du pouvoir dans le milieu. Ils disaient : « Pourquoi est ce qu’il nous casse les pompes à faire le malin avec des problèmes compliqués sur l’origine du pouvoir ? C’est pas de la BD, c’est un truc de philosophards. » Peu à peu, Mézières et moi sommes rentrés dans le paysage. On faisait partie du monde de la BD, c’était incontestable.

Ce qui explique, par la suite, l’influence de la série sur d’autres monuments de la science-fiction.

Mézières : Ce qui me fait rire, quand des internautes posent la question : « Valérian a-t-il inspiré Star Wars ou inversement ? », c’est qu’il y a dix ans de différence entre les deux. En 1969, que je sache, George Lucas faisait THX, il ne faisait pas Star Wars – mais il faisait de la science-fiction aussi. Au moment de la sortie de Star Wars en France, tout le monde m’avait dit : « Va le voir, c’est vachement bien, on dirait Valérian. » En effet, c’était dans l’esprit. Le premier épisode bien sûr, mais ce sont les épisodes suivants où les emprunts ont un peu commencé à jouer à cache-cache. Laureline en bikini doré qui se bat sur le pont découvert d’un navire volant au-dessus du désert, et la princesse Leia avec son bikini doré qui se bat sur le pont ouvert d’un navire volant au dessus du désert… ça me fait sourire. Je suis d’accord sur le fait que je n’ai pas inventé les bikinis dorés, mais là il y avait un petit plus. Des choses de ce genre. Je me suis dit que je n’allais pas me mettre à bagarrer, à faire mieux que ce que le cinéma peut faire.

Entre 1976 et 1992, plusieurs tentatives d’adaptations en dessin animé voient le jour, qui n’aboutissent pas.

Mézières : Il fallait une production, que je n’avais absolument pas, même à un moment où Dargaud a commencé à monter des studios de dessin animé. À un moment, il y avait une équipe de jeunes dessinateurs et dessinatrices français qui avaient fait quelque chose de franchement pas mal, au niveau de la recherche des personnages et des ambiances. C’était bien dans l’esprit Valérian. Après, la production a été chercher une équipe japonaise avec laquelle on ne peut évidemment rien faire puisqu’ils sont à l’autre bout du monde.

Christin : Le dessin animé et la BD, c’est vraiment pas le même métier. Il y a des ressemblances, mais c’est très différent dans le rythme. Dans le public aussi. Valérian s’adresse fondamentalement à des jeunes adultes ou à des adultes, alors que l’immense majorité des dessins animés sont pour les enfants. Déjà, on ne peut pas y raconter la même chose. Et là, il ne faut pas se faire d’illusions : la BD, c’est deux types qui travaillent dans leur coin avec la plus grande liberté. Le DA, ce sont des dizaines et des centaines de gens qui travaillent, au Japon et en France. Il y a un moment où je me suis aperçu que je ne comprenais plus rien. Ce que je constate, c’est qu’il y a des gens qui ont découvert Valérian par le dessin animé, même s’il s’agit d’une minorité.

La prochaine étape en termes d’adaptation, c’est le film de Luc Besson, qui est sorti en juillet 2017. Jean-Claude Mézières a déjà travaillé sur un de ses projets, Le Cinquième Élément.

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Mézières, Besson et Christin
Séance de travail, juin 2015
Crédits : Jean-Claude Mézières

Mézières : C’est lui qui m’a contacté, en me disant : « Je pense que les Américains t’ont suffisamment piqué, moi je t’engage et je te paye pour travailler sur mon prochain film de science-fiction. » Dans le scénario, le héros était ouvrier dans une usine de fusées dans la banlieue new-yorkaise, et pas du tout chauffeur de taxi. C’est parce qu’on a fait une pause de trois ans dans la production que j’ai pu terminer l’album Les Cercles du pouvoir, que je lui ai envoyé. Il s’est dit que c’était une bonne idée à intégrer. Mon Cinquième Élément est le recueil de tous les dessins présentables que j’ai fait pour les études du film, avec des séquences qui sont passées à la trappe, puisque le film a changé. Je ne sais pas s’il y a une influence de Valérian… C’est peut-être plus « l’influence de Mézières », puisque c’est moi qui l’ai dessiné.

Christin : Il est probable que l’impact du film de Luc Besson sera infiniment plus élevé que celui du dessin animé. Pour une histoire de science-fiction complexe comme celle-ci, où il y a beaucoup d’univers, de décors et de personnages, s’il y a une personne qui a les moyens et le talent pour le faire en France, c’est bien Luc Besson. Il le reconnaît, Le Cinquième Élément, c’est l’atmosphère de Valérian. Quand on l’a rencontré, il nous a dit : « Valérian, c’est la première chose que j’ai lu quand j’avais neuf ans, donc évidemment ça m’a influencé. »

Mézières : Il nous a fait lire son script de travail sur l’adaptation, et on a travaillé ensemble. Il y a de vrais morceaux de Valérian dedans. On verra comment ça va se présenter.

Christin : Les BD sont une chose, les films en sont une autre. Je pense que ce n’est pas sain que les auteurs mettent trop leur nez dans le film. Il faut faire confiance en réalisateur, en quelque sorte. Il faut se dire : « Il dit qu’il aime la BD, je n’ai pas de raisons de ne pas le croire. Donc il va essayer de faire un beau film. » Quand il me demande mon avis, je le donne, mais il peut le prendre ou non. C’est son film. Je ne veux pas me substituer à ce qu’il va faire. Pour l’instant, on en est là. Ça s’annonce très bien. Je touche du bois. [Les deux hommes n’avaient pas encore vu le film au moment de nos entretiens.]


Couverture : La couverture des Cercles du pouvoir, chez Dargaud.