Dans le miroir

L’affaire de Tommy le chimpanzé a été jugée au tribunal le 8 octobre 2014. Il était impossible à Tommy d’assister « en personne » à l’audience. Comme d’habitude, il a passé cette journée en cage, sur le parking d’un concessionnaire de caravanes d’occasion de Gloversville, dans l’État de New York. Albany, la capitale, est à une heure de route. Dans une salle d’audience, Maître Steven Wise, du Nonhuman Rights Project, a plaidé que Tommy devait être considéré comme une personne aux yeux de la loi de l’État de New York. Si tel avait été le cas, Patrick et Diane Lavery, propriétaires de la concession de caravanes Circle L, auraient pu être jugés afin de déterminer s’ils retenaient illégalement le chimpanzé en captivité. L’assertion comme quoi les singes sont des êtres hautement intelligents, auto-réflexifs, et dont les vies sont émotionnellement complexes, a été un des principaux arguments avancés par Maître Wise dans l’affaire de Tommy, ainsi que dans d’autres affaires similaires gérées par son organisation pour le compte d’autres chimpanzés en captivité. « La vérité irréfutable montre que les chimpanzés sont doués d’autonomie et d’auto-détermination, qui sont des valeurs suprêmes de droit commun », a déclaré Wise aux cinq juges statuant dans cette affaire.

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Maître Steven Wise
Crédits : The Nonhuman Rights Project

Il s’agissait d’un pari juridique audacieux, et jusqu’à maintenant, infructueux. Le tribunal d’Albany, à l’instar d’une cour moins puissante avant lui, a rejeté l’idée que Tommy puisse bénéficier de droits humains. Mais Wise entend bien continuer son combat, en menant le dossier de Tommy devant la plus haute instance fédérale : la cour d’appel de l’État de New York. D’autres événements se sont produits dans l’État, qui contrastent nettement avec la volonté affichée des tribunaux de prendre en compte les implications juridiques de la science cognitive animale. En mars 2014, le club de chasse Rip Van Winkle à Palenville, un hameau d’un millier d’âmes situé au bord du fleuve Hudson, a tenu son festival annuel. Ce dernier consiste à tuer, pour le sport, des créatures qui, à en juger par les mesures objectives de leurs capacités mentales, méritent probablement autant la reconnaissance de leurs droits que Tommy. Ces créatures, ce sont les corbeaux, pris pour cible sans vergogne durant le « Crow Down » de Palenville. Ces dernières années, il a été reconnu que la famille des corvidés – qui comprend les corbeaux, les corneilles, les geais et les pies – possède des capacités cognitives qu’on croyait jusqu’ici réservées aux êtres humains ainsi qu’aux grands singes. Ils fabriquent et utilisent des outils. Ils se souviennent de détails passés, et élaborent des plans pour le futur. Ils semblent même réagir aux désirs et aux connaissances de leurs comparses. « Toutes les études comparatives menées jusqu’à présent semblent prouver que les corvidés s’en sortent aussi bien que les chimpanzés », m’assure Nicky Clayton, de l’université de Cambridge. Dans son labo, des découvertes extraordinaires ont eu lieu.

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Lorsque nous plongeons dans le regard d’un chimpanzé, il nous renvoie une image de nous-mêmes. Mais jetons un coup d’œil au corbeau et c’est une toute autre créature que nous voyons, qui peut sous certaines juridictions être exterminée en toute impunité. De tels partis pris affectent aussi bien le commun des mortels que les scientifiques, faussant notre compréhension de ce qu’est réellement l’intelligence non-humaine. Sans aucun doute, les primates sont très malins, mais leurs capacités cognitives ont été étudiées bien plus en détail que celles d’autres espèces, principalement lors d’expériences conçues pour mesurer les capacités intellectuelles des enfants humains. Des créatures qui partagent les bases de notre anatomie et de notre monde sensitif sont évidemment très avantagées en effectuant ces tests. Mais si nous voulons comprendre la diversité des intellects animaux, et ainsi peut-être mieux nous connaître, il convient de les juger selon leur propre nature.

