Too Late

Je reçois un message de Drake à 00:34. « Tu fous quoi ? Viens chez moi. » « The Boy » – comme l’appellent la plupart de ceux qui l’entourent – organise une fête ce soir. Le garde à l’entrée du quartier de Hidden Hills où il réside m’informe que Drake a atteint sa limite d’invités pour la soirée. Même avec une invitation, l’accès à sa demeure demande des efforts. « Meeerde. Mec, je viens te chercher. » Quelques secondes plus tard, une Escalade noire aux vitres teintées arrive au portail. Le chauffeur baisse la vitre et scande mon nom.

ulyces-drakeinreallife-01

YOLO Estate, la propriété de Drake
Crédits

Le 4×4 me conduit jusqu’à l’entrée de la propriété de Drake et s’arrête dans la cour. J’aperçois un terrain de basketball, des voitures étrangères parquées dans un garage et une foule de jeunes femmes qui font la queue devant une porte latérale. Elles attendent de faire contrôler leurs téléphones par la sécurité. Je sors du véhicule et m’apprête à faire de même quand un agent m’appelle et m’escorte jusque dans la maison, dépassant la file. Je grimpe une volée de marches qui mènent à la cuisine. L’intérieur affiche des teintes de terre chaude et fait la part belle aux boiseries. Sous l’éclairage au néon, le rouge ressemble à de l’orange et le bleu à du violet. Drake est juste là, posté dans le coin de la cuisine. Il porte un survêtement OVO rouge, avec un hibou couleur d’or brodé sur le cœur. 40, Chubbs, OB O’Brien, Ryan… toutes les célébrités associées de près ou de loin à la marque sont dans les parages. Drake me salue comme si on se connaissait depuis dix ans. Ici, c’est un soir de semaine comme les autres, mais les victuailles étalées sur le comptoir font plutôt penser au buffet de fête de fin d’année d’une entreprise du Fortune 500. Raekwon est posé près de la table où est entreposée la nourriture, occupé à rouler un joint. Alors que Drake est entouré de ses amis, l’ambiance m’évoque la scène des Affranchis dans laquelle Joe Pesci fait marcher Ray Liotta. Les rires fusent par intermittence. Drake a beau rapper : « Je n’ai pas passé de bon moment depuis bien longtemps » (“I haven’t had a good time in a long time”), ce n’est pas l’impression qu’on a en le voyant ce soir.

ulyces-drakeinreallife-02-1

Drake dans son studio
Crédits : Instagram

Il propose de m’offrir un verre et nous passons dans l’autre pièce, que nous traversons pour rejoindre le bar. L’énergie de l’endroit suit Drake à la trace. C’est lui, l’énergie. Dans son sillage, les gens sont ostensiblement excités lorsqu’il passe devant eux. Sa présence ne passe jamais inaperçue. On veille à ce que tous ses désirs soient comblés. Cette nuit donne un tout autre sens à sa punchline : « J’utilise un talkie-walkie pour qu’on m’apporte un rafraîchissement » (“I use a walkie-talkie just to get a beverage”). Drake est le patron. On passe derrière le bar où nous discutons un petit moment – environ 20 minutes. C’est une éternité dans le monde de Drake, où il ne se passe pas un instant sans que quelqu’un tente d’attirer son attention. Il y a des affaires à gérer. Il y a des gens à rencontrer. Il y a des femmes qui s’attardent à quelques pas et guettent le moindre temps mort dans la conversation pour se planter devant lui et se présenter, même s’ils sont rares. Je sirote un Jack Daniel’s on the rocks. Drake boit une bière. Je crois que c’est une Lagunitas IPA, je n’en suis pas certain. Le fait est qu’il y va tranquille. On ne siffle pas des flûtes de Dom Pérignon, bien que plusieurs bouteilles du fameux nectar soient alignées sur les étagères de son bar. « Si Kanye n’était pas en Arménie, il serait là ce soir. Il passe me voir tout le temps. Il vient de s’acheter une baraque, à genre cinq maisons de la mienne. » La dernière fois que je suis allé à Coachella, j’y ai vu Kanye. C’était il y a quatre ans. Sa prestation est devenue légendaire depuis. Yeezy portait une blouse Céline, il a littéralement détruit le festival et a donné l’un des meilleurs concerts de sa carrière. On attend de Drake qu’il fasse précisément la même chose ce week-end, puisqu’il occupe actuellement la place de numéro un que détenait Kanye en 2011. La pression se fait sentir. Son show à Coachella a lieu dans quatre jours. Tout le monde attend de ce concert qu’il soit le meilleur de sa carrière. Récemment, j’ai beaucoup revu le concert de Nirvana à Reading en 1992. Celui où Kurt entre sur scène dans un fauteuil roulant, vêtu d’une blouse d’hôpital et d’une perruque. Drake aussi est fan de ce concert. Je lui dis que son passage à Coachella doit être du même niveau. Obligé. Ce sera quoi son hologramme de 2Pac à lui ? « On fait venir Madonna. » Son excitation est palpable. Ses gestes transpirent la confiance lorsqu’il me fait part de la nouvelle. Je fais partie des douze personnes qui aiment encore Madonna, aussi j’ai l’impression que c’est une super idée.

