Depuis le taxi qui se faufile dans les méandres du port de commerce, je prends soudain la mesure de ce qui m’attend : du hors format. Une mer de conteneurs, une ligne d’horizon barrée de portiques immenses et de navires en partance. Et des hommes au travail, le son permanent des sirènes, l’effervescence, partout. Je suis encore au Havre, à quelques minutes seulement de la plage que je viens de quitter, et pourtant déjà ailleurs. « Il y aura au moins un autre passager avec vous, c’est sûr, mon collègue est allé chercher un client en début d’après-midi, m’explique le chauffeur de la seule compagnie habilitée à circuler sur les terminaux. Ah, soupire-t-il en se tournant vers moi, vous avez de la chance de partir ! Vous allez où ? »

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Un cavalier
Port du Havre
Crédits : Anne-Lise Toly

Loin. Je vais traverser l’Atlantique, atteindre la Guyane après une halte aux Antilles, passer par le Brésil puis revenir en Europe. Mais dans l’immédiat, je dévore des yeux le port où commence mon aventure, 10 000 hectares de routes, de bassins, de quais. Une ville dans la ville. Quelques dizaines de mètres après le poste de contrôle, où j’exhibe mon passeport – je suis bien attendue à bord, soulagement –, le chauffeur s’arrête brutalement sur le bas-côté.« J’ai oublié de mettre le gyrophare », s’excuse-t-il en fouillant près de son siège. « C’est obligatoire, c’est pour être vu, les cavaliers surgissent sans prévenir, l’autre fois j’ai failli en prendre un de plein fouet… » Les cavaliers ? C’est ainsi qu’on nomme, comprendrai-je rapidement, ces étranges véhicules qui fourmillent sur les quais, ces chariots aux pattes d’insectes qui transportent les « boîtes » en métal et dont les conducteurs travaillent à plusieurs mètres du sol. Le taxi s’immobilise enfin, au pied du géant qui va m’accueillir pendant cinq semaines : Hérodote, un porte-conteneurs de 170 m de long et 27 m de large, de la compagnie CMA CGM. « Je vais faire un signe à un marin, ne vous inquiétez pas, quelqu’un va venir vous aider à porter vos sacs. » Je ne suis pas inquiète. Je me tiens là, sur le quai des Amériques. J’attends ce moment depuis des mois.

L’embarquement

Quand j’ai décidé de prendre un congé sabbatique, on m’a évidemment demandé ce que je comptais faire de tout ce temps qui s’offrait à moi. Couper. Le téléphone, la télévision, Internet. M’éloigner. Des tentations, des sollicitations. Partir, bien sûr… J’avais envie d’océan. Ce fut soudain l’évidence : quel meilleur moyen pour se retrouver seul face à soi que d’embarquer sur un porte-conteneurs ? Peu importait dans quelle direction, le cargo étant lui-même une destination, me semblait-il déjà. J’ai alors pris contact avec Mer et voyages, l’une des seules agences spécialisées dans ce type de traversées, plus de 150 routes maritimes au catalogue. Trois mois plus tard, je gravis l’échelle de coupée avec attention, calant mes pas dans ceux du marin effectivement descendu à ma rencontre, et qui s’est saisi de mon gros sac et de ma guitare d’un geste souple. Quelques instants plus tard, il se présentera : Melvin, le steward – maître d’hôtel en français. Originaire des Philippines comme neuf autres membres de l’équipage, et comme près de 20 % de la main d’œuvre maritime mondiale. C’est parti pour l’ascension, par l’étroit escalier intérieur, des six étages qui mènent à ma cabine. Croisé au détour d’un couloir, le commandant, un Ukrainien d’à peine 32 ans, me souhaite la bienvenue, large sourire, regard bleu.

