Peu après l’aube un matin de décembre, Bob Menzer prend l’ascenseur pour se rendre au 45e étage de la Hearst Tower, située sur la Huitième avenue de Manhattan. La porte s’ouvre sur le toit de l’immeuble. Le temps est clair et frais à 180 mètres du sol, et le silence règne sur le toit, exception faite du gigantesque système de climatisation. Menzer, un homme barbu à la voix douce de 54 ans, au rire nerveux, aux petits yeux bleus, d’épais cheveux bruns et rêches dressés sur le crâne, est le contremaître de l’équipe de lavage des vitres de la tour. Il s’est levé à 3 heures du matin pour se rendre à la tour depuis sa maison du Queens, pour embaucher à 5 heures précises. Il porte une tenue de travail bleu foncé, un harnais de protection anti-chute jaune et des gants épais. Muni d’une liste de vérifications qu’il transporte sur un presse-papier, il est bientôt rejoint par Ron Brown, 58 ans, et Janusz Kasparek, 55 ans. Ensemble, ils se préparent à « passer par-dessus bord » dans la nacelle de lavage de vitres la plus complexe de New York. Menzer glousse lorsqu’il me montre la machine pour la première fois. « Un vrai petit monstre », dit-il.

King Kong

Lorsque l’architecte Norman Foster a présenté pour la toute première fois les plans de la Hearst Tower, le premier gratte-ciel édifié à Manhattan depuis le 11 septembre, l’une des questions que les futurs propriétaires de la tour ont posées était la suivante : « Comment diable allons-nous laver toutes ces fenêtres ? » Les plans initiaux de Foster comprenaient des murs-rideaux de verre et d’acier inoxydable, disposés selon une grille diagonale, qui s’entrecroisaient à chaque coin de la structure en chanfreins spectaculaires, entrelacs d’arêtes biseautées formant quatre losanges concaves, chacun d’une profondeur de cinq mètres et haut de huit étages – en « becs d’oiseaux », dans le jargon des architectes. Cela aurait donné au bâtiment fini l’apparence d’un joyau colossal et finement taillé. Mais aucun laveur de vitres n’aurait jamais pu y accéder.

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Hearst Tower
300 W 57th St, New York
Crédits : Samuel North

Au début de l’année 2002, les architectes associés Foster + Partners ont approché Tractel-Swingstage, l’un des plus grands fabricants d’échafaudages et de plateformes de lavage de vitres du monde, basé à Toronto, pour trouver une solution. La tâche a échu au vice-président du département ingénierie de l’époque, Lakhram Brijmohan, qui avait passé trente années de carrière à concevoir des plateformes de nettoyage, mais n’avait jamais été confronté jusqu’ici aux « becs d’oiseaux ». Concevoir et fabriquer la machine a mobilisé l’équipe d’ingénieurs de Tractel durant trois ans. Le résultat, une caisse d’acier rectangulaire de la taille d’une Smart soutenant un mât de douze mètres de long, ainsi qu’un bras hydraulique solidement relié par six câbles métalliques à une plateforme de nettoyage télescopique, abrite un ordinateur contrôlant soixante-sept interrupteurs et capteurs de sécurité électromécaniques. Le chariot d’acier tourne autour du toit de la Hearst Tower grâce à 130 mètres de rails d’acier surélevés. Une fois l’installation terminée, en avril 2005, pour un coût avoisinant les trois millions de dollars, le système a été décrit par Scott Borland, le chargé de construction du projet, comme « un manège de Disneyland ». Bob Menzer m’a expliqué qu’à cause de toutes les vérifications de sécurité et de la manipulation délicate exigées par la machine, cela peut lui prendre une heure chaque matin avant qu’il ne commence enfin à nettoyer les vitres, ce pour quoi il utilise de l’eau et du liquide vaisselle – une « bonne giclée » de produit parfumé au citron. On n’a encore rien trouvé de très sophistiqué pour contenir la concoction. « C’est juste un seau, commente Menzer, rien de spécial. »