ulyces-drakeinreallife-03

The party goes crazy
Crédits

J’imagine qu’on doit ressentir la même chose en passant du temps à la résidence de Drake aujourd’hui que ce qu’on ressentait au Neverland Ranch en 1991. Comme Michael Jackson cette année-là, Drake travaille sur son huitième projet musical, Views From The 6. La paranoïa larvée dans son récent album If You’re Reading This It’s Too Late est peut-être l’indice que Drake sait qu’il est à un carrefour décisif pour sa carrière. Il a atteint un tel niveau de célébrité que l’enthousiasme automatique du public pour ses productions peut se transformer en lassitude en moins de deux. Pour éviter le retour de flamme, son prochain album doit être l’occasion pour lui d’un nouveau départ, de rompre avec le son qui l’a porté aux nues. Jackson se trouvait dans une posture similaire lorsqu’il s’est tourné vers le hip-hop et le swing new jack sur Dangerous. Drake en est parfaitement conscient lorsqu’il rappe, sur le morceau « No Tellin » de Too Late : « Il fallait que je vous prenne à contre-pied, les choses devenaient trop prévisibles » (“I had to switch the flow up on you niggas, shit was getting too predictable”). La conversation dévie vers son prochain album, le quatrième. Pour l’instant, il n’aime que deux morceaux entre tous ceux qu’il a enregistrés. L’un est une collaboration avec Beyoncé qu’il a sortie il y a un moment déjà. L’autre est une chanson dont il espère qu’elle inspirera le renouveau. Le temps où il sortait des sons que tout le monde aimait instantanément est révolu. Pour l’instant.

Drake a d’impossibles attentes à combler, avec Coachella et la sortie de son nouvel album.

Views From The 6 doit choquer l’auditeur autant qu’il doit l’impressionner. Je le compare à ce que Kanye a fait sur son quatrième album, 808s & Heartbeark. Drake est d’accord avec moi et, pour appuyer davantage cet aspect, il me confie que Boi-1da lui a dit qu’il avait encore besoin de réécouter le morceau en question avant de pouvoir dire s’il l’aimait ou pas. Il semble que Drake soit prêt à se passer de sa formule gagnante pour expérimenter un peu. Le reste de la nuit est flou. On parle de son Jungle Tour et du fait qu’on n’appelle pas assez souvent nos mamans. À un moment, je suis debout sur son piano à rapper le premier couplet d’ « Energy ». Winnie Harlow approuve. Pas les types de la sécu. Drake a d’impossibles attentes à combler, avec Coachella dans quelques jours et la sortie de son nouvel album prévue quelques mois plus tard, mais malgré cela je ne le sens pas agité. Partout dans la maison, d’énormes enceintes diffusent en boucle des morceaux de Future et Rae Sremmurd, et pratiquement tous les titres d’If You’re Reading This It’s Too Late ainsi que quelques inédits.