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Le port du Havre
Panorama du quai des Amériques
Crédits : Anne-Lise Toly

Sur la porte de ma chambre, mon nom est inscrit en lettres majuscules. La pièce est spacieuse et confortable, avec de la moquette au sol, deux larges hublots donnant sur bâbord – pas de conteneurs pour boucher la vue. Douche, toilettes, petit salon, bureau, réfrigérateur… Comme à l’hôtel. Étoilé, car bien entendu, voyager ainsi, nourri, logé, blanchi, a son prix : environ 100 € par jour et par personne en pension complète. Après avoir rangé mes affaires dans l’armoire, je fais une rapide visite du « château », au pas de course, derrière le troisième officier : dans le dédale des étages et des coursives, je m’aide des panneaux placés à chaque niveau. Je découvre avec satisfaction l’existence d’une bibliothèque au pont E. Au même étage, je repère aussi le salon réservé aux passagers, avec télévision et lecteur DVD, et une petite piscine extérieure, qui sera remplie d’eau de mer dans les régions chaudes. J’apprends l’existence d’une salle de sport au pont A, où trônent une table de ping-pong et des appareils de musculation. Au dîner, pris au mess des officiers, pont B, je fais la connaissance de non pas un mais deux autres passagers : Urs, un Suisse originaire de Zurich qui vient également de monter à bord – il descendra dix jours plus tard à Trinité-et-Tobago – et Barry, un Anglais de 78 ans, ancien pilote de ligne, dont c’est le troisième voyage en cargo. Allergiques à l’avion, passionnées de marine ou en quête de parenthèse dans une vie trépidante, près de 700 personnes embarquent ainsi chaque année sur des navires de commerce. Mer et voyages m’a accompagnée dans mes démarches depuis la prise d’information jusqu’au moment de l’embarquement. J’ai dû fournir une série de documents, un certificat médical, une décharge de responsabilité : il n’y a pas de médecin à bord en deçà de douze passagers. Les compagnies imposent aussi des limites d’âge, les jeunes enfants et les plus de 80 ans ne sont généralement pas autorisés. Et avant de se lancer dans une telle aventure, mieux vaut être souple sur les dates de départ et d’arrivée. Après ce premier repas – je constate que les officiers ukrainiens ne mangent pas tous ensemble mais se succèdent à table pendant une heure –, je me dirige tout naturellement dehors pour allumer une cigarette. Mauvaise idée, c’est interdit, c’est écrit partout. Je me rabats donc à l’intérieur, dans le salon passagers.

La nuit tombe sur le port du Havre, premier port français en termes de trafic conteneurisé avec près de 2,2 millions d’EVP en 2011.

Le lendemain, alors que j’apprends que le départ du Havre, initialement prévu dans la matinée, n’aura pas lieu avant le soir, j’observe, scotchée à la rambarde de la passerelle, le ballet des conteneurs, saisissant. D’abord, les opérations de déchargement : les conteneurs de 20 tonnes sont soulevés par des grues gigantesques, dont les conducteurs sont situés à 40 m du sol, puis récupérés sur le quai par les fameux cavaliers qui s’empressent de les déposer à une place déterminée au milieu des interminables alignements sur le terminal. Ils partiront ensuite sur des camions. Plusieurs heures s’écoulent ainsi, dans un mouvement incessant et bien rodé. Puis vient le moment du chargement, selon un plan très précis, élaboré à partir de logiciels sophistiqués. Car dans ce jeu de Tetris géant, il faut non seulement prendre en compte la destination des conteneurs (ceux qui descendent les premiers vont en haut) mais aussi la répartition des poids afin d’assurer la stabilité du navire. Un numéro d’équilibriste élaboré par des agents de la compagnie à terre, et validé par les officiers du navire. Ce va-et-vient, dans les bruits sourds du métal qui s’entrechoque, dure toute la journée. Hérodote peut emporter jusqu’à 1 700 conteneurs EVP (« équivalent vingt pieds », la taille standard, soit six mètres de long) dont 400 réfrigérés, destinés aux denrées périssables. Le cargo peut ainsi charger 5 200 tonnes de melon, raisin… ou fruits exotiques produits au Brésil. La température de ces conteneurs particuliers (-18°C) est vérifiée deux fois par jour, un travail à temps plein. Et dans les autres ? Qu’y a-t-il dans les autres conteneurs ? Interrogés, les marins philippins répondent qu’eux-mêmes n’en savent rien, que seul le capitaine connaît le contenu des « boîtes ». Eux ne seraient mis au courant qu’en cas de présence de matières ou de produits dangereux. Me voilà à la fois déçue de ne pas en apprendre plus, mais soulagée de ne pas voyager sur une bombe en puissance.