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Nicky Clayton
Crédits : Philip Mynott

Ce qui n’est pas chose aisée. Même en étant au fait de leurs capacités intellectuelles, j’ai eu du mal à tisser un lien avec les corvidés de Clayton lorsque je les ai rencontrés l’été dernier. Il en a été très différemment quand quelques semaines plus tard j’ai eu l’opportunité d’interagir avec des loups en captivité. J’étais bien conscient de notre propension à croire que les chiens et les loups sont plus intelligents qu’ils ne le sont réellement, projetant sur eux nos propres pensées et sentiments. Malgré cela, c’est ce que j’ai fait. Mes sentiments sur la vie animale sont aussi confus que ceux de tout un chacun. J’ai un chien à la maison, et jusqu’à une récente disparition j’en avais même deux. Je mange de la viande. Je crois que certaines expériences pratiquées sur des animaux sont justifiées, lorsqu’elles font avancer les médecines humaine et vétérinaire. Mais les expériences que j’ai menées pour étudier le comportement des souris, alors que je préparais mon doctorat à la fin des années 1980, ont laissé une marque indélébile sur ma psyché. Avant de me lancer dans ces études, je n’avais jamais songé au fait qu’il me faudrait me débarrasser de dizaines de souris devenues inutiles pour l’expérience. Les premières fois, mon cœur s’est emballé, ma bouche s’est asséchée et je me suis trouvé malade, dégoûté par ce que j’avais fait. J’aurais certainement dû demander à mon directeur de thèse la permission de changer de sujet. Mais j’ai persévéré, et les abattages sont devenus plus faciles, presque banals. Rétrospectivement, cela m’inquiète plus que ma première réaction viscérale. Les souris ne figurent sur aucune liste des animaux les plus intelligents. Pourtant, mes expériences, menées dans le but de comprendre la vie sociale d’animaux vivant dans un monde dominé par les odeurs, m’ont poussé à remettre en question la pertinence d’expériences conçues pour sonder les capacités intellectuelles d’esprits animaux plus sophistiqués.

La plus célèbre reste le « test du miroir », élaboré en 1970 par Gordon Gallup (qui officie désormais à l’université d’État de New York, à Albany). Après avoir laissé le temps à des chimpanzés de s’observer devant un miroir, Gallup teignait une zone de leur pelage alors que les animaux avaient été endormis. On étudiait ensuite leurs réactions au réveil. Les chimpanzés se regardaient dans le miroir et touchaient les zones marquées sur leur propre corps. Gallup en a conclu qu’ils avaient conscience d’être en train  de se regarder eux-mêmes. Le concept de « soi » est considéré comme l’une des caractéristiques principales d’un esprit avancé, et les bébés humains adoptent de pareils comportements à partir d’environ 18 mois environ. Le problème que j’ai avec le test du miroir, ce n’est pas le sens donné à sa réussite, qui a depuis été adopté pour d’autres espèces animales « intelligentes » comme les éléphants, les dauphins ou les pies. C’est plutôt la façon dont nous interprétons les échecs. La plupart des animaux échouent-ils parce qu’ils ne sont pas dotés d’une conscience d’eux-mêmes, ou bien est-ce le test qui se révèle inepte quand il est effectué sur des espèces qui n’utilisent pas le sens visuel comme outil de communication ? Comment concevriez-vous un test similaire avec des odeurs pour un chien limier, ou des ultrasons pour une chauve-souris utilisant l’écholocalisation ? Une chauve-souris qui entendrait une version altérée de son propre écho pourrait bien se dire : « Oui, c’est moi… mais il y a quelque chose qui cloche. » Mais comment pourrait-on le savoir ? ulyces-manimal-03 Je ne reproche pas aux chercheurs de se focaliser sur ce qui sépare l’espèce humaine de nos plus proches cousins. Le cerveau humain est manifestement à part : les chimpanzés et les autres primates ne composent pas de symphonies, ne construisent pas d’avions, et ne conçoivent pas d’expériences destinées à tester les capacités mentales de chacun. La difficulté se fait sentir quand  nous tentons de compartimenter ces capacités intellectuelles, dans le but de cerner ce qui nous singularise. Il fut un temps où il existait une longue liste d’attributs cognitifs considérés comme particuliers à l’espèce humaine : langage, sens moral, résolution de problèmes par la création d’outils, projection de pensées dans le passé ou le futur, ainsi que « théorie de l’esprit » – la capacité à attribuer désirs, connaissances et autres états mentaux à d’autres êtres, en réalisant qu’ils peuvent être différents des nôtres. Ces dernières décennies, l’édifice bâti sur l’unicité des capacités cognitives humaines s’est lentement effrité. D’abord les grands primates, puis d’autres espèces telles que les éléphants et les dauphins, ont réussi des tests majeurs en matière de capacités cognitives. Et dans le même temps, le fossé entre ces espèces « intelligentes » et celles perchées loin de nous sur l’arbre de vie a peut-être déjà été comblé. ulyces-manimal-09

