Le 4 novembre 1955, William Nelson, petit retraité trapu de 55 ans qui jouait en bourse, quitta sa maison en banlieue de Phoenix. Il dit au revoir à sa femme, se glissa dans son pick-up Ford de 1953 et mit le contact. L’explosion qui l’éjecta du toit était si puissante qu’elle en arracha la porte et la toiture du garage à proximité, et fit trembler les fenêtres sur près d’un kilomètre. Avec ses lunettes pentagonales à montures métalliques et ses grosses bajoues, Nelson ressemblait à une chiffe molle. Selon les dires de ses voisins, il avait vécu parmi eux sans jamais faire de vagues. Un homme tranquille et effacé. Mais le shérif du comté de Maricopa, L.C. Boles, et son adjoint Ralph Edmundson, chargés de l’enquête, qualifièrent toutefois le meurtre de « vengeance », et déclarèrent avoir collecté des indices les conduisant jusqu’à Los Angeles, Chicago et New York.

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Fin d’un gangster
Crédits : Live Magazine

Pourquoi donc ? Eh bien parce que Nelson était tout sauf un retraité qui jouait en bourse, et qu’il n’avait rien d’une chiffe molle. Il ne s’appelait même pas William Nelson. Le véritable nom de l’homme dont les membres étaient éparpillés sur toute la propriété était Willie Bioff (très justement prononcé « buy off » [« pot-de-vin »]). Dans les années 1930, il avait été le roi incontesté d’Hollywood, l’homme qui faisait trembler tout le monde dans l’industrie, du moindre machiniste aux plus grandes stars, en passant par les patrons de studios eux-mêmes. Un jour, quand Bioff arriva aux portes du studio MGM (Metro-Goldwyn-Mayer) et qu’un gardien manqua de le reconnaître, il téléphona au vice-président de la MGM, Eddie Mannix, et lui ordonna de descendre dire au malappris qui il était. Mannix s’exécuta sur le champ. Quand Bioff se fit construire une nouvelle maison à la hauteur de sa stature de monarque d’Hollywood, il annonça à un cadre dirigeant de la Columbia, Leo Spitz, qu’il s’attendait à ce que le studio paie pour l’aménagement intérieur. Ce fut le cas. Et quand il déclara aux responsables des studios qu’il avait décidé d’étendre son pouvoir, il s’amusa de leur réaction : « Ils ont sursauté comme des chats effarouchés. Il faut croire que j’étais leur croque-mitaine. » C’est qu’il l’était, et plus encore. Aux yeux des magnats d’Hollywood, pour la plupart immigrés juifs d’Europe de l’Est ayant fait la promotion du rêve américain avec véhémence dans leurs films, de peur que leur pays d’adoption ne les rejette comme migrants illégaux, ce péquenaud, lui-même juif d’Europe de l’Est, représentait le cauchemar américain. Il était arrogant, irrévérencieux, ostentatoire, vantard, fanfaron et fier de revendiquer son illettrisme. Un excentrique tout droit sorti d’un conte de Damon Runyon avec des prolétaires en toile de fond, mais dans son cas, avec du sang sur les mains. Beaucoup de sang. Si Willie Bioff était le roi d’Hollywood, c’est qu’il était l’agent d’Al Capone sur place. Et il était l’agent de Capone sur place car il avait découvert comment siphonner l’argent des studios, des millions de dollars qui fluctuaient des magnats vers la mafia, Bioff prélevant sa part à chaque fois. S’il avait eu le temps, déclara-t-il plus tard, il aurait détenu 50 % des parts des studios. Le fait est qu’il ne les dirigeait pas directement, pour un temps du moins.

Le menteur

Bioff avait beaucoup menti. Menti sur son identité : bien avant de devenir William Nelson, il avait été entre autres Morris Bloffsky, Morris Bioff, William Berg, Harry ou Henry Martin, ou bien M. Bronson. Menti sur son âge. Il était né en 1886. Ou en 1899, ou n’importe quelle année entre les deux. Menti sur son lieu de naissance. Il déclarait qu’il était arrivé aux États-Unis à l’âge de cinq ans avec ses parents juifs russes. Ou bien qu’il était né à Chicago, où il avait grandi. Mensonge ou non, il racontait que sa mère était morte quand il avait huit ans. Il quitta l’école après le CE2, et, six ans plus tard, son père le mit à la rue pour qu’il se débrouille. Il serait, selon certains, devenu proxénète juvénile, faisant payer les garçons 10 cents pour caresser des filles qu’il rémunérait en friandises. Un jour, lorsqu’une fille a refusé, le jeune Willie aurait rétorqué : « Ça devrait te valoir 10 cents d’acide en plein visage. » Entre autres choses, il était devenu un petit délinquant, volant des jambons chez Swift & Co., qu’il mangeait malgré son éducation kascher (« Ventre vide n’a pas de religion », dira-t-il à un journaliste). L’adolescence à peine terminée, il gérait une maison close de Chicago où, selon la police, une de ses filles aurait effectué jusqu’à treize passes en une journée pour 29 dollars. De cette époque de sa vie, il commentera discrètement : « J’ai fait du porte-à-porte, des livraisons et d’autres choses. Et rencontré beaucoup de gens. »

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Browne et Bioff
Crédits : IATSE