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Sur le départ
Hérodote largue les amarres
Crédits : Anne-Lise Toly

Le moment du départ se précise. Les dockers qui travaillent sur le pont quittent le bord. La nuit tombe sur le port du Havre, premier port français en termes de trafic conteneurisé avec près de 2,2 millions d’EVP en 2011. Après dîner, voici enfin venue l’heure d’appareiller. On largue les amarres. Hérodote n’a pas besoin de remorqueur, il est doté de deux propulseurs. On s’éloigne du quai en douceur. Urs, Barry et moi sortons sur le pont pour suivre les manœuvres, dirigées par le pilote du port qui a pris place à la passerelle. On dépasse lentement un vraquier, puis d’autres cargos immobiles dont l’ombre se projette sur les quais, on distingue plus loin l’emplacement des ferries, à l’arrière-plan le centre-ville. Des lumières fantomatiques baignent les infrastructures du port. Le moment est irréel. Enfin, c’est la capitainerie, puis le phare, la digue, la mer. L’inconnu. Hérodote, avec sa montagne de conteneurs, ses 22 hommes d’équipage et ses trois passagers, s’éloigne progressivement des côtes normandes et s’enfonce dans l’obscurité. Nous ne verrons plus la terre avant huit jours.

Le gîte et le couvert

Premier réveil. Soleil froid, mer lisse. Le large est une délivrance après les 36 heures immobiles dans le cambouis du port. Au loin, des cargos semblent posés sur l’horizon. Sous mes yeux, une échelle se balance au-dessus du vide. Bientôt, un marin s’y installe : suspendu, solidement attaché par un baudrier, il ponce, il repeint. Car le pire ennemi d’un bateau, c’est le sel, déposé par les embruns, le sel qui fait tout rouiller, qui oblige à une maintenance permanente. Plusieurs matelots s’activent ainsi toute la journée côté bâbord, tandis qu’Hérodote taille la route à près de 19 nœuds, soit 35 km/h. Loin de toute frénésie, je me repose et je lis, bercée par la douce oscillation du navire, à peine gênée par les vibrations continues du moteur. Je pars en exploration. Très vite, je comprends que le meilleur endroit pour se poser se trouve à l’avant, tout là-bas, un lieu dont l’accès est interdit aux passagers durant les escales. Je marche d’un pas mal assuré le long des coursives, sous les conteneurs, me tenant à la rambarde. À la proue, je trouve une place pour m’asseoir près des énormes amarres et de la chaîne de mouillage, le dos calé, le vent dans les cheveux, les yeux dans l’océan. Le jour suivant, le temps se détériore. La houle monte en puissance, la pluie survient. Hérodote tangue dans les flots agités. Comme les autres, je suis contrainte de rester à l’intérieur. Dans la bibliothèque, parmi les centaines de livres en anglais, en russe ou en allemand, je découvre à ma grande surprise une trentaine d’ouvrages en français. Des récits de voyage, de mer, de naufrages, des œuvres classiques ou des romans policiers, quelques bouquins de développement personnel, et surtout une anthologie de Blaise Cendrars que j’emporte aussitôt avec moi. Pendant mes semaines à bord, je vais dévorer les écrits foisonnants de l’écrivain bourlingueur et poète.

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L’échelle
Au large de l’Atlantique
Crédits : Anne-Lise Toly