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L’industrie du lavage de vitres à New York vit le jour en même temps que l’émergence des gratte-ciel, à la fin du XIXe siècle, après qu’un immigrant polonais, voyant là une opportunité, décida de réunir une équipe de laveurs de vitres aguerris – polonais pour la plupart – qu’il embaucha sous contrat. Le lavage de vitres devint bientôt l’apanage d’une communauté après l’autre : les Polonais furent suivis par les Ukrainiens, puis par les Italiens et enfin par les Irlandais. « Nous sommes devenus pareils à des mineurs en surface », me confie Bill Fitzgerald, l’ancien directeur des opérations de Palladium Window Solutions – l’entreprise qui détenait le contrat de la Hearst Tower durant plusieurs années –, lors d’un entretien dans le sous-sol encombré et sans fenêtres qui lui sert de bureau, dans le centre-ville. Le dernier flux d’immigrants laveurs de vitres est venu d’Afrique du Sud, mais les équipes de Fitzgerald, elles, comptaient des hommes venus du Pérou, du Guatemala et de l’Équateur. À l’origine, les vitres des gratte-ciel étaient nettoyées par un homme se tenant simplement sur le rebord, et s’agrippant à l’embrasure de la fenêtre. Durant la première décennie du siècle dernier, ils commencèrent à utiliser des ceintures de sécurité en cuir nouées à leur taille, qu’ils pouvaient sangler à des boulons d’ancrage disposés sur les parements de briques cerclant les fenêtres. En 1931, quand la construction de l’Empire State Building fut achevée, il y avait environ deux à trois mille hommes employés à nettoyer les vitres de New York. Bientôt, un groupe de huit hommes scindé en deux équipes travailla sur le building le plus haut du monde, en équilibre sur des rebords larges de 5 centimètres pour nettoyer chacune de ses 65 000 fenêtres.

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Un laveur de vitres assuré par une ceinture de cuir
New York, années 1950
Crédits : Joseph Murphy

C’était un métier qui requérait peu ou pas d’éducation, même si être admis au syndicat se faisait rarement sans connexion personnelle. Le frère aîné de Bill Fitzgerald, Joey, un homme de 44 ans à la peau tannée par le soleil, fumeur invétéré à la voix graveleuse et doté d’un sens de l’humour féroce, a travaillé sur l’Empire State Building pendant dix-neuf ans, la plupart du temps en compagnie d’Andy Hock, un ami d’enfance originaire de Woodhaven, dans le Queens. Décrit par son collègue comme « le numéro 1 de l’immeuble numéro 1 de la ville », Hock est représentant syndical au Local 32BJ. Il est le plus âgé des trois vétérans de l’équipe de nettoyage permanente de l’Empire State Building, et le descendant d’une longue lignée de laveurs de vitres. Son père, Louis, fils d’un immigrant allemand de la deuxième génération né à Brooklyn – accessoirement bodybuildeur que les laveurs de vitres plus jeunes surnommaient Le Grand Schtroumph –, avait été suivi dans les affaires par cinq de ses frères, à la fin des années 1950. « Ils impliquaient leurs enfants dans le business, puis leurs gendres, et ainsi de suite en descendant l’arbre généalogique », me racontait récemment Hock, un homme chauve imposant de 41 ans, le menton orné d’une barbiche noire. Il a rejoint le syndicat le jour de ses 18 ans et il a fait engager Fitzgerald six mois plus tard. Trente ou quarante de ses proches dont devenus laveurs de vitres. « J’ai trois filles. Je n’ai pas de fils, dit-il, mais je suis sûr qu’un jour l’une d’entre elles va venir me voir et me demander de trouver un boulot à son mari dans le nettoyage de vitres. » À New York, le milieu des laveurs de fenêtres est presque exclusivement masculin. Hock m’a raconté qu’une des seules femmes à travailler dans ce domaine, la petite-fille de son cousin, a arrêté le métier lorsqu’elle est tombée enceinte. « C’est un boulot d’hommes », affirme-t-il. Hock travaille sur l’Empire State Building depuis 1996. Le tatouage ornant sa cheville droite représente la silhouette du gratte-ciel se détachant sur un fond nuageux, un géant haut de vingt-cinq étages escaladant sa façade. Le géant porte un bleu de travail et un seau. « J’ai viré King Kong, explique Hock. C’est mon immeuble, maintenant. »

À angle droit

Après avoir effectué les différents tests de sécurité, les trois hommes de la Hearst Tower grimpent dans la nacelle de nettoyage pour descendre le long de la tour. Bob Menzer se tient seul à une extrémité de la nacelle, séparé de Brown et Kasparek par un dispositif unique en son genre – une tourelle cylindrique autour de laquelle l’un ou l’autre des pans de la nacelle peut se rabattre vers l’intérieur, formant un angle de 90°.