Parmi les personnes qu’il avait rencontrées, il y avait Jerry Leahy, l’agent du syndicat des camionneurs à Chicago, pour qui Bioff servait de conducteur tandis que Leahy faisait des arrêts et « collectait » – le terme utilisé pour effectuer les tournées de pots-de-vin versés afin d’éviter les conflits avec le syndicat. C’était bientôt Bioff lui-même qui collectait, forçant les marchands de poulet kascher à faire entrer leurs employés dans les rangs. C’est à cette époque, en 1932, qu’il rencontra un syndicaliste du nom de George E. Browne, qui s’occupait de recruter les marchands de poulet non-juifs. De cette rencontre naquit l’association qui allait faire trembler Hollywood. Les deux nouveaux partenaires ne pouvaient pas être plus différents l’un de l’autre. Bioff était haut en couleur, Browne était quelconque. Sa caractéristique la plus identifiable était de commencer à boire de la bière au saut du lit, pour ne s’arrêter qu’une fois de retour au lit la nuit venue (quand on lui demanda de confirmer si Browne buvait bien jusqu’à cent bouteilles de bière par jour, Bioff lança malicieusement : « Attendez, ce n’était peut-être pas cent, mais cent-un. Ou bien peut-être soixante-dix »). Mais si Browne avançait dans la vie en titubant, il n’en était pas moins un homme d’une importance relative à Chicago, à l’époque où il croisa le chemin de Bioff. L’organisation du marché du poulet était un à-côté de sa profession d’agent pour l’antenne locale de l’IATSE, l’Alliance internationale des employés de la scène, le syndicat qui représentait tous les techniciens du théâtre et du cinéma, des machinistes aux projectionnistes. Browne affirma toujours avoir travaillé dans la plus stricte légalité avant de rencontrer Bioff. Selon lui, c’était Bioff qui avait échafaudé le plan qui allait les lier au gang de Capone.

Le club était géré par Nick Circella, alias Nick Dean, alias Nickelodeon, l’un des fantassins de Capone.

Comme Bioff le confia plus tard, il commença à travailler comme représentant personnel de Browne pour le syndicat en 1932 ou 1933. À l’époque, 250 des 400 membres étaient au chômage. L’antenne initia alors une soupe populaire. Peut-être s’agissait-il d’un geste désintéressé pour Browne, mais Bioff y vit une opportunité philanthropique déguisée. Il avait fait une découverte majeure : qui contrôlait les projectionnistes contrôlait Hollywood. Et l’IATSE contrôlait les projectionnistes. Il fit donc venir Barney Balaban, le magnat des salles de cinéma de Chicago, à la chambre d’hôpital où Browne se remettait d’une maladie, et lui demanda une contribution à la soupe populaire au lieu de rétablir les coupes salariales des projectionnistes. En réalité, Bioff le menaça d’obtempérer. En cas de refus, il subirait une grève du personnel qui lui coûterait ses salles. Balaban leur versa 20 000 dollars – dont 300 atterrirent le soir même dans les poches de Bioff et Browne, qui célébrèrent l’événement en se saoulant et en jouant de l’argent au Club 100. Bioff admit plus tard avoir acheté quelques boîtes de conserve pour la soupe populaire avec les 20 000 dollars. Le club était géré par Nick Circella, alias Nick Dean, alias Nickelodeon, l’un des fantassins de Capone. Circella en vint à se demander comment ces deux petits joueurs avaient pu réunir tant d’argent. Bioff et Browne, incapables de rester muets, se vantèrent à Circella de la façon dont ils avaient extorqué le magot à Balaban.

Le lendemain, Frank Rio, l’un des lieutenants de Capone, organisa une rencontre avec Browne. Il le força à monter dans sa voiture, puis insista pour recevoir 50 % de tout ce que lui et Bioff tireraient de Balaban. Ainsi débuta leur premier plan d’extorsion. Bioff rencontra très vite un des dirigeants de la chaîne de cinémas Balaban & Katz, et insista pour qu’ils ajoutent un deuxième projectionniste dans chaque cabine. Son interlocuteur hurla qu’une telle mesure serait hors de prix, et signifierait la banqueroute de la société. Ce à quoi Bioff rétorqua : « Deux hommes, sinon… Si grand-mère doit en mourir, elle en mourra. » Mais il y avait une alternative, ajouta-t-il. Elle s’appelait « dessous-de-table ». Balaban choisit l’alternative. Très vite, Bioff et Browne ratissaient plus de 100 000 dollars aux exploitants de Chicago, ce qui incita Frank Rio et Frank Nitti, successeurs de Capone après que ce dernier fût envoyé en prison pour fraude fiscale, à organiser un nouveau rendez-vous, cette fois dans un hôtel du centre-ville. La mafia exigeait désormais de Bioff et Browne les deux tiers de la recette. Sinon… Pince-sans-rire, Browne déclara plus tard ne pas avoir voulu savoir ce que « sinon » pouvait signifier. La cupidité de la mafia n’était toutefois pas rassasiée. En 1932, Browne s’était présenté comme candidat à la présidence de l’IATSE et avait perdu. Maintenant que Nitti savait combien il pouvait engranger grâce à l’industrie du cinéma juste en intimidant les exploitants d’une seule ville, il décida de ne pas tenir compte du verdict. Nitti organisa une rencontre chez Harry Hochstein, un homme de main de la mafia, à Riverside, Illinois, et développa sa stratégie. Nitti voulait connaître quelles antennes s’étaient opposées à Browne en 1932. Browne mentionna celle de New York, du New Jersey, de Cleveland et de Saint-Louis. Nitti lui répondit qu’il n’y aurait pas de problème. Il ferait en sorte que ces antennes le suivent, grâce à ses « contacts ».