ulyces-drakeinreallife-04

La boutique de Drake sur une grande avenue de Los Angeles
Crédits

Observer un artiste alors qu’on passe sa propre musique est quelque chose de fascinant. À certains moments, il rappe par-dessus comme si un feu brûlait en lui. À d’autres, il semble l’ignorer. Je regarde Drake La Personne en même temps que j’écoute Drake Le Rappeur. Si honnête soit-il dans sa musique, il est difficile de dire où finit l’un et où commence l’autre – s’il y a bien une différence entre les deux personnalités. C’est, plus que toute autre chose, ce qui fait de Drake le plus actuel des rappeurs. Il est l’incarnation du dilemme de la personne que vous présentez au monde et de la personne que vous êtes réellement, dans votre tête. Le type qui déambule pour saluer poliment tout le monde à sa soirée est le même qui trépigne d’impatience à l’idée d’essayer son nouveau Beretta. Et soudain, il est cinq heures du mat’. Dans quelques heures, je dois aller écrire du contenu pour une start-up à plusieurs milliards de dollars de Culver City. Après le boulot, je passe à la boutique OVO de l’espace Undefeated, sur La Brea, où j’achète un chapeau. Drake est à Indio, il fait les balances pour son concert de Coachella. Plus tard ce soir-là, je lui envoie un message en lui disant d’écouter « Broke Boi », de Playboi Carti, avant de m’évanouir sur un canapé.

VIP

Coachella, c’est un peu les JO de la Ruse, et son pass artiste est sa médaille d’or. Sans lui, vous êtes contraint de vous mêler à la foule de bracelets fluos de base. Avec lui, le monde est à vous. Tôt ce vendredi matin, je prends la route d’Indio pour aller réclamer le mien. Mon ami au volant a le même ordre de mission. Il s’est assuré le Graal en envoyant directement un message à Lil B. J’ai déjà un bracelet normal que j’ai eu gratuitement au SXSW, mais je prévois de charmer un employé pour le persuader de me donner un pass artiste, comme je l’ai fait lors de ma dernière venue au festival. Drake m’a dit qu’il m’en obtiendrait un, mais je ne me sens pas de l’appeler pour cette faveur tout de suite. Je ne tarde pas à me rendre compte que la popularité croissante de Coachella auprès d’un public averti a drastiquement compliqué les choses. Sans mon nom sur aucune liste, ma tentative d’embobiner les employés du festival est un échec et je regarde avec envie mon ami qui resserre avec une joie fiévreuse le bracelet couleur bleuet autour de son poignet. Le sol s’ouvre sous mes pieds et je tombe dans un abîme de dépression. Cela ne me ressemble pas d’accorder tant d’importance à quelque chose qui ne l’est pas. Et je préfère voir 99 % des concerts au milieu de la foule. Mais la peur de louper les coulisses de Coachella est la pire chose qui soit. Si l’opportunité de croiser le chemin de Kendall Jenner m’est offerte, je ne peux pas lui tourner le dos.