Les corbeaux de Nicky

Dans de nombreuses cultures, le folklore associe le corbeau à la sagesse et à l’ingéniosité, mais ce n’est que récemment que la science a fait de même. Les premiers signes de reconnaissance que les espèces de la famille des corvidés rivalisaient d’intelligence avec les grands singes sont apparus au milieu des années 1990 : Gavin Hunt, de l’université de Massey à Palmerston North en Nouvelle-Zélande, a fait le récit de son observation des corbeaux des forêts de Nouvelle-Calédonie – un archipel du Sud Pacifique. Hunt a vu les corbeaux modeler des brindilles en crochets afin de capturer les insectes coincés dans les creux des arbres, ou bien arracher des insectes à leur antre grâce à des outils crénelés, fabriqués à partir de feuilles de pandanus. Des études plus approfondies sur des corbeaux de Nouvelle-Calédonie élevés en captivité ont vérifié les observations de Hunt. Durant une expérience célèbre s’étant tenue à l’université d’Oxford, une corneille surnommée Betty a rapidement compris comment tordre un fil de fer pour en faire un crochet, utilisé afin d’extraire d’un tube un petit seau contenant de la nourriture. Son mâle s’était envolé avec un câble auquel on avait donné au préalable une forme similaire.

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Les corbeaux sont des animaux sociaux
Crédits : Nicky Clayton

Les corbeaux de Nouvelle-Calédonie ne sont pas que d’habiles manufacturiers. Il apparaît qu’ils comprennent les rapports de causalité, et sont capables d’incroyables prouesses dans l’utilisation des objets – en prendre un pour en manipuler un autre, afin d’atteindre un but précis. Par ailleurs, ces corbeaux savent de façon plus convaincante que les chimpanzés mettre à profit les compétences ayant servi à résoudre un problème pour en résoudre un autre, semblable dans son concept mais présentant des différences. Un des tests standard est celui du tube-piège : un animal doit comprendre comment utiliser un bâtonnet pour accéder à de la nourriture placée dans un tube, tout en réalisant qu’appuyer dans un sens rapproche la récompense, et qu’appuyer dans l’autre la rend inaccessible. Les corbeaux calédoniens ayant déjà résolu ce problème sont plus efficaces que les spécimens inexpérimentés quand ils sont confrontés au test de la table-piège : ils peuvent choisir entre deux aliments pouvant être ratissés vers eux le long d’une surface plane, et l’autre tombera dans un piège similaire. Pour les chimpanzés et autres grands primates, l’expérience préalable du tube-piège n’offre aucun avantage devant la table-piège. Les singes ne semblent pas faire le lien entre les deux jeux, qui ont pourtant la même règle : ne pas laisser la nourriture tomber dans le trou ! Ces résolutions de problèmes sont des éléments de base en psychologie comparative, fréquemment utilisés pour mettre en lumière les capacités cognitives des jeunes enfants et des chimpanzés. Ils sont aisément applicables aux corbeaux, qui ont un sens visuel développé, et un bec presque aussi habile que les mains d’un nourrisson ou d’un jeune singe. Mais la compréhension du champ global de la cognition chez les corvidés aura nécessité un réel effort d’imagination. Il faut pénétrer le monde ovipare afin de concevoir des expériences à même de sonder les processus mentaux à l’origine de leur comportement quotidien.