Troisième jour. La mer s’est calmée. Après avoir découvert un marin inconnu attablé au petit-déjeuner, je me penche d’un peu plus près sur le trombinoscope affiché au mur. Bien, j’ai désormais rencontré tout le monde, me dis-je avec satisfaction. Douze Ukrainiens – dont une jeune fille, élève officier –, et dix Philippins. La hiérarchie, très respectée, est capitale pour comprendre comment fonctionne cette communauté. Le capitaine est le seul maître à bord, le représentant de l’armateur, le responsable de tout et de tous. En français, on utilise plutôt le terme de commandant. Viennent ensuite le second capitaine, très sollicité, responsable en particulier du chargement-déchargement du navire, puis trois lieutenants de pont. Tous se relaient à la passerelle, assurent les quarts, la route, la communication, la surveillance météo. Il existe aussi des officiers moins visibles : postés dans les entrailles d’Hérodote, ils gèrent les énergies électriques, hydrauliques et propulsives du navire. Ce sont le chef mécanicien, son second et un lieutenant, plus un ingénieur électricien et deux stagiaires. Côté philippin, l’expérimenté maître d’équipage – ou bosco – a autorité sur les matelots ; le cuisinier nourrit avec talent tout ce beau monde trois fois par jour, assisté par l’indispensable steward. Deux heures plus tard, comme pour vérifier l’état de mes connaissances, le commandant, son second (qui, du haut de ses 46 ans, est le doyen de l’équipage) et le bosco au sourire éclatant, Alfred, frappent à ma porte. Ils font la tournée des cabines. Inspection générale des quartiers de vie. « Everything is OK ? », me demande le jeune capitaine depuis le pas de la porte. Oui, bien sûr que oui. Quatrième jour. L’océan a changé de bleu. Plus chaud. Plus dense. En fin de matinée, Oleksandr, l’officier en charge de l’administratif et de facto des passagers, vient prendre une photo de moi avec son smartphone. Quelques instants après, ce jeune homme élancé au sourire timide me remet un passe qui me permettra de circuler dans les ports, d’en sortir et d’y rentrer. Mon passeport, lui, restera à bord, dans un tiroir. C’est au moment du dîner, pris à partir de 18 h, que sont diffusées dans toutes les pièces, par haut-parleurs, les informations à connaître. Depuis le départ du Havre, on a changé d’heure tous les jours : il s’agit d’arriver à Saint-Martin, la première escale, en ayant absorbé intelligemment les fuseaux horaires. « Cette nuit à 2 h du matin, toutes les horloges seront retardées d’une heure. » Les annonces sont faites en anglais, mais parfois je ne comprends pas. C’est ainsi que, le troisième soir, j’ai recours à Barry pour qu’il m’explique posément ce qui vient d’être dit au micro. « Le magasin de bord est ouvert pendant une demi-heure. » Une ouverture à la discrétion du capitaine, tous les trois ou quatre jours. En pratique, il s’agit de passer commande auprès de Melvin pendant le repas. On ne paiera l’addition, en dollars, qu’au moment de quitter définitivement le bord. Savon, dentifrice, mais aussi alcool, cigarettes, tout est détaxé. Urs et moi nous regardons d’un air complice, allez c’est parti, ce serait bien de boire un verre face au soleil couchant. Quelques minutes plus tard, nous voici sur le pont E, les regards braqués sur l’horizon. Le soleil chute dans l’océan. Barry, appareil photo en main, cherche à capter le rayon vert. On trinque à ces instants parfaits. Le lendemain soir, un barbecue est organisé sur le pont arrière. C’est la coutume pendant les traversées, m’explique Melvin. Le moment semble particulièrement attendu par les marins, l’occasion, trop rare, d’être ensemble. Sous un toit de conteneurs, coincées entre les amarres, deux tables ont été dressées, le barbecue érigé dans un coin. Un poste de télévision trône au milieu. Ukrainiens, Philippins, passagers, tout le monde est là, détendu – un officier est évidemment resté en poste à la passerelle. Le capitaine, en bermuda et baskets, retourne les brochettes ; Melvin, qui a ôté son habituel tablier, remplit les verres de vin, avec modération toutefois : la consommation d’alcool par les marins est limitée. Le clou du spectacle, tandis que chacun goûte à l’énorme gâteau à la crème concocté par le jeune cuistot, c’est le karaoké animé par le Alfred, le bosco à la voix en or. Les Philippins en raffolent. Certains officiers se prêtent aussi au jeu. On n’entend pas grand-chose à cause du vent et du moteur, mais le moment est savoureux. Invités à participer, Urs et moi massacrons à notre tour quelques tubes anglophones dont les paroles défilent sur des images touristiques des Philippines.
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Dans les entrailles d’Hérodote
Salle des machines
Crédits : Anne-Lise Toly