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La nacelle de la Hearst Tower
Conçue par Tractel
Crédits : abc

Le bras soulève la nacelle du toit, à 12 mètres de hauteur, avant de la faire passer par-dessus le parapet de l’immeuble, et le chariot de 36,5 tonnes sur le toit commence presque imperceptiblement à glisser le long des rails vers le coin de l’immeuble. Lorsque je suis descendu moi-même sur l’échafaudage, cela s’est avéré être l’étape la plus désagréable du processus : lorsque la nacelle a quitté le parapet, un vent frigorifique a balayé Columbus Circle, sifflant dans le câblage au-dessus de nos têtes, et chaque fois que je déplaçais mon poids, l’étroite plateforme se balançait jusqu’à me donner la nausée, comme la plus effroyable des attractions. Menzer, les bras croisés sur le bord de la nacelle avec la sérénité d’un homme regardant des canards glisser sur l’étang d’un village, contrôle chaque mouvement du dispositif au moyen d’un coffret de commande à distance hérissé de seize boutons. Lorsque le chariot atteint l’extrémité nord-est de la tour, la nacelle, suspendue dans les airs au-dessus de la Huitième avenue, se replie lentement jusqu’à former un angle droit. Parée pour nettoyer la pente du « bec d’oiseau ».

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La taille de n’importe quel bâtiment nettoyé par échafaudage se mesure en colonnes, une unique section verticale de la façade partant du toit jusqu’au plus bas point où la nacelle peut descendre – soit jusqu’au sol, soit jusqu’à une particularité architecturale du bâtiment. Tous les trois étages, Menzer et son équipe fixent les câbles d’acier auxquels ils sont suspendus à des boutons en acier présents sur la façade, pour empêcher que la nacelle ne soit écartée du bâtiment par le vent. Une journée de travail sur une colonne moyenne prend entre trois et quatre heures ; par beau temps, il faut un mois pour nettoyer la tour de haut en bas. Le travail sur les plus hauts gratte-ciel de la ville est bien plus long : un seul cycle de nettoyage sur les quatre-vingt étages des murs-rideaux en verre noir du Time Warner Center – où la « colonne canyon » centrale mesure à elle seule 213 mètres, du toit jusqu’au reculement du quatrième étage – peut mobiliser six hommes à plein temps pendant quatre mois. Le premier échafaudage de lavage de vitres new-yorkais fut construit en 1952, pour entretenir la façade du Lever House, sur Park Avenue, dont le design percutant n’était pas seulement inspiré de l’esthétique impeccable du Style international, mais également dicté par la volonté de la compagnie Lever Brothers de faire de son siège mondial « un symbole de propreté éternel ». Chaque fenêtre était une unité scellée, qu’il était impossible d’ouvrir et de nettoyer de façon traditionnelle, c’est-à-dire grâce à l’intervention d’un homme harnaché à une ceinture de sécurité.

Stimulés par les avancées de la technologie du vitrage et des logiciels, les architectes font de Manhattan un jardin de cristal.