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Chicago, 1930
Crédits : CTA

En juin 1934, l’IATSE se réunit à Louisville pour sa convention nationale. Le très amène George E. Browne y présenta de nouveau sa candidature. Pour l’assister, une délégation de truands arriva de Chicago et ordonna de tenir les journaux à l’écart. Juste avant le vote, une demi-douzaine d’hommes munis de cannes blanches pénétrèrent dans la grande salle, l’accessoire des personnes aveugles servant évidemment d’avertissement à tous ceux qui s’opposeraient à la nomination de Browne. Il remporta l’élection. Quand des membres d’une des antennes se plaignirent du truquage, Bioff, qui, à la suite de l’élection de Browne, avait immédiatement été nommé représentant personnel du président, fit en sorte qu’une bande de dockers leur mettent une raclée. Mais tout le monde n’était pas disposé à accepter l’ascension de Browne. Ainsi débuta l’ère des longs couteaux. Quand Tommy Maloy, chef de l’antenne 110 du syndicat des cinématographes à Chicago, montra sa réticence à céder du pouvoir aux nouveaux venus, il fut mitraillé au volant de sa voiture sur la route longeant le lac Michigan (en racontant l’incident à un agent du FBI, Capone insinua avec un clin d’œil entendu que Maloy avait eu un accident de voiture). Quand un homme du nom de Clyde Ostenberg menaça de créer un syndicat rival pour donner du poids aux projectionnistes, Bioff, aux dires du garde du corps d’Ostenberg, l’assura de laisser tomber. Ostenberg fut plus tard abattu. Tout comme le leader syndicaliste Louie Alterie. Quand Bioff suspecta de double-jeu un homme de main du syndicat, Fred « Bugs » Blacker (surnommé ainsi parce qu’il dispersait des punaises de lit dans les salles de cinéma récalcitrantes), il le fit assassiner. Une preuve du caractère incorrigible de Bioff : quand un syndicat rival fit circuler des prospectus dénonçant ses crimes, il engagea leur responsable de la communication. À la fin de l’année 1935, débarrassés de leurs rivaux, Browne et Bioff contrôlaient pleinement l’IATSE. Ce n’était désormais plus qu’une question de temps avant que l’IATSE ne contrôle Hollywood.

Le pouvoir

Bioff se décrirait plus tard comme le simple assistant de Browne, touchant un salaire de 22 000 dollars par an. « Moi ? Je ne suis pas quelqu’un d’important. Je travaille seulement pour notre président, George E. Browne », dira-t-il à un journaliste. « Je fais ce qu’on me demande, je vais où l’on m’envoie. » Mais comme sur tant d’autres choses, Bioff mentait, et en privé se gaussait même d’être la véritable force motrice, et Browne un homme de paille. Bioff le vaniteux exigea par ailleurs des réductions salariales des membres du syndicat, puis força les studios à lui verser leurs économies, qu’il redistribuait ensuite entre la mafia et lui-même. Il instaura même un nouveau prélèvement de 2 % sur les cotisations des syndiqués. Le tout accumulé s’élevait à 1,5 million de dollars pour lui, Browne et leurs partenaires mafieux. Dans un premier temps, l’idée avait été d’utiliser les projectionnistes qu’ils représentaient à travers le pays afin de lancer une version nationale de l’escroquerie que Bioff avait si bien mis en place à Chicago. La mafia était satisfaite des rentrées d’argent. Mais Bioff avait vite réalisé qu’ils pouvaient amasser encore plus s’ils représentaient non seulement les projectionnistes, mais virtuellement tous les employés d’Hollywood. Malheureusement pour lui, l’IATSE avait orchestré une grève désastreuse en 1933, durant laquelle l’accord qui la liait aux studios avait été rompu. En résulta une chute drastique des adhésions, qui passèrent de 6 000 à seulement 150. La première chose à faire pour l’IATSE était d’augmenter le nombre de ses adhérents.

Bioff voulait remonter à la source du pactole, où des millions de dollars n’attendaient que d’être arrachés à des studios trop timorés pour réagir.

À cette fin, Bioff devait obtenir la coopération des studios. Fin 1934 ou début 1935, lui et Browne, rencontrèrent Patrick Casey, l’intermédiaire du syndicat pour les producteurs d’Hollywood, avec une idée en tête. Il fut suggéré que les projectionnistes de Chicago se mettent en grève pour un prétexte bidon. Les producteurs rencontreraient alors Bioff et Browne lors d’une réunion de crise afin de mettre fin à cette grève. Ce faisant, ils reconnaîtraient de nouveau l’IATSE. Et, cerise sur le gâteau : les producteurs garantiraient également un « atelier fermé », signifiant que l’IATSE deviendrait l’unique agent négociateur pour la plupart des employés d’Hollywood. Les autres syndicats furent tout naturellement furieux de cet accord, mais ils l’acceptèrent à contrecœur, d’une part parce que Bioff les avait soudoyés, et d’autre part par peur du fameux « sinon ». Ce fut, selon les dires de Bioff, un moment d’illumination. Il réalisa que le plan qu’ils avaient conçu après Louisville pour faire de l’IATSE l’agent négociateur principal avait fonctionné bien au-delà de leurs espérances. Il avait un moyen de pression sur les studios grâce aux projectionnistes, et désormais il en avait un autre sur leur propre force syndicale. Mais Bioff avait des ambitions autrement plus élevées qu’un racket sur les cotisations, ou des pots-de-vin touchés grâce aux économies faites par les studios. Il voulait remonter à la source du pactole, jusqu’à Hollywood elle-même, où des millions de dollars supplémentaires n’attendaient qu’à être arrachés à des studios trop timorés pour réagir. Bioff savait comment s’y prendre. Il mit le cap sur la côte Ouest.

