Crime et châtiment

SINGAPOUR.

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Un portrait de Kho Jabing

J’étais assise dans une chambre d’hôtel à Kuala Lumpur quand j’ai reçu le message, c’était un lundi après-midi. Court mais bouleversant, il m’était envoyé par WhatsApp par Jumai : « Mon frère meurt vendredi. » Le frère de Jumai s’appelle Jabing, un Malaisien de 31 ans. Au cours de ces dernières semaines, moi et d’autres activistes anti-peine de mort avons été en contact permanent avec Jumai, nous avons pris son billet et celui de sa mère pour Singapour, et nous sommes allés les récupérer à l’aéroport. Chaque soir, nous nous sommes retrouvées pour faire le point et chercher des moyens de sortir son frère du couloir de la mort. Je me trouvais dans la capitale malaisienne dans l’espoir de pousser les groupes de défense des droits de l’homme et les politiciens locaux à agir pour leur compatriote – l’entreprise a connu un succès modéré. Jumai et sa mère venaient de passer sept années difficiles. Son frère, Jabing, a été arrêté en 2008 alors qu’il avait 24 ans, en raison de son implication dans un cambriolage ayant conduit à la mort d’un homme. Le père de Jumai est mort d’une attaque quelques mois plus tard – ce qu’elle attribue à l’anxiété chronique due à l’arrestation de son fils. Deux ans plus tard, Jabing a été reconnu coupable de meurtre et condamné à mort. Selon la loi singapourienne, quiconque est condamné pour meurtre doit le payer du prix de sa vie, sans espoir de bénéficier de circonstances atténuantes. Mais ce n’était pas la fin du grand huit émotionnel que vivait la famille de Jabing.

En 2013, le gouvernement de Singapour a amendé la peine de mort obligatoire, permettant aux juges de choisir entre la mort et l’emprisonnement à vie avec bastonnade – un châtiment consistant à attacher le détenu et à le battre avec une canne en rotin – pour la plupart des cas d’homicides à l’exception des plus graves, ainsi que dans certains cas de trafics de drogue. Jabing était éligible pour une reconsidération de sa peine, et un juge de la Haute Cour a établi qu’il n’y avait pas de « preuve évidente » du fait qu’il s’était glissé derrière sa victime pour le frapper sur le crâne avec un bout de bois. La sentence à mort a été mise de côté, remplacée par une condamnation à vie accompagnée de 24 coups de canne. Le soulagement a été de courte durée. La partie civile a fait appel, et en janvier 2015 la cour d’appel – la plus haute instance singapourienne – a renvoyé Jabing dans le couloir de la mort à 3 contre 2. Bien que les deux juges opposés à cette décision arguaient que les preuves n’étaient pas suffisantes pour déterminer combien de fois Jabing avait frappé sa victime avec le morceau de bois, ou s’il était à l’origine des fractures du crâne ayant causé la mort de l’homme, les trois autres juges étaient convaincus que Jabing avait fait montre d’un « mépris éhonté de la vie humaine », d’une façon qui « avait scandalisé la communauté ». Par conséquent, il méritait de mourir.

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La riche cité-État sud-asiatique de Singapour a longtemps été attachée à la peine capitale. La condamnation à mort est apparue dans la législation alors que Singapour était encore une colonie britannique, et elle a perduré malgré le fait que le Royaume-Uni lui-même a aboli les exécutions, quelles que soient les circonstances, en 1998. À Singapour, les crimes capitaux ne se limitent pas au meurtre, ils incluent aussi l’usage illégal des armes à feu et le trafic de drogue – ce dernier représentant la majorité des cas. 15 grammes d’héroïne ou 500 grammes de cannabis peuvent assurer un aller simple à l’accusé pour la potence – la méthode d’exécution dont Singapour a toujours fait usage. C’est une position radicale, délibérément adoptée pour souligner la posture intransigeante de Singapour face au crime. Le manque de preuves que la peine de mort est une arme de dissuasion efficace n’empêche pas le gouvernement de clamer que c’est à l’ombre menaçante de la corde que fait que la ville doit son taux de criminalité très bas.