Cinquième jour. Serguei, le second mécano, et Stanislav, le chef électricien, nous attendent, nous les oisifs du bord, pour la visite de la salle des machines. Casque anti-bruit sur les oreilles, casque anti-choc sur la tête, nous voici parés et légèrement décontenancés. Derrière la porte blindée, fini l’air climatisé qui règne partout ailleurs, on plonge dans la fournaise. Nos guides dévalent les escaliers métalliques. Tout est démesuré. Le moteur diesel à deux temps et sept cylindres, un moteur Hyundai, remplit une bonne partie de la pièce. Des culasses de plusieurs tonnes chacune, une consommation journalière de 55 tonnes de fioul à plein régime, il n’en faut pas moins pour faire tourner l’arbre gigantesque qui mène à l’hélice. Un petit tour dans la salle des générateurs, qui assurent la production d’électricité, et nous pénétrons dans le poste de commandement. Le pupitre comprend de multiples écrans de contrôle et des systèmes d’alarme. Refroidissement des pistons, température des gaz d’échappement, production électrique, circuits d’alimentation et de réfrigération… Tous les fluides sont « traqués ». Je suis un peu perdue dans les explications, de toute manière les questions empressées de Barry et Urs comme les réponses des officiers sont inaudibles. La dernière machine auprès de laquelle on s’arrête, l’appareil de désalinisation, m’enchante : l’eau douce à bord provient de la transformation de l’eau de mer dont on est entourés. Je regagne la surface, fascinée. Les jours se suivent sans se ressembler, la boussole paraît bloquée sur 240°, Hérodote file droit vers le sud-ouest. Barry a sorti les shorts. On commence à voir surgir çà et là quelques poissons volants. En revenant de mon poste de prédilection à l’avant, je croise le second et le bosco sur la coursive extérieure. « Voulez-vous qu’on remplisse la piscine ? La mer est à 24 degrés. » Pour sûr. Il peut se passer des heures sans que je voie personne. À l’inverse, il y a des moments où tout semble s’accélérer, se télescoper. Exemple le sixième jour. Peu après le petit-déjeuner, un des officiers de quart à la passerelle téléphone à Urs dans sa chambre, qui me prévient immédiatement : une baleine a été repérée à proximité. Je me saisis de mon appareil photo, me précipite sur le pont supérieur en me demandant dans quelle mesure il n’est pas déjà trop tard, et de fait il est trop tard, ou alors je ne regarde pas du tout au bon endroit. L’Anglais est là aussi, avec ses jumelles, mais ça ne l’aide pas franchement puisque personne ne sait où il faut regarder, bâbord a-t-on dit au Suisse, mais bâbord c’est quand même la moitié de l’océan. Bientôt, il est 9 h, et c’est déjà l’heure du rendez-vous à la passerelle. Le lieutenant Oleksandr nous accueille. La vue est imprenable, l’océan dodeline quarante mètres plus bas. C’est ici le cerveau du navire. De nuit comme de jour. Son cerveau, mais aussi ses yeux et ses oreilles. Devant les vitres panoramiques aux énormes essuie-glaces, un vaste pupitre regroupe toutes les commandes – moteur principal, moteurs auxiliaires, propulseur d’étrave – et tous les panneaux de contrôle. L’officier nous indique la place du timonier, l’homme de barre, quand le navire n’est pas en pilotage automatique. Il nous montre aussi les nombreux instruments de navigation, sondeur, radars et autres GPS.

Hérodote a été conçu en 2007 sur un chantier naval sud-coréen, en même temps que ses trois frères, Homère, Platon et Aristote.

Les officiers se relaient toutes les quatre heures à la passerelle pour effectuer leurs quarts. Ils en assurent chacun deux dans la journée. Leurs tâches sont multiples : surveiller les nombreux écrans, scruter à la jumelle, faire le point toutes les deux heures et le reporter sur la carte papier – les cartes électroniques ne les en dispensent pas. J’apprends ainsi que du Havre jusqu’à Philipsburg, à Saint-Martin, on aura parcouru 3 600 milles. Les officiers à la passerelle ont aussi à charge de contacter les ports, un éventuel navire dont la trajectoire paraîtrait douteuse, et de relever les fax transmettant des avis urgents ou des bulletins météo spéciaux. Je demande à Oleksandr s’ils ont en leur possession une carte du ciel. Il se saisit d’un livre sur les rayonnages derrière lui, là où sont entreposés les documents utiles à la navigation, et me laisse le feuilleter. Il nous conduit enfin vers un petit meuble dont le contenu me ravit : des dizaines de pavillons, de drapeaux nationaux, y sont stockés. Le monde entier, ou presque, dans un placard. C’est un peu plus tard ce même jour que survient, après l’épisode de la baleine invisible, celui du poisson volant bien visible mais plus vraiment volant. Il vient de s’échouer sur le pont.