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Les oiseaux du laboratoire
Crédits : Nicky Clayton

Nicky Clayton a fait cet effort quand elle était encore à l’université de Californie à Davis, à la fin des années 1990. Tony Dickinson, un collègue psychologue de l’université de Cambridge, lui a assuré que les animaux ne possédaient pas de mémoire épisodique, capacité autobiographique par laquelle on se souvient de « pourquoi, où et quand ? ». Les chercheurs partageaient tous cette opinion, mais Clayton avait de sérieux doutes : « À ma connaissance, personne n’avait réalisé de tests », se rappelle-t-elle. Clayton étudiait le comportement de collecte de nourriture chez le geai buissonnier lorsqu’elle s’est aperçue que les oiseaux avaient l’habitude d’enterrer leur nourriture dans des cachettes, lui offrant une excellente opportunité d’étudier le fonctionnement de leur mémoire. Dickinson et elle ont tout d’abord laissé les geais cacher des larves périssables et des cacahuètes non-périssables dans des bacs à sable. Les oiseaux ont rapidement compris que la larve d’insecte devenait immangeable après quelques jours, tandis que les noix restaient consommables. Au cours des expériences suivantes, les geais se dirigeaient vers les endroits où ils avaient enterré leur nourriture préférée, les larves, si moins de quatre heures s’étaient écoulées depuis la dernière fois qu’ils avaient vu les bacs à sable. En revanche, si plusieurs jours étaient passés, ils allaient alors chercher les noix. Et ce n’était pas uniquement dû au fait qu’ils pouvaient sentir les larves pourrir : même quand la nourriture avait été retirée et les bacs remplis de nouveau sable, les geais ne se dirigeaient vers les endroits où ils avaient caché les larves que si ces dernières étaient vraisemblablement consommables. Il est difficile de savoir si la mémoire des geais, le signal leur rappelant où et quand ils ont enterré des aliments spécifiques, implique une projection consciente de leur pensée dans le passé – ce qui est la démarche du cerveau humain. Quand bien même, il s’agissait d’une démonstration impressionnante que seule la science pouvait permettre, mettant en lumière l’existence de ce que Clayton nomme « une mémoire quasi-épisodique » chez un animal.

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Les geais de Clayton s’ébattent désormais dans une volière à Madingley, une paisible bourgade située non loin de Cambridge, qui abrite la section d’étude comportementale des animaux de l’université. En allant les voir, j’ai pu témoigner de leur faculté à cacher des objets. Pas seulement de la nourriture, mais aussi des pierres, des bouchons, et même un clou pris entre le grillage de leur clôture et le cadre en bois. Il a fallu un certain temps avant que je ne voie un des oiseaux enterrer de la nourriture – il semblerait que ma présence ait interrompu le cours habituel des choses. « C’est parce que vous êtes nouveau ici : ils ne vous connaissent pas et ils vous surveillent », m’a expliqué Clayton. J’ai continué à les observer, frappé par le fossé qui nous séparait. J’avais lu les études scientifiques, je sais à quel point les geais buissonniers sont doués de capacités cognitives. Malgré cela, je me suis surpris à ne pas ressentir d’empathie pour eux, comme c’est le cas à chaque fois que je me retrouve face à un chimpanzé en captivité. Il semblerait que Clayton n’ait pour sa part aucune difficulté à établir de lien avec ses animaux expérimentaux – ce qu’elle attribue en partie à un vieux rêve de s’envoler. C’est aussi ce qui a motivé sa passion de longue date pour le ballet, qui reste selon elle l’activité humaine qui s’en rapproche le plus. Elle est convaincue que passer un maximum de temps dans un état de création artistique lui permet plus facilement d’aborder le cerveau animal selon les critères qui lui sont propres. « Nous sommes limités par le fait qu’en tant qu’êtres humains, nous voyons les choses sous un angle précis », explique-t-elle. « Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas essayer de minimiser ces contraintes en s’extrayant de l’équation – ce que font constamment les artistes. » ulyces-manimal-06 Quelle que soit l’explication, les découvertes du laboratoire de Clayton ont commencé à fuser de toutes parts. De récentes expériences ont révélé que les geais, comme les gens, peuvent être rassasiés avec un type d’aliment et malgré tout en désirer un autre (c’est ce qui explique qu’on trouve de la place pour le dessert, bien qu’on ne se resservira pas du plat principal). En travaillant avec la chercheuse Lucy Cheke, Clayton a découvert que les geais des chênes, même s’ils sont rassasiés par un certain aliment, continuent à ignorer leurs désirs du moment et à enfouir de manière sélective des aliments dont ils ont compris qu’ils deviendraient peu abondants à l’avenir. Voici visiblement l’exemple de geais qui non seulement font appel à des souvenirs spécifiques passés, mais planifient aussi en prévision de l’avenir. Il semblerait également que les geais prennent en compte les connaissances et les désirs de leurs compagnons. Après que des geais des chênes mâles ont observé leurs partenaires se nourrir à satiété de l’une ou l’autre espèce de larves, l’équipe de Clayton a constaté que les oiseaux rapportaient l’espèce qui n’avait pas été consommée à leurs partenaires. Les mâles ne répondaient pas à un subtil signal comportemental du genre « je veux telle larve », parce qu’ils ne rapportaient la nourriture préférée que s’ils avaient vu leur femelle se gaver de l’autre au préalable. Des expériences antérieures avec des geais buissonniers ont révélé que les oiseaux modifiaient leur comportement quand ils se rendaient compte que leurs cachettes pouvaient être pillées. S’ils sont observés par d’autres geais alors qu’ils enterrent quelque chose, ils déplaceront alors leurs planques quand l’occasion d’être seuls se présentera. De manière décisive, les oiseaux ne se comportent contre cette prévention criminelle que s’ils ont fait une rafle sur la planque d’autres geais au préalable. À partir du moment où ils savent d’expérience que voler est possible entre geais, il semble qu’ils réagissent en conséquence quand la découverte de leur cachette peut leur poser problème. Ou comme le dit Clayton : « Il faut un voleur pour en reconnaître un autre. » Rassemblées, ces données suggèrent que les geais possèdent une caractéristique similaire à ce qu’on appellerait chez de jeunes enfants la théorie de l’esprit : la possibilité de comprendre l’état mental d’un autre être, et de reconnaître l’autonomie des autres, ainsi que leurs connaissances et leurs motivations. ulyces-manimal-07