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Le bâtiment de la Cour Suprême de Singapour
Crédits : Terence Ong

Lors d’une session de l’assemblée générale des Nations unies en septembre 2014, le ministère de la Justice K. Shanmugam a vigoureusement défendu l’utilisation de la peine de mort pour les crimes liés à la drogue. « Singapour est probablement le seul, ou l’un des seuls pays au monde, à combattre avec succès le problème de la drogue », a-t-il déclaré. « À ceux d’entre vous qui se demandent si la peine de mort peut être dissuasive, je dis venez à Singapour voir les choses par vous-mêmes, et comparez la région au reste du monde. » En raison du nombre relativement bas d’affaires de meurtres, les débats autour de la peine de mort dans les cas d’homicides sont moins nombreux que ceux qui entourent la guerre que mène le gouvernement contre les drogues. Mais la rhétorique des partisans de la peine capitale semblera familière à tous ceux qui se sont intéressés un jour au problème : Puisque cette personne a pris la vie d’une autre personne, pourquoi mériterait-elle de vivre ? En d’autres termes, œil pour œil, dent pour dent. Cette histoire a aussi cours dans les tribunaux. « En dépit du fait qu’un certain nombre de juridictions ont choisi de suivre le principe du “plus rarement possible” dans le fait d’appliquer ou non la peine de mort, ce n’était pas le comportement approprié pour Singapour », a écrit la cour d’appel en 2015, dans le jugement qui a renvoyé Jabing dans le couloir de la mort. « Le principe qui nous semble le plus approprié est de se demander si les actions de l’accusé ont provoqué l’indignation de la communauté. » Tout ceci fait de la lutte pour l’abolition une rude bataille. Au-delà d’un petit cercle de partisans, on trouve peu de compassion pour les gens tels que Jabing et sa famille. En vérité, la compassion est en quantité limitée : la requête de Jabing pour la grâce présidentielle a été rejetée à la mi-octobre. Le verdict a tourmenté une nouvelle fois la famille, mais ce n’était pas une surprise. La dernière fois qu’un détenu a été gracié remonte à 1998. Le refus de l’appel à la clémence de Jabing a suscité un tourbillon d’activité. Le plus cruel des comptes à rebours venait de commencer.

#SaveJabing

Les choses ont été compliquées davantage par les moyens limités de la famille. Jabing vient d’une région pauvre et rurale de Sarawak, dans l’est de la Malaisie. Sa famille ne parle pas anglais ; sa sœur parle malais, tandis que sa mère est plus à l’aise avec son iban natal. Ils ont pris l’avion pour Singapour en 2010 pour rendre visite à Jabing : il leur avait fallu deux ans pour économiser assez d’argent afin d’y parvenir. En mai, nous leur avons permis de retourner à Singapour pour déposer leur appel à la clémence adressé au président, leur donnant par la même occasion une autre opportunité de voir Jabing. Lorsque nous avons appris que l’appel avait été rejeté, nous leur avons permis de faire un autre voyage.

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Jumai Kho et la mère de Jabing, Lenduk anak Baling
Elles tiennent leur lettre d’appel adressée au président
Crédits : Kirsten Han