ulyces-drakeinreallife-05

Le site de Coachella
Crédits : Jason Persse

Pour tromper la morosité, j’avale un cacheton que m’a donné un ami de New York un peu plus tôt ce matin, alors que je pose mes sacs dans la piaule où je crèche ce week-end. J’essaie de rester optimiste. Avec un peu de chance, on me verra comme le rebelle qui a refusé le backstage  pour redonner du swag à l’accès basique. Alors que je pénètre enfin dans l’enceinte du festival, je n’ai aucun doute sur le fait que je n’aurai pas de pass artiste. Qu’à cela ne tienne, l’euphorie des spectateurs est contagieuse et j’assiste d’entrée à d’excellents concerts de Vic Mensa, Action Bronson, Azealia Banks et de Lil B – le meilleur d’entre tous. Pogoter sur « Like A Martian » avec un millier d’ados énervés vaut à lui seul le détour. Et comme l’a dit un jour le grand prophète Ja Rule : « Foutons le bordel ici ; rien à foutre des VIP » (“Let’s get the party crackin’ right here; fuck VIP”). Mais l’enthousiasme se dissipe alors que les effets de la MDMA s’évaporent et qu’une centième personne me demande si j’ai mes entrées en coulisse. Il faut que je ruse, pas le choix, alors je ravale ma fierté et j’envoie un message à Drake : « Tous les gens que je connais ont un pass artiste, pendant que moi je suis coincé avec un bracelet normal comme un clodo. Y a moyen que tes gars m’en trouvent un ? » Il répond direct : « Ouais, donne-moi ton nom complet. » WristbandsUne heure plus tard, je suis de retour à l’entrée, où l’on me remet le saint Graal. Claaasse. Je me le passe au poignet en exultant. Ceux qui m’accompagnent ont les leurs. « On se met bien » et ses dérivés reviennent sans cesse. On se dirige sous cette superbe tente déserte où Pat, le manager de Chance The Rapper, squatte et boit des bières en faisant hurler les baffles. L’expression « c’est nice » est par trop utilisée. De retour au festival, je tombe sur Ezra Koenig et Alana Haim sur la pelouse VIP pendant le concert d’AC/DC. La sortie du quatrième album de Vampire Weekend approche, et Ezra est bien placé pour comprendre le dilemme auquel Drake fait face avec Views From The 6. Nous en avions déjà parlé avant. Pour être parfaitement honnête, j’ai piqué l’analogie avec Michael Jackson à Ezra. Il l’a sortie lors d’un dîner new-yorkais il y a plusieurs mois de ça. Petite parenthèse : est-ce que Dangerous ne serait pas plutôt le quatrième album de Jackson ? Je n’ai pas le sentiment que sa carrière solo a vraiment démarrée avant Off The Wall. C’est un peu comme de savoir si good kid, m.A.A.d. city est le premier ou le troisième album de Kendrick Lamar. On théorise quelques minutes de plus sur les quatrièmes albums et sur Drake, je raconte une connerie sur Taylor Swift à Alana et je me rends tout perché au concert d’Alesso. La scène Dance est bien vivante et a l’air de se porter à merveille. Cet enfoiré de Suédois met la tente Sahara à l’envers. Fin du premier jour à Coachella. Je me faufile dans une navette avec ma pote new-yorkaise évoquée plus tôt. Elle, ses potes et moi fumons un joint dans leur jacuzzi avant de rentrer nous pieuter. Rideau.

ulyces-drakeinreallife-07

La tente Sahara
Crédits : Shawn Ahmed

24 heures

Le matin suivant, j’avale un sachet de champis avant de grimper dans un Uber. Il n’y a pas de concerts que je veux voir avant longtemps, j’en profite donc pour me caler sur un canap’ dans le salon des artistes. Je fume de la beuh avec des papys rockeurs de 50 balais. Je plane. Je mets mon téléphone à recharger. Comme tout bon trip sous champis, il y a un moment d’agonie stomacale durant lequel je sur-analyse le fait que je m’empoisonne pour m’amuser, mais ça finit par passer et je décolle enfin pour voir un peu de musique live. Je regarde Hozier depuis le bord de la scène. Je suis dans les vapes devant Run The Jewels et je dois m’empêcher de dormir devant leur set. Je retrouve des vieux potes de l’université et nous allons au Do Lab. J’y retrouve des amis de New York et on se dirige vers Tyler, the Creator.

ulyces-drakeinreallife-06

Drake sur le site du festival
Crédits

J’ai dans l’idée de rejoindre Drake qui mate The Weeknd, mais je suis défoncé, entouré de potes et je ne me vois pas abuser de sa gentillesse en lui envoyant des messages toutes les cinq minutes, du coup ça ne se fait pas. Je regarde un moment Axwell Λ Ingrosso et, sur le chemin du retour, je vis l’un de ces moments qui font le sel du pass artiste. Je passe devant une femme vêtue d’un fin manteau bleu-poudre. Elle porte des lunettes de soleil et fume un joint dont la fumée vient flatter mes narines. J’exécute un avide 180° avant de réaliser que c’est Rihanna. Je m’avance et lui tape sur l’épaule : « Yo, t’es une déesse. » Elle accueille cette tirade désespérante par un haussement de sourcil, éteint son joint en silence sur le palmier qui nous sépare et tourne les talons sans dire un mot. Je dois préparer mon prochain coup. Des potes me parlent d’un dîner avec Drake. Ils m’envoient l’adresse. J’ai mon plan. Les files de voitures Uber et de taxis sont insensées. Le temps que je monte dans l’un des deux, le dîner sera terminé depuis longtemps. Voilà une autre situation qui exige que je ruse. J’arpente la route qui borde le festival sur près d’un kilomètre et demi, à la recherche d’un taxi pendant que j’essaie de commander un Uber. Aucune des deux méthodes ne fonctionne, mais je repère un livreur de chez Papa John qui sort d’une résidence. Je lui fait signe pour qu’il s’arrête. En l’échange de quelques billets, il me conduit au restaurant de Drake. L’endroit s’appelle The Nest. L’entrée est bordée de 4×4 Escalade et d’agents de sécurité. Il est plus de minuit, mais OVO a visiblement loué l’établissement pour un after. Dieu soit loué, les gars de la sécu se rappellent de moi depuis l’autre soir. Je ne remarque même pas Drake au départ. Mes potes sont aux platines ce soir et je leur demande de passer « Broke Boi ». Je parle quelques minutes avec Oliver, l’un des cerveaux de OVO que j’ai rencontré plusieurs fois auparavant. Puis quelqu’un attire mon attention en montrant Drake du doigt. Il me fait signe de le rejoindre. Je m’assieds près de lui, d’OB, de Ryan et d’une femme qui restera anonyme. La première chose que je demande à Drake est ce qu’il pense de « Broke Boi ». « C’est hard. »