Le Wolf Park

Dès lors, si des chercheurs créatifs se glissent dans les univers mentaux d’autres espèces afin de concevoir des expériences pouvant sonder leurs impressionnantes capacités intellectuelles, cela signifie que nous devrions avoir une idée plus complète des intelligences animales, n’est-ce pas ? Peut-être, mais l’ethnocentrisme auquel l’être humain est si prompt nous incite aussi à voir en certaines espèces animales plus qu’elles ne sont réellement. Je suis convaincu que c’est déjà le cas concernant le meilleur ami de l’homme, pour lequel certaines expériences révèlent davantage sur la personne qui les conduit que sur les capacités mentales des sujets. On a fait passer des IRM à des chiens pour savoir s’ils nous aimaient, ce qui a incité le scientifique à l’origine de l’expérience, Gregory Berns, de l’université Emory à Atlanta, à déclarer au New York Times : « Les chiens sont des personnes, eux aussi. » Selon cette théorie, ce que les chiens ont de spécial réside dans le fait qu’ils ont été élevés pendant des dizaines de milliers d’années de façon à se montrer exceptionnellement réceptifs aux interactions avec l’homme. Les chiens semblent par exemple particulièrement doués pour déchiffrer le regard et les gestes humains afin de trouver de la nourriture cachée. En 2002, des chercheurs dirigés par Brian Hare, alors en activité à Harvard, ont découvert que les chiens domestiques battent constamment les loups élevés par l’homme et les chimpanzés sur ces tests, renforçant la notion que ces compétences sont la résultante de générations successives de reproduction sélective.

