La chevauchée de la valkyrie

Il n’a rien vu venir, le jeune guerrier, et ne verra plus jamais rien. Sa tête vient de rouler aux pieds de sa monture, tranchée net d’un coup précis de naginata, la redoutable hallebarde japonaise. La lame continue de virevolter entre les mains expertes d’un combattant au corps singulièrement mince. Gare à celui qui tentera de croiser le fer. Ces mouvements aussi gracieux que mortels, ces traits fins sous la visière du heaume… Se pourrait-il en réalité que le champion appartienne au « sexe faible » ? Ne murmure-t-on pas d’ailleurs, à la lueur des feux de camp, que parmi les derniers compagnons d’armes de Yoshinaka se trouve une femme à la force colossale ? Dame Tomoe, l’amazone, aurait la bravoure de cent hommes et la force de mille ! N’écoutant que son courage, le second cavalier enroule la bride autour de son poignet, serre les flancs de son cheval entre les étriers, avant de s’élancer au grand galop à la poursuite de la mystérieuse diablesse surgie de nulle part et aussitôt disparue dans un nuage de poussière. Ce sera un grand honneur de vaincre un tel adversaire. À n’en pas douter, le seigneur Yoshitsune saura se montrer généreux. Sus à l’ennemi !

Tomoe Gozen lors de la bataille d'AwazuCrédits : wikipédia

Tomoe Gozen lors de la bataille d’Awazu
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En plein cœur des Alpes japonaises, enchâssée dans le splendide écrin des plus hauts sommets de l’archipel, se trouve la bourgade de Kiso. À l’entrée du temple du village veillent deux impérieuses statues de bronze, représentant les plus célèbres enfants du pays : Kiso no Yoshinaka et Tomoe Gozen, la seule femme samouraï de l’histoire du Japon, du moins la seule passée à la postérité. Car contre toute attente, associer la féminité à l’univers martial des guerriers nippons n’est pas une hérésie, loin s’en faut. Selon la mythologie japonaise, c’est de son aïeule Amaterasu, déesse du Soleil et divinité capitale du panthéon nippon, que la maison impériale tient son sabre sacré, qui constitue l’un des trois trésors les plus précieux. Les annales dynastiques évoquent également la belliqueuse impératrice Jingu, qui aurait conduit ses armées en Corée au IIIe siècle de notre ère, alors même qu’elle portait le futur empereur Ôjin, appelé à titre posthume à s’élever au rang de kami – divinité shintô, cette sorte d’animisme proprement japonais – sous le nom de Hachiman, dieu de la Guerre et protecteur du clan Minamoto. Et qu’importe s’il s’agit sans doute d’un mythe relatant une invasion de l’archipel, le symbole demeure limpide. Mais avec la montée en puissance des samouraïs au cours du haut Moyen Âge, les valeurs viriles s’affirment et s’associent au pouvoir. Les chroniqueurs tendent à reléguer hommes et femmes dans des rôles sociaux plus cloisonnés.

Dans le village de Kiso, deux statues de bronze représentent Kiso no Yoshinaka et Tomoe GozenCrédits : wikipédia

Dans le village de Kiso, deux statues de bronze représentent Kiso no Yoshinaka et Tomoe Gozen
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Et soudain, au détour d’une page du Dit des Heike, voici qu’apparaît Tomoe Gozen, les armes à la main. Qui est cette héroïne qui fait irruption sur la scène pourtant très masculine de la guerre des Genpei ? Le conflit opposant les clans Taira et Minamoto est un événement fondateur qui survient à la fin du XIIe siècle. Après une accalmie en 1182, la trêve est rompue au printemps de l’année suivante, lorsque les Taira dépêchent des troupes au nord afin d’y mater la rébellion menée par Kiso no Yoshinaka, un capitaine rallié aux Minamoto. Mal en prend aux assaillants, qui sont massacrés au fond des ravins bordant le col de Kurikara, où l’habile Yoshinaka leur a tendu une embuscade. À la suite de cette victoire retentissante, le vainqueur marche sur Kyôto, dont il s’empare sans coup férir. Si le vent a tourné en faveur des Minamoto, la victoire de Yoshinaka n’arrange pas les affaires de Yoritomo, qui entend bien conserver la haute main sur son clan. Prétextant le mauvais comportement des hommes de Yoshinaka qui occupent la capitale, le sire de Kamakura mande donc son jeune frère Yoshitsune, qui accomplit son premier exploit militaire en chassant l’importun de Kyôto.