Coachella est une occasion en or, c’est l’opportunité de marquer l’histoire.

Considérant que sa prestation à Coachella a lieu dans moins de 24 heures, je poursuis avec un classique : « Tu es prêt ? » Il me retourne la question. Je lui réponds que si possible, j’aimerais courir sur la scène et me déchaîner sur « Know Yourself », comme Dancing Tony l’a fait durant le live de Nirvana à Reading. « Carrément, je vais dédier une partie de l’OVO Fest à Dancing Ernest. » Je creuse le filon. Tyler, the Creator m’a justement rappelé Nirvana durant son set il y a quelques heures, quand il a intentionnellement foiré des parties de « Yonkers » tout comme Kurt le faisait avec « Smells Like Teen Spirit », à Reading et à beaucoup d’autres concerts. Je ne sais pas pourquoi je fais une fixette sur ce truc de Nirvana. J’imagine que j’ai juste envie que Drake livre une prestation de ce niveau. Coachella est une occasion en or, c’est l’opportunité de marquer l’histoire. Et puis ça vaudrait mieux que de le voir se planter. J’ai vu des concerts incroyables de Drake dans le passé. « Would You Like A Tour? », l’OVO Fest de l’année dernière, et « Drake vs. Wayne ». Je l’ai aussi vu jouer en dessous de ses capacités. Je lui fais part du fait qu’après le Summer Jam de 2010, je me suis dit qu’il était meilleur en studio que sur scène. Mais les choses ont changé. Cinq ans plus tard, il est aussi bon sur scène que dans mes écouteurs. Je demande à Drake pourquoi son concert ne sera pas retransmis en streaming. Il va le faire. Ce sera annoncé demain. Je n’entrerai pas dans les détails, mais en gros, il n’arrivait pas à s’entendre avec les organisateurs du festival sur un détail, donc il a retardé l’annonce. À en juger par l’expression peinte sur son visage, il est évident que cette victoire lui procure une immense satisfaction. ulyces-drakeinreallife-09 Drake me demande s’ils ont déjà annoncé le Jungle Tour. Ce n’est pas le cas. Je réalise à quel point il ignore certains détails mineurs, comme le moment des annonces de tournées. Le boss n’est pas au courant de tout ce qu’il se passe dans son univers. Il se contente d’assurer et de collecter l’argent. Je lui dis que je songe à écrire un article sur mon expérience à ses côtés ce week-end. « C’est cool. Mais il faut que tu fasses un truc. Assure-toi de mentionner que je mange du poulet avec mes pâtes, pas une sauce italienne. Je plaisante. J’espère juste que tu aimeras le concert. » L’oncle de Drake fait son entrée. Je ne lui ai pas demandé si c’était l’oncle auquel il fait référence sur « Look What You’ve Done », « Started From The Bottom » et « Too Much ». À la place, je passe le restant de la soirée à traîner dehors avec P Reign, en taxant des cigarettes Belmont à Ryan. Je n’avais pas fumé de ces clopes canadiennes depuis ma dernière venue à Toronto. Ce sont vraiment les meilleures, à mon goût.