La solution, une plateforme opérée électriquement conçue par la Otis Elevator Company, a défini le standard selon lequel cette jungle émergente de verre et d’acier aux fenêtres scellées serait nettoyée. Les premières tentatives de recours à un nettoyage automatisé eurent lieu en 1973, à l’ouverture du World Trade Center, dont les 43 600 fenêtres furent nettoyées par une machine équipée de raclettes rotatives et de brosses, montée sur des meneaux qui pouvaient l’amener au pied du building en une vingtaine de minutes. Le « robot » était conçu pour nettoyer 11 000 fenêtres en consommant 75 litres d’eau, mais il s’enrayait parfois et restait bloqué. Il n’était pas très efficace dans les coins, et les fenêtres des étages les plus élevés devaient être nettoyées à la main. Aujourd’hui, une machine similaire est toujours en activité à Manhattan, au 1251 de la Sixième avenue, au Rockefeller Center. « Avec les machines automatiques, il faut que le bâtiment soit bien rectangulaire, précise Lakhram Brijmohan, car dès que la façade a une petite irrégularité, ça ne fonctionne plus. » « Il y a des années, les buildings descendaient à pic de haut en bas, c’était du verre plat, tac ! me raconte Bob Menzer. Maintenant, tout ce qu’ils construisent est bourré d’angles. » Stimulés par les avancées de la technologie du vitrage et des logiciels, qui facilitent la conception de bâtiments aux plans différents pour chaque étage, les architectes ont récemment créé des tours entièrement parées de fenêtres, faisant de Manhattan un jardin de cristal empli de fantaisies géométriques et de formes irrégulières.

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IAC Building
Frank Gehry, 2007
Crédits : Alec Perkins

L’IAC Building de Frank Gehry a nécessité la conception sur mesure d’une nacelle pour épouser la surface toute en ondulations de sa façade de verre ; la plateforme de nettoyage du New York Times Building de Renzo Piano est suspendue à un bras hydraulique long de 37 mètres placé sur le toit, nécessaire pour éviter les pointes qui couronnent la structure. Ses laveurs de vitres sont équipés de raclettes montées sur des manches articulés, conçus pour passer aisément à travers les barres de céramique qui recouvrent la façade du building, et finalement atteindre les fenêtres. À la Hearst Tower, les ailes de la nacelle de nettoyage épousant désormais le coin nord-est, Menzer fait entamer à l’échafaudage sa lente descente le long de la façade. Je l’observe depuis l’intérieur du 44e étage – la salle de conférence exécutive de la Hearst –, alors que la plateforme disparait progressivement hors de ma vue. Menzer et Brown retirent un cran de sécurité mécanique, décrochant de la superstructure une des ailes de la nacelle. Menzer sourit et lève son pouce à mon intention, alors qu’ils tirent sur deux lourdes chaînes, la plateforme se rapprochant doucement de la fenêtre inclinée du bec d’oiseau. Bientôt, les hommes se retrouvent à quelques centimètres de moi, de l’autre côté de la vitre.

Les risques du métier

Extérieur ou intérieur, la technique utilisée pour laver une fenêtre est la même : une fois que le verre a été mouillé avec une éponge, l’eau est essuyée avec une raclette, sans laisser de trace. C’est plus difficile que cela en a l’air. Mon premier essai, fait un matin à l’aube sur le pont d’observation du 86e étage de l’Empire State Building – sous l’œil du troisième homme de l’équipe affectée au building, Rob Zeibig, un Musclor affable ceinture noire de Ju-jitsu dont les cheveux blond doré arrivent aux épaules et que son dernier partenaire surnommait Thor – n’a pas été un franc succès. « Horrible », a conclu joyeusement Zeibig, examinant l’eau sale que j’avais laissée couler sur le verre, avant de me faire une démonstration de l’art du coup de main des laveurs de vitres. Ce mouvement requiert un toucher léger ainsi qu’un geste fluide et sinueux – pour repousser l’eau sur le côté et vers le bas sans que le bord en caoutchouc de la lame ne quitte le verre, suivi d’un agile mouvement du poignet pour chasser la saleté, l’eau et la raclette elle-même de la fenêtre. Ce mouvement est différent pour tout le monde, mais « qu’importe la manière dont tu le fais, il y a toujours de la musique qui joue dans ta tête », me dit Andy Horton, laveur de vitres depuis trente ans, qui dirige le programme d’entraînement du syndicat des laveurs de vitres. « C’est un orchestre constant. » Bob Menzer a ajouté que la plupart des laveurs de vitres laissaient involontairement une « signature » ou une marque quelque part sur le verre – même s’il parvient généralement à l’éviter. Dépendant de l’endroit de l’échafaudage où il est assis, Menzer peut passer la raclette indifféremment avec sa main gauche ou sa main droite. « Il est fort à ce point, le complimente Rob Brown. Il pourrait utiliser ses pieds si c’était nécessaire. »

Les courants ascendants et les tourbillons créent d’incroyables effets microclimatiques qui peuvent ruiner le travail accompli.