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Marion joue avec une citrouille
Crédits : wolfpark.org

Au Wolf Park de Battle Ground, dans l’Indiana, les découvertes de Hare ont fait sourciller. Pat Goodmann, responsable des dresseurs du parc, est franchement sceptique. « Je me souviens de pas mal de fois où je pointais quelque chose du doigt. J’indiquais quelque chose à une autre personne, mais c’est un loup qui s’est habitué au geste », dit-elle. Ces événements lui sont restés en tête, parce qu’ils impliquaient souvent des objets, comme une canette de bière flottant dans un étang de l’enclos principal, qu’elle souhaitait maintenir à l’écart des animaux. Quelques années plus tard, Clive Wynne a eu vent des doutes émis au Wolf Park quant aux recherches de Hare. Il travaillait alors à l’université de Floride à Gainesville, et s’était récemment lancé dans une étude des comportements canins avec l’aide d’une doctorante, Monique Udell. Intrigués, Wynne et Udell se sont envolés pour l’Indiana et ont conduit des expériences similaires visant à indiquer par geste quelque chose à un animal. Avec une différence notable : les gens qui pointaient les objets se trouvaient dans l’enclos avec les loups, et non pas à l’extérieur derrière un grillage. Dans ces conditions, les loups ont donné des résultats bien plus probants que les chiens, qui se débrouillaient bien en intérieur mais éprouvaient des difficultés lors des tests effectués en extérieur. Les chiens de refuges, qui avaient moins l’habitude d’interagir avec l’homme, s’en montraient même incapables. « Tous ces animaux ont la capacité de remarquer le lien entre ce que font les gens et les conséquences qui leur importent », déclare Wynne. « Ce qui les différencie, ce sont les expériences qu’ils vivent. » Wynne en conclue que les performances des chiens en cognition sociale n’ont pas été façonnées par l’homme via la reproduction sélective ; elles étaient déjà présentes chez les meutes de loups. Il n’est par ailleurs pas convaincu que ces capacités impliquent quoi que ce soit de plus sophistiqué qu’un simple travail d’apprentissage.

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Kanti prend la pose
Crédits : wolfpark.org

Quand Wynne et Udell menaient leurs premières expériences, ils se tenaient à l’extérieur des enclos et laissaient la gestuelle à Goodmann et ses collègues. Mais en août dernier, j’ai saisi l’opportunité d’un moment d’intimité avec une des stars du spectacle, la louve Marion. Elle avait déjà neuf ans quand on lui a fait commencer les expériences. Elle est désormais la doyenne de la meute au Wolf Park. Elle a 16 ans, son poil est devenu blanc comme la neige, et bien que les compagnons avec lesquels elle vivait soient morts, elle ne peut pas être rapprochée des autres petites meutes : son statut de femelle alpha signifie qu’elle se battrait jusqu’à la mort avec n’importe quel rival. Les nouvelles têtes sont toutefois les bienvenues, dès qu’on a compris les usages en cours chez les loups : laisser Marion venir à vous, la caresser un peu, mais également la laisser tranquille de temps en temps. En effet, les loups élevés par l’homme se sentent obligés de rester immobiles si quelqu’un les touche. Mais s’ils n’en ont pas envie, ils peuvent s’énerver. Je suis heureux d’annoncer que ma rencontre avec Marion et les autres résidents du Wolf Park a été très amicale. Nous avons même tenté de recréer une expérience de gestuelle impromptue. Mais à ce moment-là, Marion avait remarqué le sac contenant les friandises attaché à la ceinture de Goodmann, et elle n’a pas laissé son attention vagabonder vers autre chose. Ma journée au Wolf Park m’a convaincu qu’il est très difficile de s’atteler à ce que Clayton nous exhorte à faire : s’effacer quand on étudie l’esprit animal. Alors que Marion se penchait en avant pour me lécher le visage, je me projetais mentalement chez moi, avec mes chiens. Un peu plus tard, en me promenant dans l’enclos principal avec les plus jeunes résidents du parc, Bicho, Kanti et Fiona, j’ai assisté à une démonstration d’agressivité très féroce des trois louveteaux envers leurs parents, logés dans un enclos voisin. Quand Kanti, un mâle puissant, m’a testé en se penchant sur mes jambes, je n’ai pas pu réprimer un frisson de peur. « Ce n’est pas après toi qu’il en a », m’assurait la petite voix d’ancien scientifique dans ma tête. Je me suis alors souvenu qu’il fallait observer le comportement des animaux, et non pas me laisser mener par les réactions émotionnelles qu’ils créaient en moi. Mais dans mon esprit, à ce moment précis, tout était basé sur mes réactions face aux loups, je n’y pouvais pas grand chose. ulyces-manimal-08-1 Nous trouverions sans doute plus facile de jauger l’intelligence animale selon ses critères propres si elle émergeait d’êtres si éloignés de l’homme qu’on ne pourrait pas s’y identifier. Ce pourrait être le cas de l’étude des céphalopodes : les pieuvres, les calamars et leurs cousins. Il s’agit ici d’invertébrés dont le cerveau est organisé de manière totalement différente : ils disposent d’un système nerveux réparti sur l’ensemble du corps, de mini-cerveaux dans les tentacules, ainsi que de l’organe principal. Clayton s’est aperçue que les seiches semblaient se souvenir d’événements passés, tandis qu’on a observé des pieuvres se saisir de coques de noix de coco pour se protéger des agresseurs, ce qui implique une planification dans l’utilisation d’outils. Pendant ce temps, certains chercheurs travaillant sur la cognition des vertébrés commencent à rejeter les partis pris anthropocentriques en vigueur dans le domaine. Dans le triangle d’or thaïlandais, Josh Plotnik de l’université de Cambridge travaille dans un complexe touristique de luxe qui abrite un groupe d’éléphants. Ces derniers, quand ils ne promènent pas des touristes sur leurs dos, participent aux recherches de Plotnik, qui ont commencé avec la série habituelle d’expériences testées sur les jeunes enfants et les chimpanzés, dont celle du miroir. Il se rend désormais compte qu’il doit apprendre à mieux connaître le monde sensoriel des éléphants, dominé par les odeurs et les sons à basse fréquence, avant de pouvoir prétendre à explorer l’ensemble de leurs capacités cognitives. « Utiliser toutes ces expériences pour chimpanzés et les adapter aux éléphants, ce serait juste contraire à l’éthique », déclare Plotnik. « Je publierais des résultats négatifs en disant que les éléphants sont incapables de faire ceci ou cela, alors qu’en fait ils le peuvent certainement si nous posons les bonnes questions. »