Le temps suspendu

Globalement, je n’ai pas grand-chose à faire. C’est ce que je recherchais, aller jusqu’au bout de l’ennui. Mon temps est suspendu entre ciel et océan, les seules contraintes sont les horaires des repas. Je découpe ma journée entre le repos dans ma chambre, la lecture, l’écriture, la guitare. Ce n’est pas rien faire, finalement. Quand je sors, souvent tôt le matin, je vais m’accouder au bastingage, pour réfléchir, méditer ou chanter à pleine voix dans le vent, crier, hurler face à la mer. L’Anglais, lui, s’astreint à faire cinq fois le tour du navire, deux fois par jour. Il entretient ainsi sa forme physique. Un jour, il me dit qu’il a parcouru sept kilomètres. Quant au Suisse, il a dégoté une chaise longue et bouquine ses guides de voyage en prenant des bains de soleil. Et les marins, que font-ils quand ils ne travaillent pas ? L’ordinateur occupe une place prépondérante. Ils regardent des films, écoutent de la musique. Ou passent le temps avec des jeux vidéo. C’est le cas du commandant lui-même : en jetant un œil dans sa cabine, dont la porte est souvent ouverte, on l’aperçoit parfois assis sur son canapé, face à son écran, sa console à la main. C’est le cas également du second capitaine, qui, un jour, alors que je viens lui poser une question d’ordre pratique, me fait entrer dans son antre. « Sit down where you want. »

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Cap au sud-ouest
Sur le pont du porte-conteneurs
Crédits : Anne-Lise Toly

Tout en préparant une cigarette avec sa rouleuse, il me demande si j’ai un ordinateur portable sur le bateau, oui, si j’ai des jeux dessus, non, mais alors qu’est-ce que vous faites ? J’écris. Un livre, des mémoires ? Non, j’écris les choses que j’ai dans la tête. Après m’avoir regardée un moment en silence, il se lance dans un quasi monologue sur son occupation préférée pour « tuer » le temps : les jeux vidéo, en l’occurrence celui pour lequel il se passionne à ce moment-là, un jeu post-apocalyptique qu’il va passer de longues minutes à m’expliquer, démonstration à l’appui sur son écran. Tandis que les officiers regagnent chacun leur cabine assez vite après dîner, les matelots philippins ont, eux, des occupations plus collectives. Il faut dire qu’ils restent jusqu’à neuf mois en mer – les Ukrainiens « seulement » quatre –, il leur faut recréer un semblant de chez soi. Autour de la télé, autour du karaoké souvent. Un soir sur trois, ils chantent dans leur carré, qui leur sert à la fois de salle à manger et de salon. Parfois je les rejoins, j’ai juste à traverser la cuisine depuis le mess des officiers. Après le repas du soir, c’est aussi l’occasion de jouer au ping-pong avec quelques amateurs. Le roulis ne semble gêner personne. Je fais plusieurs parties avec Melvin, puis avec le commandant, le chef mécano – au niveau insoupçonné tant cet homme plutôt effacé cache bien son jeu de service imparable – et un jeune élève officier qui a appris à manier la raquette depuis qu’il a embarqué. S’il y en a un qui ne semble pas avoir le temps pour passer le temps, c’est bien le chef cuisinier. Ramil. À 35 ans, il en paraît dix de moins. Gueule d’ange, créativité au bout de la cuiller. Ses menus, il faut qu’ils plaisent à tous, équipage comme passagers, dont les origines peuvent être bien différentes. Il lui faut concocter 25 repas, trois fois par jour, 7 jours sur 7, en mer ou en escale. Chambre froide, cuisine, cambuse, il ne quitte pas souvent son poste de travail. Et il s’en sort bien, arrive à varier les plaisirs, les saveurs, à alterner viandes et poissons, féculents et légumes, salades et frites. Il y a toujours des fruits en libre service dans la salle à manger des officiers. Urs et moi buvons parfois un peu de vin à table, le soir ; pour les Ukrainiens et Barry, c’est jus de fruit tout en mangeant.