ulyces-drakeinreallife-10-1

Ernest Baker à Coachella

Il est tard. Drake est sur le depart. Il prend des photos avec le staff du restaurant, dit au revoir à tout le monde dans la salle et se prépare à se reposer avant d’attaquer l’une des journées les plus importantes de sa vie. Pour ma part, je continue la fête et commande un Uber pour me conduire à la fête organisée par Jeremy Scott, à quelques kilomètres d’ici. Le type à l’entrée est récalcitrant, mais je fais une entrée à la Ernest Baker et tout se passe sans encombre. Diplo et Skrillex sont aux platines. Je discute avec Virgil Abloh, je recroise Ezra. J’essaie de taxer une cigarette à Zoe Kravitz, mais elle n’en a plus. Je rencontre de vieux amis, je m’en fais de nouveaux. J’entends que Katy Perry était ici un peu plus tôt. Ça n’a aucun intérêt, mais c’est génial quand même. Je rentre me coucher à une heure ridicule et passe la plus grande partie de la journée de dimanche dans le coma.

Le grand soir

Je me lève par intermittence durant la journée, généralement quand les gens avec qui je suis se préparent à partir pour le festival. Soudain, il est sept heures du soir et je suis toujours en boxer sur le canap’. La nuit dernière, Drake a évoqué la possibilité qu’on se croise avant le concert. Dans une première tentative de remettre de l’ordre dans ma vie, je lui envoie un message pour voir ce qu’il fait. « On se voit après le concert. Je serai dans le coin. » J’arrive à Coachella à 21 heures. Dehors, il fait complètement noir. La nuit, le festival est différent, plus débauché. Drake est programmé pour 22 h 15. Je passe la première heure à faire entrer des potes en douce pour qu’ils puissent voir de près la scène où va jouer Drake. Puis je les abandonne car j’aimerais au moins essayer d’assister au concert en backstage, même si je n’ai pas le truc dont on a besoin pour ça – quoi que ce soit. Je repère des potes sur le chemin et nous restons avec Chance The Rapper, Vic Mensa et leurs entourages respectifs, à échafauder des plans. Tout le monde veut aller en coulisse, mais ça n’a pas l’air possible. Je décide de tenter ma chance. Ma veine s’est tarie. Quel que soit le nombre de messages et de selfies avec Drake que je leur montre, rien n’y fait, je n’arrive pas à convaincre la sécurité du festival que je suis censé me trouver en loges. Mais j’attends malgré tout, à guetter une opportunité de surmonter cette nouvelle épreuve – la seule chose à faire dans ce type de situation. ulyces-drakeinreallife-11Pendant ce temps, Usher et son crew pénètrent dans le saint des saints. Je vois beaucoup de célébrités pas aussi célèbres qu’Usher se faire rebuter à l’entrée. Je comprends mieux pourquoi Justin Bieber a eu des problèmes à cette porte… Je tente ma chance à nouveau et me prends la tête avec les types de la sécu. Quelqu’un d’OVO passe à portée et s’écrie : « Ernest est okay ! », avant de me tendre un laminé all-access avec la couverture d’If You’re Reading This It’s Too Late sur une face et le symbole de 6 God sur l’autre. Dans la zone privée qui jouxte la scène principale, il y a un open bar et un tas de célébrités. À un moment, Drake apparaît dans l’encadrement de porte de sa caravane, surveillant la scène, avant de s’éclipser à l’intérieur. La sécurité fait sortir tout le monde à l’exception des membres d’OVO. L’équipe n’est pas religieuse avec lui, mais ils forment un genre de cercle de prière autour de Drake. Ce dernier prononce quelques mots d’encouragement à l’intention des membres de l’équipe, leur répétant à quel point chacun d’entre eux est bon à ce qu’il fait. Pour eux, cette soirée est pareille à toutes les autres durant lesquelles ils se sont préparés à ce moment, à Toronto. À ceci près que cette fois, il y a des milliers de personnes qui regardent. Drake parcourt la coulisse comme un boxeur parcourt le ring. Les chants et les acclamations viennent de toutes les directions. Sur le bord de la scène, un autre cercle se forme alors qu’il rappe quelques vers de « Energy », avant que ne résonnent les notes qui ouvrent « Legend » et qu’il entre sur scène sous les applaudissements redoublés. À partir de maintenant, le côté de la scène est fermé et la majorité d’entre nous sommes escortés vers des places VIP ++, pourrait-on dire. Pour vous donner une idée, je regarde le show aux côtés de Future, The Weeknd, Big Sean, David Guetta, will.i.am et Tyler, the Creator.