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Au centre de recherche dirigé par Plotnik
Crédits : Josh Plotnik

Ce qui signifie qu’on ira sans doute plus loin que les simples tests de réussite/échec inspirés des capacités cognitives humaines. On observera en détail ce qu’Alex Taylor de l’université d’Auckland en Nouvelle-Zélande (un collègue de Clayton) appelle les « signatures » cognitives. Ce qui ne veut pas dire qu’on enregistra seulement les résultats positifs ou négatifs d’un test, mais qu’on notera le taux d’erreur, et qu’on étudiera les circonstances qui font que l’aptitude échoue. Idéalement, l’imagerie médicale sera associée pour découvrir l’activité neuronale sous-jacente. Il est difficile de prédire où cette approche de l’étude de l’esprit animal peut nous mener, mais ne serait-il pas intéressant de découvrir que certains animaux pensent d’une manière qui leur permet d’éviter des erreurs humaines typiques ? Notre jugement tend à se troubler quand il faut prendre un risque économique par exemple ; nous donnons trop d’importance à nos possessions, même quand il pourrait s’avérer bénéfique de les risquer pour de plus gros profits. J’imagine également que sonder les compétences mentales spécifiques à certains animaux pourrait avoir une application dans l’intelligence artificielle, bien qu’il nous reste beaucoup à faire si l’on veut dupliquer les capacités cognitives d’animaux non-humains. Et tandis que nous sondons les cieux, à la recherche de signes d’une intelligence extra-terrestre, il est évident que nous ne voulons pas limiter le champ d’interprétation de ce qu’est « l’intelligence » en termes uniquement humains. Pour le moment, les seuls cerveaux que nous pouvons étudier se trouvent sur cette planète. Et plutôt que de gâcher cette opportunité en nous arrêtant sur des questions visant à déterminer si Tommy le chimpanzé, nos chiens de compagnie ou toute autre espèce doivent être considérés comme des individus, adoptons plutôt ce mantra : « Les être humains sont des animaux, eux aussi. » Des animaux sacrément intéressants, pour sûr. Mais nous ne sommes pas les seuls. ulyces-manimal-10


Traduit de l’anglais par Gwendal Padovan et Nicolas Prouillac d’après l’article « People Are Animals, Too », paru dans BuzzFeed. Couverture : Un corbeau en vol. Création graphique par Ulyces.