Après les événements de 1935 (les meurtres, les extorsions, la consolidation de son pouvoir au sein des syndicats, l’accord avec les studios qui lui offrait l’occasion d’éprouver ce pouvoir), Willie Bioff le grassouillet, qui disait à une époque pouvoir soulever n’importe qui d’une seule main, rencontra Nicholas Schenck, probablement la personne la plus puissante de l’industrie cinématographique de l’époque. Il le rencontra armé d’un nouveau plan, la simplicité incarnée. Schenck, comme Bioff, était un immigré juif russe qui, avec son frère Joseph, avait ouvert une pharmacie à New York avant de se lancer dans les parcs d’attractions. Il avait suscité l’intérêt de Marcus Loew, dirigeant de la Loew’s, maison-mère de la MGM. Quand Loew mourut en 1927, Nick Schenck prit sa suite à la tête de son empire. Schenck était bourru, fruste et brutal. Mais selon Bioff, quand ils se rencontrèrent dans le bureau new-yorkais de Schenck en avril 1936, les deux hommes échangèrent quelques plaisanteries pendant deux minutes, avant que Bioff ne finît par formuler sa requête : il voulait deux millions de dollars, sans quoi il retirerait les projectionnistes de chaque cinéma sur le sol américain. Schenck répétera plus tard les mots de Bioff : « Il faut que vous sachiez que j’ai fait élire Browne président, et que c’est moi qui suis en charge. Il fait tout ce que je lui demande. Votre industrie est prospère, et je dois bien pouvoir en tirer 2 millions. » Il ajouta : « Si je décide de retirer les projectionnistes, dans deux ou trois semaines, l’industrie cinématographique n’existe plus. Elle sera ruinée. » Schenck protesta que même avec les pratiques comptables douteuses d’Hollywood, il aurait les plus grandes difficultés à réunir 2 millions de dollars en une seule fois. Bioff réduisit donc sa demande de moitié, et accepta des versements réguliers en paiements de 50 000 et 100 000 dollars. C’est ainsi que Bioff, et par son biais les tenants du gang de Capone, transforma Hollywood en banque privée.

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Al Capone
Crédits : FBI

Quand il s’installa finalement à Hollywood plus tard cette même année, son affaire d’extorsion lui prenait tout son temps, elle était d’une tout autre ampleur. Il naviguait de patron de studio en patron de studio, exigeant des sommes d’argent en échange de sa promesse que l’IATSE ne se mettrait pas en grève. Très vite, il n’allait plus les trouver chez eux. C’était eux qui venaient à lui, directement dans sa chambre d’hôtel. Les autres magnats suivirent l’exemple de Nick Schenck, remettant à Bioff des liasses de billets, toujours du liquide, dans de simples enveloppes en kraft, qu’il rangeait dans la poche intérieure de sa veste. Avec le temps, l’intermédiaire principal chargé de l’escroquerie devint Joe Schenck, le frère de Nick, de loin le plus avenant des frères Schenck, et accessoirement président de la 20th Century Fox. Comme Bioff le relata, il s’installait dans le bureau de Joe, croquait dans une pomme et le regardait distribuer l’argent qui était désormais, pour des raisons pratiques, souvent géré par lui pour le compte des autres studios. Nonchalant à ce sujet, il expliqua à Harry Warner fin 1937 : « Les gars à Chicago espéraient un cadeau de Noël. » Ce qu’ils reçurent, sous la forme de liasses de billets que Bioff étalait sur son lit pour les compter. Il avait une autre arnaque dans son chapeau. C’est d’ailleurs Nick Schenck lui-même qui suggéra que Bioff devienne le responsable commercial pour DuPont, fabricant de pellicule, prenant au passage une commission sur les ventes de 7 %. Schenck ordonna alors à Louis B. Mayer d’acheter à Bioff la moitié des stocks de pellicule nécessaire à la MGM, bien que Kodak ait depuis des années fourni les studios, qui en étaient parfaitement satisfaits. Bioff accepta l’offre… tant que DuPont ne prévenait pas le responsable local du gang de Capone, Johnny Rosselli. Enfin, il lança un ultimatum aux autres patrons de studios, et tous se mirent à acheter de la pellicule DuPont, générant ainsi plus de 150 000 dollars de « commissions » pour Bioff. Ils déclarèrent unanimement ne pas avoir eu le choix. Ils raquaient pour apaiser le syndicat, et ils raquaient car ils avaient peur de ce que Bioff et ses amis pourraient leur faire en cas de refus. Schenck raconta qu’après s’être demandé s’il allait ou non accepter le racket de Bioff, il prit sa décision quand une bombe fut trouvée dans la toiture d’une salle de cinéma Loew, et se remémora la menace faite à Louis B. Mayer, le précédent roi d’Hollywood : « Il n’y a pas assez de place pour nous deux dans ce monde. » Harry Warner confia que tandis qu’il hésitait à accepter une nouvelle exigence financière de Bioff, il avait engagé deux gardes du corps – avant de céder finalement à sa demande. L’acteur George Raft se rappelle que Bioff arriva un jour sur le plateau d’À chaque aube je meurs, dans les studios de la Warner, alors que le bonhomme cherchait à faire plier le studio. Comme Raft le raconte, Bioff voyait « d’un mauvais œil » Jimmy Cagney, qui partageait l’affiche avec Raft. Il fixa les projecteurs situés au-dessus de Cagney, puis échangea un regard entendu avec les petites frappes qui accompagnaient le leader syndical. Raft expliqua que Bioff lui avait raconté plus tard qu’ils avaient eu l’intention de faire tomber un projecteur sur Cagney, mais qu’ils s’étaient ravisés par égard pour Raft. Ce dernier ne sut jamais pour quelle raison Bioff en voulait à Cagney. Bioff était à la fois direct et cavalier dans son rapport de force avec ces magnats. Il décrivait ainsi ses méthodes de négociation : « Vous entrez dans une pièce avec eux et ils commencent à brailler, criant qu’ils se font dépouiller. C’est sans fin. Mais moi, je suis quelqu’un d’occupé, et je ne dors pas beaucoup. Alors je m’endors, quand commence ce vacarme. Après un moment, ça se tasse et c’est le calme qui me réveille. Je leur dis alors : “Très bien messieurs, peut-on avoir l’argent ?” » Et il l’obtenait toujours.