ulyces-drakeinreallife-12

Live at Coachella
Crédits : Coachella

J’ai le sentiment que les choses ne se passent pas aussi bien que les dernières fois où j’ai vu Drake jouer, mais pas dans des proportions catastrophiques. Le public est électrique malgré tout, ce n’est juste pas le moment historique que tout le monde attendait. Mais j’aime la musique de Drake et je l’entends en live. C’est génial. Mes yeux ne quittent plus la scène. Je me vois presque courir d’un bout à l’autre de la scène en rappant « 10 Bands », à travers les yeux de Drake. Plus tard, à la fête post-Coachella du Boy, l’atmosphère est intensément positive. Toutes les plus grandes têtes de l’industrie du divertissement sont venues dans son QG d’Indio, le félicitant pour sa prestation, le protégeant que toutes les critiques qui fusent en ce moment même sur le web. Quelque chose me dit que Drake connaît déjà le ton qu’ont adopté les médias à propos de ses premiers pas à Coachella. Peut-être qu’il a déjà eu vent de certains articles de haters. On se croise à un moment de la soirée, et je le complimente à propos du set, mais il n’est pas totalement réceptif. Peu importe combien de superstars disent à Drake qu’il a assuré ce soir, il y a une hésitation dans ses gestes qui suggère qu’il n’y croit pas complètement. Le vent tourne lentement contre Drake. Toutes les icônes passent par là. Être au sommet devient plus un combat qu’une fête, et pour que Drake demeure fermement accroché à cette place si convoitée, il lui faudra se battre. S’il survit, il deviendra une légende.

Le monde s’arrêtera-t-il de tourner la prochaine fois qu’il sortira un morceau ? Le nœud de l’intrigue se resserre.

C’est dans des moments comme ceux-ci – quand les gens attendent anxieusement que l’artiste se renouvelle – que Drake écrit des paroles comme : « J’ai besoin de vous pour me détourner de mon statut de privilégié » (“I need you to take my mind off being in my prime”). C’est tellement stressant. La suprématie incontestée est un luxe qu’on ne laisse à personne le loisir de savourer trop longtemps. Drake est arrivé au sommet parce qu’il était l’outsider et qu’il était gratifiant de le voir y parvenir. Désormais, c’est lui le n°1 et il serait tout aussi gratifiant de le voir s’effondrer. Ce n’est pas ce que je souhaite, pour ma part. Passer du temps auprès de lui a renforcé en moi le sentiment qu’il s’agit d’une vraie personne et non d’un accessoire fait pour distraire le public. Peut-être que je fais preuve d’empathie car nous avons certaines choses en commun lui et moi, dans notre parcours. Peut-être est-ce parce que Drake est un jeune homme noir et ambitieux. C’est une chose à laquelle je m’identifie. Et je ne peux pas m’empêcher d’être heureux pour lui. Certes, j’ai vu de meilleurs concerts de Drake, mais ce week-end passé à prendre la réelle mesure de ce qu’il est était le bienvenu. Voilà, nous avons notre arc narratif. Comment Drake se rachètera-t-il de ce concert en demi-teinte ? Le monde s’arrêtera-t-il de tourner la prochaine fois qu’il sortira un morceau ? Le nœud de l’intrigue se resserre.

~

Trois jours après Coachella, je suis à une fête dans une maison de Malibu. La soirée est organisée par le tour manager de Drake, Jamil. Comme un signe du destin, je croise Drake dans un couloir bondé. On s’est envoyé des messages à propos du concert. Surfer sur le net doit faire partie de ses journées car il a lu certaines des critiques négatives. De l’avis de tous, son concert au Weekend 2 doit être meilleur. « Je me suis planté pour la première fois. Maintenant, il faut que je cerne ce qui est allé de travers. » Mais les légendes ne tremblent pas. Drake ne doit pas devenir plus prudent, il doit simplement mieux calculer son coup. Il n’avait pas eu la pression depuis un moment, mais il n’a pas pris goût à la sérénité pour autant. C’est là que l’histoire de Drake devient réellement intéressante.

ulyces-drakeinreallife-couv02

Drake est à la croisée des chemins


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac d’après l’article « Drake In Real Life », paru dans Four Pins. Couverture : Drake sur fond de Coachella. Création graphique par Ulyces.