Chaque jour, du lundi au samedi, Jumai et sa mère Lenduk faisaient le trajet depuis leur hôtel jusqu’à l’imposant complexe carcéral de Changi, dans la partie est de Singapour, pour passer des heures précieuses auprès de Jabing. L’administration pénitentiaire leur accordait environ une heure et demie à chaque fois. Une vitre en verre les séparait, ils ne s’étaient pas touchés depuis longtemps. La nuit suivant leur première visite, nous nous sommes assises pour dîner toutes les trois dans un hawker center relativement calme. « Mon frère m’a dit qu’il voulait qu’on rapatrie son corps à Miri », m’a confié Jumai. Jabing avait donné des instructions claires. Il s’était converti à l’islam en prison et voulait être enterré dans le respect de la tradition musulmane. Accéder à sa dernière volonté impliquerait de faire voyager un cercueil de Singapour à Miri, puis de le transporter jusqu’au village rural de la famille, une épreuve à la fois morale et financière difficile. Il a demandé à sa sœur de s’assurer que tout le processus serait pris en charge par l’ambassade malaisienne – à ses yeux, les activistes de Singapour en avaient déjà trop fait pour lui. Ce refrain-là, nous l’avons souvent entendu de la bouche des détenus et de leurs familles. En dépit de leur angoisse personnelle, ils se sentent parfois gênés ou coupables d’avoir causé de nombreux soucis aux activistes, qu’ils voient comme des étrangers au grand cœur. Avoir cette conversation autour d’une table en plastique, par une soirée brumeuse, était surréaliste. Une tentative d’organiser les funérailles d’un jeune homme qui était non seulement vivant, mais au meilleur de sa forme. Une partie de moi voulait mettre fin à une telle discussion ; elle avait trop le goût de l’abandon, comme si nous acceptions son exécution comme inévitable. Et pourtant, c’était ce que Jabing avait en tête et ce qu’il avait demandé de faire à sa sœur. Une semaine s’est écoulée avant que trois officiers de police ne demandent à parler à Jumai et à sa mère, à la fin de leur séjour à Singapour. Le jour tant redouté était arrivé. C’était lundi dernier : les officiers ont dit à la famille que Jabing serait pendu le vendredi 6 novembre.

« Si vous pouviez voir mon souffle, vous le verriez lentement disparaître. » — Jumai

Les exécutions à Singapour ont généralement lieu à six heures tous les vendredis matins. Tandis que les lèves-tôt quittent leurs lits et que les enfants se préparent pour aller à l’école, le détenu est conduit de sa cellule jusqu’à la chambre d’exécution. Un nœud coulant – mesuré d’après le poids de la personne – est placé autour de la tête du prisonnier, le nœud derrière l’oreille droite pour s’assurer que la moelle épinière sera sectionnée à l’impact, au terme de la longue chute à travers la trappe. Personne, hormis les officiers de la prison et les docteurs, n’est autorisé à être présent. De ce que nous avons pu comprendre, le procédé est rapide, méthodique, et toujours exécuté dans les règles. On attend de la famille qu’elle réclame le corps à une heure précise, sans quoi l’État incinère la dépouille. Avant l’exécution, un simulacre bizarre et quelque peu dérangeant se déroule. La veille de l’exécution, on permet au détenu de troquer son uniforme de prisonnier contre des habits normaux, et de poser pour une séance photo. Les photographies sont ensuite remises à la famille comme des souvenirs de leurs proches. ulyces-singapourconvict-04C’était pour cette séance photo que Jumai et Lenduk se sont retrouvées, tard dans la soirée de lundi, dans un mall tentaculaire de Little India ouvert 24 h/24, à chercher des habits que Jabing pourrait porter. Alors que Jumai essayait de s’assurer que son frère recevrait tout ce dont il avait besoin, Lenduk observait la scène se dérouler dans une complète apathie. Comment pouvait-elle choisir, en sachant pertinemment qu’il s’agissait des dernières affaires que porterait son fils ? Les deux femmes étaient encore étourdies par la nouvelle. « Si vous pouviez voir mon souffle, vous le verriez lentement disparaître », m’a dit Jumai en s’adressant à l’interprète malais. « Je n’accepte pas encore la réalité. » Personne ne voulait abandonner, tant que Jabing était en vie. Et pourtant, nous avions en permanence conscience que le temps file et que les chances d’un retournement de dernière minute étaient minces. « S’il y a une chance pour que nous puissions le garder en vie, alors au moins nous pourrons lui rendre visite une dernière fois », a poursuivi Jumai. « Mais parfois, j’ai le sentiment que tout espoir est perdu. »

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Le 20 mai 2016, Kho Jabing a été pendu à 15 h 30, après que l’appel de sa défense a été rejeté par la Cour de Singapour. Le jour de l’anniversaire de sa sœur, qui s’est tant battue pour lui.


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « On Death Row in Singapore », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Singapour, par Kirsten Han.