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En grève
L’IATSE manifeste contre la Columbia
Crédits : Bison Archives

Mais même quand Bioff les menaçait et leur extorquait de l’argent, les magnats étaient étrangement en symbiose avec leur Némésis, car au bout du compte, il les protégeait. En 1939, un groupe d’ouvriers mécontents tenta de détrôner l’IATSE comme syndicat. Quand le National Labor Relations Board accorda aux travailleurs le droit de tenir une élection afin de déterminer qui les représenterait, les producteurs et Bioff se retrouvèrent à une table, la panique gagnant visiblement les deux côtés. « Il vaut mieux que l’IATSE gagne », aurait annoncé Bioff au reste du groupe. « Tu as absolument raison. Il faut que tu gagnes », surenchérit Joe Schenck. Bien entendu, Bioff remporta la bataille. En partie grâce à des intimidations, en partie en faisant en sorte que les membres du comité fussent bien traités pendant un temps. Il l’emporta avec 4 460 voix contre 1 967 sur John L. Lewis, le légendaire patron aux sourcils épais du Syndicat des travailleurs miniers d’Amérique, qui avait soutenu et financé le syndicat d’opposition, la United Studio Technicians Guild. Dans les faits, Willie Bioff n’était pas seulement devenu le nouveau roi d’Hollywood. Il était devenu leur Huey Long, un véritable dictateur populiste.

Le retour de flamme

Il s’avéra que Bioff aimait autant le pouvoir que l’argent, ce qui contribua à sa perte. Il interrompait des réunions d’antennes syndicales, accompagné de deux gâchettes de la mafia, et annonçait que les responsables nationaux prenaient la relève. Ou bien encore, il s’installait dans les bureaux des patrons de studios, et faisait des suggestions de casting les pieds posés sur leurs bureaux, avant de demander ses liasses de billets. Tous les dirigeants étaient « menés à la baguette », comme il aimait le fanfaronner en les voyant frémir. Et puis, il aimait le style d’Hollywood. Il développa un goût pour les costumes m’as-tu-vu sur-mesure de la côte Ouest, qu’il pensait être à la mode. Et il gardait dans son portefeuille une carte du syndicat, plaquée or et sertie de diamants, le symbole de ce qui avait tout rendu possible pour lui. Mais alors qu’il était au faîte de son pouvoir, le roi d’Hollywood commit deux impairs. Le premier fut de vouloir construire une maison sur un terrain de plus de 320 000 mètres carrés dans la vallée de San Fernando. Grâce à ses magouilles à Hollywood, Bioff disposait déjà de l’argent nécessaire pour le ranch (100 000 dollars), mais il craignait qu’en achetant la propriété avec ses propres deniers, le fisc ne commençât à se demander d’où il tirait les ressources suffisantes, puisqu’il était admis que Bioff ne gagnait pas assez avec son salaire pour acheter le terrain et faire construire. En tout cas pas légalement, les livres de compte ouverts. Ainsi, Bioff demanda à Joe Schenck un prêt de 100 000 dollars pour couvrir ses traces, prêt qu’il lui rembourserait immédiatement. Schenck se déroba, non parce qu’il ne voulait pas accéder à une énième requête de Bioff, mais parce qu’il estimait qu’un transfert d’argent d’un patron de studio à destination d’un leader syndical à Hollywood éveillerait les soupçons. Bioff resta indifférent à son argumentaire. Il voulait cette maison. Schenck et Bioff échafaudèrent alors un tout autre plan.

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Joseph Schenck et Darryl Zanuck
Crédits : Life Magazine

Schenck fit en sorte que son neveu, J. Arthur Stebbins, prêtât les 100 000 dollars à Bioff, Schenck lui garantissant le prêt. Dans le même temps, Bioff acceptait de rembourser les 100 000 dollars à Stebbins, ce qu’il fit en secret tout en omettant les relevés en vigueur afin que le gouvernement ne sût pas que l’argent provenait en réalité de son compte. Bioff construisit ensuite son ranch, qu’il baptisa Laurie A., d’après sa tendre épouse, la fille d’un marchand de meubles de Chicago. Une énorme bibliothèque remplie de premières éditions hors de prix formait la pièce maîtresse de la demeure, ce qui ne manquait pas de piquant pour quelqu’un qui avait arrêté l’école au CE2. Assis dans sa bibliothèque au sein de son manoir, engoncé dans ses costumes sur-mesure, Willie Bioff, comme les magnats dont il pompait l’argent, devait se dire qu’il était parvenu à son but. Mais e résultat de la transaction qui permit à Bioff de financer son palace fut que Joe Schenck, en garantissant les 100 000 dollars, semblait disposer de 100 000 dollars sur lesquels il n’avait pas payé d’impôts. Ce fut la première erreur de Schenck (et de Bioff). Quand un courageux dissident de l’IATSE eut vent du « prêt », Bioff se sentit obligé d’annoncer sa démission du syndicat. Ce ne fut toutefois qu’une annonce, non une réalité. La deuxième erreur de Bioff fut de vouloir prendre le contrôle d’un des rares syndicats d’Hollywood qui lui échappait : la Screen Actors Guild. Bioff, petit et trapu, aimait le glamour dont bénéficiait la SAG autant que celui dont se parait son ranch. Quant à elle, la SAG n’aimait pas Bioff. Pas que ça l’ait arrêté. Au contraire, Bioff se présenta sans y être invité à une négociation entre la SAG et le dirigeant de la MGM, Louis B. Mayer, à la maison de plage de ce dernier à Santa Monica. Il effraya tant Mayer et les autres dirigeants qu’ils accédèrent sans discuter aux demandes de la SAG. Bioff pensait peut-être que ce faisant, il jouirait d’une aura auprès des acteurs, qui se réfugieraient dans son giron. Il avait tort. Quand il annonça que l’IATSE allait prendre le contrôle de la SAG, les syndicats des scénaristes et des réalisateurs en firent au contraire la cible de davantage d’opprobre à Hollywood, en particulier lorsqu’il accorda un statut à un groupe dissident de la SAG pour tenter de corrompre le syndicat.