Après qu’il a finalement réussi à atteindre les fenêtres de Hearst, Menzer les trouve rarement sales : « Elles restent assez propres, vous savez. On peut tomber sur une crotte d’oiseau, qu’il faut alors frotter. Mais en général, cela se borne à un rapide frottage et à un coup de raclette. » À l’Empire State Building, où bon nombre de fenêtres peuvent être ouvertes, la tâche est plus complexe. Zeibig – qui a travaillé pour la première fois sur le gratte-ciel en 1989, avant que les vieilles fenêtres à ceintures ne soient remplacées par des oscillo-battantes, qui basculent sur leur bord inférieur afin de pouvoir être nettoyées de l’intérieur – est souvent appelé pour nettoyer des vitres sur lesquelles les locataires des étages supérieurs ont renversé du café. « Ils balancent tout le temps de la merde par les fenêtres, s’énerve-t-il. Une fois, ils ont jeté quelque chose comme 75 litres de confiture de fraise – ça a dégouliné sur dix étages, partout sur les fenêtres. Et c’était l’hiver, donc la confiture a gelé et on ne parvenait plus à l’enlever. » Le vent, qui souffle capricieusement dans les hauteurs des buildings, peut rendre le nettoyage très étrange. Les courants ascendants et les tourbillons créent d’incroyables effets microclimatiques – un étroit tunnel de visibilité du toit à la rue par un jour de brouillard, de la pluie tombant vers le haut contre la paume de vos mains – et peuvent pousser l’eau d’une éponge sur les côtés ou même vers le haut, ruinant le travail accompli. « Vous devez alors essayer de maintenir votre baguette sous la raclette pour empêcher l’eau d’éclabousser partout, explique Menzer. Mais en vérité, il n’y a pas grand chose que vous puissiez faire. » De puissants courants d’air créent d’autres dangers dans les gratte-ciel dont les fenêtres nécessitent d’être lavées de l’intérieur. Une porte et une fenêtre ouvertes au même moment dans les bureaux de l’Empire State Building peuvent faire s’envoler toutes les dalles d’un faux-plafond, ou même les aspirer au dehors ; dans un bureau de l’administration municipale au 217 Broadway, Ron Zeibig a une fois regardé avec horreur une pile d’un mètre de documents imprimés par un ordinateur être aspirés en quelques secondes, « comme un serpent de papier », à travers une fenêtre. « Ils ont disparu à près de 400 mètres, aussi loin que je pouvais voir… Là, je me suis dit : “Oh merde, ça faisait un paquet d’informations, ça !” » Durant mon propre périple le long de la façade de la Hearst Tower, peu après le lever du soleil un samedi matin, les bureaux étaient aussi inanimés qu’un aquarium laissé aux soins d’un enfant. Il en va semble-t-il autrement des immeubles d’habitation. « Tu vois tout, me confie Menzer en souriant. Certaines personnes ne savent pas comment fermer leurs volets. »

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Un métier à risques
« On essaye de ne pas y penser. »
Crédits : Neff Conner