Sur ses traces

Yoshinaka sait désormais que ses jours sont comptés. Ironie du sort, Yoshitsune dirige la traque, celui-là même qui, cinq ans plus tard, de chasseur deviendra proie. La poignée de compagnons d’armes restés loyaux au vaincu est rattrapée à Awazu en février 1184. Selon le Heike Monogatari, au nombre des fugitifs figure une femme, dont tout laisse à penser qu’elle entretient une liaison avec Yoshinaka. Concubine, maîtresse ou seconde femme, puisque l’on sait que le sire de Kiso avait laissé une épouse légitime en son fief, l’histoire ne le dit pas. En dépit d’une beauté peut-être soulignée de manière apocryphe, l’intéressée ne saurait en revanche être tenue pour une simple servante ou une dame de compagnie.

« Le mystère reste entier, d’autant que les différentes versions de son histoire se sont additionnées durant plus de neuf siècles. »

Elle est au contraire une combattante de plein droit, si l’on en juge par la description qu’en donnent les auteurs de la fameuse chronique  : « Tomoe, par la blancheur de son teint, par sa longue chevelure, par ses traits réguliers, était en vérité la plus belle. D’une force et d’une adresse rares à l’arc, que ce fût à cheval, que ce fût à pied, le sabre à la main, c’était une guerrière capable d’affronter démons ou dieux et qui seule valait mille hommes. Experte à monter les chevaux les plus fougueux, à dévaler la pente la plus raide, dès que l’on parlait bataille, vêtue d’une lourde armure aux plaques serrées, le grand sabre et l’arc puissant à la main, elle apparaissait à l’ennemi comme un capitaine de premier rang. Elle avait accompli de si brillants exploits que nul ne l’égalait. Et c’est ainsi que cette fois encore, quand tant de gens avaient battu en retraite ou s’étaient enfuis, Tomoe était des sept cavaliers qui n’avaient pas été frappés. » Malgré ce portrait à faire frémir le plus valeureux guerrier, Yoshinaka enjoint à Tomoe de quitter les lieux sans délai, de peur d’avoir à subir la honte de périr aux côtés d’une femme ! La malheureuse est bien payée pour sa peine. Elle proteste un instant, puis s’exécute en croisant les doigts pour qu’un adversaire digne d’elle entre en lice, de manière à prouver une ultime fois sa valeur aux yeux de son seigneur et sans doute amant. La prière est aussitôt exaucée, lorsqu’une bande de samouraïs Minamoto lancés aux trousses des fuyards fait son apparition. Tomoe charge dans la mêlée, décapite un assaillant, se dévêt de son armure avant de disparaître dans la nature sur la route des provinces orientales.

À compter de cet instant, les sources divergent. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu’on sait que ces récits furent compilés sur la base de traditions orales rapportées par des bonzes aveugles, joueurs de luth talentueux qui gagnaient leur pitance en se faisant conteurs itinérants ? Ces biwa hôshi, qui étaient au Japon médiéval ce que troubadours et ménestrels étaient à l’Europe féodale, ont souvent donné libre cours à leur imagination. tomoe_gozen3bis On tient cependant pour certain que Yoshinaka est tué à Awazu en ce funeste jour d’hiver. Si le lecteur du Dit des Heike n’entendra plus jamais parler de Tomoe, d’autres œuvres ne s’en tiennent pas à la version lacunaire du célèbre conte épique, à commencer par le Genpei Seisuiki. Cet ouvrage volumineux, qui narre lui aussi le conflit éponyme décidément inspirant, se fait fort d’établir la généalogie de Tomoe, et la présente de la sorte, par la voix d’un poursuivant : « Je n’ai jamais vu personne se battre aussi férocement, bien que j’aie moimême livré bataille depuis l’âge de seize ans. […] Elle est un merveilleux archer et un cavalier émérite, à la fois maîtresse et sœur de lait [de Yoshinaka]. Il la traite avec la plus grande considération. À la guerre, elle commande pour son compte à des troupes nombreuses. Son nom est sans tache, elle est un formidable guerrier. […] Ce n’est pas une femme, mais un démon à l’œuvre. Qu’un tel être m’atteigne, ne serait-ce que d’une seule flèche, signifierait pour moi la honte éternelle. » Et le preux samouraï, courageux mais point téméraire, de tourner casaque.

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L’HÉRITAGE CONTEMPORAIN DE TOMOE GOZEN

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Extrait du livre Samouraïs, 10 destins incroyables, paru en 2016 aux éditions Prisma. Couverture : estampe de Tomoe Gozen lors de la bataille d’Awazu. Crédits : Wikipédia.