En novembre 1939, après la victoire de Bioff sur John L. Lewis, le rédacteur du Daily Variety, Arthur Ungar, se mit à rédiger des articles avertissant de l’influence pernicieuse de Bioff sur l’industrie (Ungar devrait bientôt demander une protection rapprochée de la police de Los Angeles, qui lui serait accordée). D’autant plus que, au cours du même mois, le journaliste syndiqué Westbrook Pegler, véritable fauteur de troubles, se lança dans une série d’articles sur l’infiltration des syndicats par la mafia, et il identifia Willie Bioff comme un exemple type, appuyant sur son passé peu honorable et ses liens avec la mafia. Au même moment, un groupe dissident de syndicalistes radicaux qui trouvait la relation entre Bioff et les patrons de studios trop privilégiée, et craignait ses relations avec le milieu du crime, lança sa propre contre-attaque. Ils formèrent un groupe, les White Rats, pour mettre à l’amende Bioff et son pouvoir. Pour la première fois depuis son arrivée à Hollywood en 1935, près de cinq ans auparavant, Willie Bioff était en état de siège. Toutefois, le principal auteur de cette riposte était l’acteur Robert Montgomery, le robuste leader républicain de la SAG. Horrifié à l’idée que Bioff et ses amis puissent effectivement prendre le contrôle de son syndicat, Montgomery avait été alerté par un informateur, certainement un comptable, que quelque chose clochait probablement concernant ce prêt entre Bioff et J. Arthur Stebbins. Collaborant avec les White Rats, Montgomery obtint d’une manière ou d’une autre le chèque de Stebbins pour Bioff et alerta le procureur Frank Murphy, que les articles de Pegler poussaient de plus en plus à agir contre Bioff. Apprenant qu’il était sous le coup d’une enquête, Schenck téléphona à Bioff de son bureau et lui recommanda de partir pour un moment. Bioff déclina son offre. 1280px-Poster_-_No_More_Ladies_04 Entre-temps, Pegler avait déniché une vieille condamnation de Bioff pour proxénétisme à l’époque où il vivait à Chicago, et découvert qu’il n’avait effectué que quelques jours en prison sur sa peine de six mois de condamnation, avant d’être libéré sous caution. Bioff fut arrêté pour cette infraction le jour même où il devait se réunir avec les producteurs et discuter de comment éviter une autre grève des projectionnistes. Il insista sur le fait d’être la victime de ploutocrates. « J’en ai peut-être trop fait pour les travailleurs », dira-t-il aux journalistes avant d’être expédié à Chicago pour comparaître devant le tribunal dans cette affaire de proxénétisme. Il sera finalement contraint d’effectuer le restant de sa peine de prison. Au milieu de toute cette agitation, le procureur poursuivit son enquête sur le prêt de Schenck. Retracer la piste de l’argent s’avéra être un processus long et pénible, nécessitant plus d’un an d’épluchage de comptes et de registres. Murphy finit par envoyer Charles Carr, assistant particulier, à Hollywood afin de déterminer si les 100 000 dollars non déclarés étaient un pot-de-vin à Bioff. Carr constitua un grand jury à cette occasion, qui n’inculpa pas Bioff mais Joe Schenck pour fraude fiscale. Schenck fut jugé par le tribunal fédéral de New York durant l’été 1941, six mois après que Bioff fût relâché de la prison de Chicago. Son procès fut constellé d’apparitions de vedettes. Parmi ses témoins de moralité, Schenck présenta Chico et Harpo Marx, ainsi que Charlie Chaplin. Il fut néanmoins déclaré coupable et condamné à trois ans de prison ferme. Dans l’espoir de réduire sa peine, il décida de coopérer avec les autorités qui tentaient de pincer Bioff en avouant que ce dernier avait extorqué de l’argent à l’industrie pendant des années (il confia aussi à Murphy que Bioff valait chaque dollar investi et plus encore). Pour son aide, sa peine fut réduite à treize mois, sur lesquels il n’en purgerait que quatre en prison. C’était désormais au tour de Bioff.

Les procès

Cinq semaines après la condamnation de Schenck, Bioff fut inculpé pour extorsion, tout comme George Browne et Nick Circella, qui partit rapidement en cavale. « Je n’ai jamais soutiré un centime à qui que ce soit », grogna Bioff. Le jour même de son inculpation, Bioff était tout à ses combines à Hollywood. Un syndicat rival, le Conference of Studio Unions, mené par Herbert Sorrell, un ancien docker presque aussi obstiné que Bioff, tentait de monter un syndicat au studio Walt Disney, connu pour son aversion des syndicats. Sorrell avait autorisé une grève. Bioff, tentant de s’immiscer dans l’affaire, conclut un accord avec Disney, par lequel il acceptait de régler la situation, bien que son propre syndicat ne fût pas impliqué.

Bioff leur dit que si les grévistes signaient avec l’IATSE, ils seraient de retour au travail dès le lundi matin, avec une augmentation.