Erik Brown, diplômé de sociologie qui a commencé à laver des vitres pour payer ses études à Fordham et travaille encore aujourd’hui, dix ans plus tard, se rappelle nettement la vue qu’il avait depuis la nacelle, à l’extérieur d’un immeuble de l’Upper East Side dans lequel une femme avait pour habitude de se baigner nue dans sa piscine privée. Andy Horton a travaillé sur l’échafaudage de la Solow Tower, un gratte-ciel à mur-rideau de quarante-sept étages à l’est de la 66e rue, pendant quatorze ans, et se rappelle d’un résident qu’il pouvait voir assis à table tous les matins au petit-déjeuner, son chien couché à ses pieds. Quand l’animal est mort en sautant par une fenêtre ouverte, son propriétaire a dû être emmené de force, hystérique, hors de l’immeuble : il accusait les laveurs de vitres. Au One Penn Plaza, le monolithe de verre noir haut de cinquante-sept étages qui domine Madison Square Garden, accueillant plus de 200 locataires commerciaux – parmi lesquels le Département de la Sécurité intérieure des États-Unis –, Erik Brown m’a raconté qu’une femme du 20e étage lui laissait régulièrement sur la vitre des messages tracés au doigt le remerciant d’être passé. Mais la plupart du temps, il est simplement témoin de l’ennui de la vie de bureau. « Je dirais que sur dix ordinateurs dont l’écran est tourné vers la fenêtre, trois affichent un solitaire », estime-t-il. Certains locataires quittent leur bureau aussitôt qu’il apparaît, visiblement agacés par la présence d’un homme les regardant travailler de l’autre côté de la fenêtre. Plus tôt, j’ai demandé à Bob Menzer si le lavage de vitres lui paraissait dangereux. « C’est toujours dangereux, m’a-t-il répondu. Mais on essaye de ne pas y penser. » Les plus grands risques résident dans le fait de ne pas vérifier son équipement : « Vous savez, on ne se rend parfois pas compte que ce n’est qu’une pièce mécanique. Tout peut potentiellement vous lâcher, à un moment ou à un autre. »

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Pendant de nombreuses années, être laveur de vitres à Manhattan était considéré comme le métier le plus dangereux au monde. En 1932, une moyenne d’un ouvrier sur deux-cents était tué chaque année à New York. Malgré les diverses actions de la ville et de l’État pour règlementer la profession, le Local 32BJ a lancé un programme d’entraînement pour débutants. Chaque nouveau laveur de vitres du syndicat suit désormais 216 heures de cours, suivies de 3 000 heures accréditées avec un employeur. Aujourd’hui, laver des vitres aux États-Unis est bien plus sûr que d’y conduire un taxi. Mais la plupart des accidents de travail sont dus à ce que l’Administration américaine de la sécurité et de la santé au travail (OSHA) nomme : « chutes (en altitude) ». Même de 10 mètres, seule la moitié des hommes survit à une chute. « La règle, c’est quatre étages, dit Ron Zeibig. Un homme de 90 kilos, quatre étages : la mort assurée. »

« Les gens ne réalisent pas qu’être mariée à un laveur de vitres, c’est la même chose que d’être mariée à un sapeur pompier ou à un policier. »

Les histoires des laveurs de vitres de la ville à qui la chance a faussé compagnie sont devenues partie des légendes de la profession : les quatre hommes tués par la chute d’un échafaudage sur l’Equitable Building en 1962 ; le nettoyeur qui gardait sa ceinture de sécurité dans le coffre de sa voiture, jusqu’à ce qu’un matin au travail, la ceinture lâche, rongée par l’acide de batterie, et l’entraîne dans une chute mortelle ; Richard Singleton, qui travaillait au 345 Park Avenue South en 1999, lave des oscillo-battantes au 20e étage et git mort sur le pavé la minute d’après. Le 11 septembre, trois laveurs de vitres travaillaient lorsque le premier avion s’est écrasé. Dans la tour nord, le nettoyeur d’origine polonaise Jan Demczur a aidé à sauver les vies de cinq hommes coincés avec lui dans un ascenseur rapide, au cinquième étage : après qu’ils ont ouvert de force les portes de l’ascenseur, Demczur a utilisé la lame de sa raclette pour découper un trou dans la cage, par lequel ils ont pu s’enfuir. Dans la tour sud, l’opérateur du système de lavage automatique du World Trade Center, Roko Camaj, et son apprenti, Fabian Soto, ont été tués lorsque le bâtiment s’est effondré. Leurs collègues sont convaincus qu’à leurs derniers instants, avant que la tour ne s’effondre, Camaj tentait d’utiliser la nacelle de nettoyage pour se mettre à l’abri. D’après un représentant du Local 32BJ, il y a entre 1983 et 2008 laveurs de vitres non-syndiqués qui officient à New York – dont le nombre croissant a lentement supplanté les travailleurs organisés –, impliqués dans près de deux-cents accidents, dont plus de soixante-dix d’entre eux ont été fatals. Le syndicat, maintenant réduit à sept-cents membres, se réjouit de son record de sécurité. Mais la mort persiste. Edgar et Alcides Moreno, deux frères arrivés dans les environs de New York depuis le sud de l’Équateur à la fin des années 1990, ont été tous deux entraînés au Local 32BJ par Horton. Le 7 décembre 2007, il se sont présentés pour un nettoyage de jour à la Solow Tower, où l’échafaudage permanent n’avait pas été utilisé depuis sa révision par des employés de Tractel en novembre de la même année. Lorsqu’ils sont montés dans la nacelle de nettoyage, le câble d’acier l’amarrant au toit du building s’est libéré de ses bossoirs et la plateforme a chuté dans la cour, 145 mètres plus bas. Edgar est tombé par-dessus bord avant que la nacelle n’atteigne le sol, et il a été tué sur le coup en heurtant une barrière, le corps coupé en deux. Alcides, lui, est resté dans la plateforme durant toute la chute et, bien qu’il ait souffert de multiples blessures au cerveau, à la poitrine et à l’abdomen, ainsi que de côtes fracturées, d’un bras et de deux jambes cassés, il a miraculeusement survécu. Quelques minutes plus tard, les ambulanciers l’ont découvert conscient, assis bien droit dans les décombres de la nacelle.