Ses hommes de main approchèrent les leaders syndicalistes durant un rassemblement, les aidant à monter en voiture, une manière comme une autre de dire qu’ils avaient été kidnappés, et conduits au ranch de Bioff dans la vallée de San Fernando, où Roy Disney, le frère de Walt, ainsi que plusieurs responsables de chez Disney les attendaient. Bioff leur dit que si les grévistes signaient avec l’IATSE, ils seraient de retour au travail dès le lundi matin, avec une augmentation. Et il offrit aux responsables un bonus de 50 dollars, ainsi que des RTT à leur convenance. Ils refusèrent, horrifiés par la perspective que Walt pût demander à ce racketteur notoire de s’immiscer dans leurs affaires. Les procès de Bioff et de Browne commencèrent en octobre 1941, les frères Schenck servant de principaux témoins contre eux. Bioff prit la parole à la barre, joyeux, nonchalant et toujours aussi provocateur. Alors qu’il effectuait sa peine de prison pour proxénétisme, il avait élaboré une explication quant aux sommes d’argent perçues de la part des magnats. Il insistait sur le fait de n’avoir jamais extorqué d’argent, et déclara au contraire avoir aidé les Schenck. Ces derniers lui avaient dit être étouffés par plusieurs législatures d’État qui votaient des lois hostiles aux intérêts de l’industrie cinématographique. Afin de lutter contre ces forces, ils avaient besoin de lourdes sommes d’argent qu’ils auraient demandées à Bioff de collecter auprès d’autres responsables, puis de convoyer d’un bout à l’autre du pays, puisqu’elles ne pouvaient pas apparaître dans leurs livres de comptes. Bioff étant un bon gars serviable, il leur avait en réalité rendu service. C’est ainsi, expliqua-t-il, qu’il s’était retrouvé en possession de ces liasses de billets. Le jury préféra croire l’amer Joe Schenck à l’évasif Willie Bioff, qui, comme son « patron » George Browne, fut condamné. Le jury mit moins de deux heures pour délibérer. Les yeux de Browne étaient emplis de larmes à la lecture du verdict, mais Bioff resta assis calmement, caressant la cicatrice ornant son menton. En clôture, le juge déclara au jury : « Si ces racketteurs, cette racaille de Chicago peut parvenir à jeter leur ombre sur les vies de 125 000 travailleurs américains [le nombre total d’adhérents de l’IATSE] et leurs familles, cela constitue selon moi, messieurs, un scandale national. » Browne et Bioff furent condamnés à payer une amende de 30 000 dollars, ainsi qu’à des peines de prison ferme dans des prisons d’État, de huit et dix ans respectivement. Cela aurait pu marquer la fin de la saga Willie Bioff, s’il n’avait pas vécu, peu après l’attaque de Pearl Harbor et alors qu’il purgeait sa peine, ce qu’il appelait lui-même une conversion, l’incitant à plaider sa cause devant un tribunal afin d’aller combattre. À défaut, il déclara à la justice être prêt à collaborer avec les autorités fédérales afin de condamner les gangsters de Chicago auxquels Bioff avait envoyé – du moins était-il censé le faire – les deux tiers de ses recettes. En vérité, comme Bioff le présenta à un autre témoin potentiel, les fédéraux avaient déjà toutes les informations dont ils avaient besoin sur les plans d’extorsion du gang de Capone, et puis : « Il ne faut aller en prison pour personne. »

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Louis le Boucher
Crédits : Library of Congress

Terrifiée, la mafia fit transférer Louis « le boucher » Buchalter dans le bloc pénitentiaire de Bioff pour l’éliminer avant qu’il n’ait le temps de témoigner. Mais Bioff en fut averti et alerta le procureur. Déconfite, la mafia exigea de Frank Nitti lui-même qu’il s’en occupât, puisqu’il était responsable de son intégration dans l’organisation. Nitti n’en aura jamais l’opportunité. Le 19 mars 1943, le procureur de l’État de New York, Matthias Correa, mit en examen huit membres du gang de Capone, dont Johnny Rosselli, le contact de Bioff à Los Angeles, et Frank Nitti, pour détournement de fonds et extorsion de 2,5 millions de dollars en provenance d’Hollywood. Nitti évita le jugement en portant un pistolet à sa tête, pressant la gâchette le long d’une voie ferrée située près de chez lui à Riverside, dans l’Illinois, devant un train plein de passagers. Au tribunal, Bioff était le témoin clé. Son témoignage dura neuf jours et demi, et il raconta comment la mafia, inquiète des incriminations de Pegler au sujet de Nick Circella, avait ordonné à ce dernier de couper tout lien avec l’IATSE de peur que le syndicat ne fut connecté à la mafia. Bioff leur aurait dit qu’il quitterait lui aussi l’IATSE si Circella était contraint de démissionner. Ce à quoi on lui fit comprendre qu’avec la mafia, le seul moyen de quitter le business, c’était les « pieds devant ». Il confia avoir « menti, menti, menti », et se déclara désormais prêt à révéler toute la vérité, bien qu’il ne semblait pas y avoir de grand examen de conscience dans son témoignage. Il se dépeignit lui-même comme « sans pitié » dans sa quête d’argent, disant être une « personne ignoble et vile… un homme méprisable. » Il raconta la façon dont il avait exigé l’emploi de deux projectionnistes dans chaque cabine, et, lorsque le procureur lui demanda si deux hommes étaient bien nécessaires, il rétorqua : « Pour être franc, je ne suis jamais rentré dans une cabine de projection. Je n’en sais rien. » Il décrivit comment il avait demandé à un leader syndical local d’augmenter ses exigences envers ses employeurs et de faire pression, puis comment il avait ensuite conclu un marché avec ces mêmes employeurs terrorisés afin d’obtenir un pot-de-vin de 150 000 dollars. Il se vanta d’avoir pu obtenir une augmentation de salaire quand cela lui chantait, « sans même avoir à la demander à Browne. » Et puis il plaisanta à propos de la mafia de Chicago, qui pensait recevoir deux tiers de ses parts et qu’il menait en bateau. « Sur ce coup, je les ai bien eus. Mais j’ai cru comprendre qu’ils allaient porter plainte », plaisanta-t-il. Pour une fois, Bioff s’était montré convaincant. Le 22 décembre 1943, après 81 témoignages et 750 000 mots retranscrits, les sept accusés furent jugés coupables d’extorsion. Comme Bioff, ils furent condamnés à des peines de dix ans de réclusion criminelle. Les compte-rendus citaient Bioff comme moteur principal de ce verdict. Et c’est ainsi que le gang de Capone fut éjecté d’Hollywood.