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Alcides, le miraculé, et feu-Edgar Moreno

Lorsque l’inspecteur de sécurité de la OSHA est monté sur le toit pour constater l’accident, il a trouvé deux harnais de sécurité et deux seaux derrière le parapet. L’eau dans les seaux était encore chaude. Les tests ont révélé que les employés de Tractel avaient remplacé le câble d’acier au moyen d’un outil défectueux et qu’ils n’avaient pas vérifié leur travail après avoir fini. Trois semaines plus tard, les frères Moreno ont grimpé sur la plateforme avant d’avoir enfilé leurs harnais de protection anti-chute, qui les aurait harnaché à une corde de sécurité indépendante attachée au bâtiment. Si l’un des deux gestes de sécurité avait été accompli correctement, il n’y aurait pas eu d’accident, m’a assuré Richard Mendelson, gérant de la zone de Manhattan à l’époque : « Si la plateforme n’avait pas été défaillante et qu’ils n’étaient pas équipés de leurs harnais, ils auraient fini par les enfiler et se seraient mis au travail. Si la plateforme avait été défaillante mais qu’ils étaient correctement harnachés, la plateforme serait tombée et se serait fracassée au sol, mais ils auraient été suspendus dans le vide par la corde de sécurité, à deux mètres du parapet. » À la fin du mois d’août 2008, Robert Domaszowec a été tué en tombant d’une fenêtre à ceinture, au 40 de la Cinquième avenue. Domaszowec est passé par la fenêtre, s’est accroché et s’est penché vers l’arrière, éprouvant la ceinture. Les boulons de vingt centimètres sont immédiatement sortis du mur. Il a fait une chute de vingt étages. De nouvelles fenêtres ont été posées récemment et, pour une raison qu’on ignore, il s’est avéré que les boulons avaient été cisaillés par une scie à guichet. « Les gens ne réalisent pas, a déclaré plus tard la veuve de Domaszowec, qu’être mariée à un laveur de vitres, c’est la même chose que d’être mariée à un sapeur pompier ou à un policier. »

Le toit du monde

Au-dessus du 40e étage, le monde est presque totalement silencieux. S’y trouver totalement seul est un sentiment exaltant. « Lorsque tu redescends, tu entends les gens se disputer dans la rue, les voitures, les klaxons, les sirènes… Tout là-haut, tu n’entends rien du tout, soupire Andy Horton. Il n’y a que toi et ton coéquipier. Tu peux parler de ce que tu veux, tu peux même parler tout seul, personne ne te dira rien. » Par le passé, les journées de travail des laveurs de vitres étaient réputées pour leur brièveté : les employeurs payaient pour une équipe à plein temps mais posaient peu de questions quant au temps que prenait réellement le travail. « Il n’y avait rien de stipulé à ce sujet, et comme vous étiez pendu tout là haut, à exercer un travail risqué, ils n’étaient pas regardants », m’a expliqué Andy Hock. Traditionnellement, le lavage de vitres des buildings commerciaux commence tôt le matin, pour ne pas déranger les locataires, et, durant l’été, lorsque la température auprès du verre noir peut atteindre 38°C à 13 h, pour limiter l’exposition à la chaleur du soleil. Même ainsi, la journée d’un laveur de vitres peut commencer à 6 h et s’achever quatre heures plus tard ; c’était autrefois « le meilleur job à mi-temps du monde », dit Horton. « Je pense que la plupart des laveurs de vitres – même il y a dix ou quinze ans – encaissaient leur paye au bar », ajoute Erik Brown.