La retraite

Un an jour pour jour après le verdict, Willie Bioff et George E. Browne, qui s’était effondré durant son témoignage contre le gang de Capone, furent libérés de la prison fédérale de Sandstone, dans le Minnesota. L’annonce tomba deux jours après que la cour d’appel maintint les condamnations contre les sept gangsters de Chicago, dont le témoignage de Bioff avait signé la perte. En émettant leur ordre de liberté conditionnelle, le juge Knox dit à Bioff et Browne qu’il leur serait « permis de vivre tranquillement, anonymement, et sans crainte de représailles de leurs anciens associés. » Mais tranquillité et anonymat n’avaient jamais rimé avec Willie Bioff, et cela n’était pas prêt de commencer. Il retourna à Hollywood, où il fut accueilli à bras ouverts par les patrons des studios. On l’aurait vu flâner dans les lieux de perdition alcoolisés favoris des gens de l’industrie, une starlette à chaque bras, bien qu’elles aient peut-être seulement servi de décoration, Bioff étant vraisemblablement toujours resté fidèle à sa femme, qui lui était totalement dévouée. Selon d’autres dires, il aurait recommencé à verser dans le syndicalisme, bien que l’IATSE, depuis sa convention de 1948, eût complètement coupé les ponts avec lui, l’excluant formellement de l’organisation.

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La tranquillité ?
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C’est du moins ce à quoi il s’adonnait lorsque quatre des accusés du gang de Capone furent libérés de prison en 1947, à la suite de l’intervention soudaine et suspecte de plusieurs officiels du ministère de la Justice en lien avec la pègre du Missouri, sous l’administration Truman. Bioff ne semblait toutefois pas s’en préoccuper. Ses ennemis en liberté, lui et sa femme Laurie se retirèrent en Arizona, où il prit l’identité de William Nelson, d’après le nom de jeune fille de sa femme. Même à cette époque, Bioff avait du mal à se faire petit. Il déménagea un moment à Las Vegas, travaillant sous la supervision de Gus Greenbaum comme directeur des loisirs du casino Riviera, détenu par la mafia. Pas vraiment le meilleur endroit pour passer inaperçu. Quand il retourna en Arizona, lui qui avait été à une époque la terreur d’Hollywood et se faisait désormais passer pour un homme d’affaires à la retraite, il s’impliqua dans la sphère politique, pour le Parti républicain. Il s’acoquina avec le conservateur Barry Goldwater, candidat du Parti républicain au poste de sénateur en 1952, lequel prétendit n’avoir eu aucune idée de la véritable identité de William Nelson. Bioff leva des fonds pour Goldwater, fit campagne avec lui, voyagea dans son avion, et fit même brièvement des affaires avec le neveu de Goldwater. William Nelson faisait alors partie des cols blancs de l’institution républicaine. Malgré la frêle couverture apportée par « William Nelson », Bioff dut se dire qu’il y avait prescription, que son témoignage était de l’histoire ancienne, et que tout avait été pardonné. Ce qui n’était évidemment pas le cas. Bien que son meurtre ne fût jamais élucidé (« Il nous reste encore beaucoup de choses à découvrir sur Bioff », déclara à l’époque le policier du comté de Maricopa, Ralph Edmundson), quelqu’un devait nourrir un noir dessein, suffisamment en tout cas pour l’envoyer valdinguer dans les airs à travers le toit de sa camionnette. Ainsi disparut Willie Bioff. Ses biens furent estimés à 60 000 dollars, ce qui représentait moins que ce qu’il collectait annuellement d’un seul studio à l’apogée de son règne. La vente aux enchères de ses peintures et sculptures, si fièrement acquises, ne rapporta presque rien. Mais les autorités trouvèrent finalement un vestige de l’époque glorieuse de la vie Bioff : au moment de l’explosion, il portait une bague sertie d’un diamant de sept carats. Elle quitta son doigt et ne fut retrouvée que plus tard. C’était le genre de bijou criard dont raffolait Bioff. Mais c’était aussi ce dont raffolaient ses pairs, les magnats d’Hollywood. Peut-être est-ce là qu’on ira trouver le véritable intérêt de son escapade à la Mecque du cinéma. À Hollywood, les rêves et les cauchemars, la romance d’une Amérique pétrie d’illusions et de pouvoir, son idéalisme naïf et ses dures réalités, tout se mêlait jusqu’à ce qu’on ne puisse plus faire la différence. Si Willie Bioff est sans doute apparu comme l’ombre qui ternissait l’image vernie d’Hollywood, il n’était en fin de compte qu’un de ces ambitieux immigrants en quête du rêve américain. ulyces-hollywood-mafia-end


Traduit de l’anglais par Gwendal Padovan d’après l’article « When the Mob Ruled Hollywood », paru dans Playboy. Couverture : Le Petit César, 1931 Création graphique par Ulyces.