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Empire State Building
Vu du Rockefeller Center
Crédits : Daniel Schwen

Mais les usages du milieu ont progressivement changé. La récession a conduit à des cycles moins fréquents de nettoyage des grands immeubles, au rétrécissement des équipes permanentes, ainsi qu’à des licenciements. La plupart des anciens du métier n’espèrent plus que leurs enfants prendront leur suite : le fils de Bob Menzer étudie à la Fashion Institute of Technology, et voudrait plus tard devenir photographe. Ron Brown, pour sa part, doute du fait que son fils, récemment diplômé d’économie de Rutgers, le suivra dans les affaires. « Je ne le permettrais pas, en réalité, m’avoue-t-il. Mon fils a le vertige. » Pour le moment, la technique de lavage avec les seaux reste hermétique au progrès technologique : bien que le fabriquant de verre Pilkington a conçu des fenêtres dotées d’un revêtement auto-nettoyant déclenché par le soleil, et que des scientifiques en Allemagne et au Japon ont construit une gamme de robots laveurs-de-façades très coûteux, rien de tout cela n’a encore mis un pied à New York. À la fin de l’année 2009, Tractel-Swingstage a décroché le plus gros contrat de son histoire : il s’agissait de concevoir et de fabriquer un échafaudage permettant aux laveurs de vitres de descendre le long des murs de verre inclinés des 104 étages du One World Trade Center de David Childs. Jusque là, le plus grand building de la ville restera officiellement celui du 350 de la Cinquième avenue. Un matin froid et sans nuages de novembre, passant devant le portier qui annonçait : « Bienvenue à l’Empire State Building ! 80 kilomètres de visibilité ! », je me suis rendu avec Ron Zeibig et Joey Fitzgerald à l’observatoire du 102e étage, où les deux hommes sont passés à côté de visiteurs admirant la vue, ont déverrouillé et ouvert une porte blanche qui n’affichait aucune indication, et ont grimpé une volée de marches en acier menant à une petite pièce circulaire. Ici, au 103e étage, l’éclatante lumière du soleil entrait à travers deux étroites portes de verre. Fitzgerald est sorti sur un étroite passerelle d’approximativement 50 cm de large, bordée par un parapet en béton qui lui arrivait à la taille. « Viens, c’est le toit du monde ici », m’a-t-il dit. Une brise légère ébranlait les antennes et leurs mâts dressés au-dessus de nous ; la ville tout en bas m’apparaissait avec l’extraordinaire netteté et le fourmillement de détails d’une image satellite. Au-delà du parapet, le vide s’étendait, immédiat et sans fin. Mes paumes sont devenues moites et je suis tombé à genoux malgré moi, terrorisé. « Tu n’es pas le seul, tout le monde a peur ici. » J’ai lutté pour me redresser ; Fitzgerald a pris son seau et ses outils, marchant d’un pas léger sur la passerelle en direction de Central Park, où il a commencé à mouiller le verre qu’il était venu nettoyer. Le lavage des fenêtres de l’Empire State Building est programmé étage par étage et ne s’arrête jamais. « Nous avons une routine : on commence par le haut et on progresse vers le bas, m’a expliqué Zeibig. En récompense, on a le droit de remonter au sommet et de recommencer. »

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Le toit du monde
Au sommet de l’Empire State Building
Crédits : Yuri Virovets


Traduit de l’anglais par Delphine Sicot et Nicolas Prouillac d’après l’article « Life at the Top », paru dans le New Yorker. Couverture : Un laveur de vitres, par Neff Conner.