Après plus de huit jours de mer, l’île s’offre à moi en même temps qu’elle se donne au jour qui se lève.

Le temps se dilue, se déploie pour moi dans toute son intensité, mais je ne perds pas pour autant la notion des jours, notamment parce que j’alimente chaque soir, scrupuleusement, un journal de bord. En revanche, je me soucie peu de l’endroit exact où je me trouve. En plein Atlantique, cela me suffit comme adresse… J’imagine mes proches restés à terre, d’autant plus curieux que je suis injoignable, consulter un des sites internet de suivi du trafic maritime – tous les navires de commerce sont équipés du système AIS, en français « système d’identification automatique ». Il est ainsi possible de géolocaliser Hérodote sur une carte, de connaître sa vitesse et la route qu’il suit uniquement en tapant son nom dans le champ de recherche. D’apprendre d’un simple clic sur la fiche technique que ce porte-conteneurs est armé par la compagnie française CMA-CGM et qu’il bat pavillon britannique. Je ne pense pas que le site web précise qu’Hérodote était un historien grec, le « père de l’Histoire », et qu’il a vécu au Ve siècle avant J.-C. Ni qu’il a participé à l’élaboration de la liste des sept merveilles du monde grâce à ses nombreux voyages. Mais mes amis et ma famille sauront que le porte-conteneurs sur lequel je me trouve a été conçu en 2007 sur un chantier naval sud-coréen, en même temps que ses trois frères, Homère, Platon et Aristote ; des quadruplés affectés à la même ligne Europe-nord Brésil. Ils effectuent la rotation, chacun avec une semaine de décalage, en 42 jours.

Les escales

Ce sont les oiseaux qui les premiers me renseignent. Deux frégates aux ailes profilées planent pendant près d’une heure à l’avant du navire. Je reste plantée à les regarder danser, subjuguée. Leur présence signale la proximité des côtes, même si on ne distingue encore aucune terre à l’horizon. Et puis, quelques heures plus tard au dîner, on apprend que notre arrivée à Saint-Martin est prévue le lendemain matin. Vers 5 h, impatiente, craignant de manquer le spectacle, je sors sur le pont. Il fait encore nuit. Une immense émotion me saisit quand j’aperçois enfin quelques lumières, puis un bout de terre, un début de relief. Après plus de huit jours de mer, l’île s’offre à moi en même temps qu’elle se donne au jour qui se lève.

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Port de Philipsburg
Saint-Martin
Crédits : Anne-Lise Toly

Amarrer un navire de 170 mètres ne se fait pas en quelques minutes. D’autant que les difficultés commencent bien avant l’accostage. Chaque port a ses secrets – courants, marées, hauts fonds, et celui qui les connaît comme sa poche, c’est le pilote du port. À quelques encablures des côtes, par une manœuvre hardie, il se hisse sur Hérodote depuis son petit bateau rapide et maniable venu à notre rencontre. Dans son bel uniforme blanc immaculé, un officier l’accueille au sommet de l’échelle et, ensemble, ils gagnent la passerelle. Le rôle du pilote ? Assister le commandant, le conseiller dans les manœuvres. Le port de Philipsburg n’a bien entendu rien à voir avec celui du Havre, c’est un modèle réduit, des conteneurs attendent çà et là, mais point de portiques, point de cavaliers, de simples grues et des camions suffiront pour le travail de déchargement. On n’y est pas encore, je regarde pour l’instant les marins du bord lancer les aussières aux lamaneurs sur le quai : ils jettent d’abord une sorte de cordage fin lesté d’une boule, auquel est accroché l’amarre proprement dite. Ensuite, une fois les aussières – une dizaine sur toute la longueur du navires – fixées à terre, elles sont raidies à l’aide de treuils depuis le pont du navire. Les escales sont l’occasion pour les marins de quitter le bord, même pour quelques heures. Mais pas tous, pas tous en même temps et pas tous pour le même temps. La maintenance de la salle des machines, qui se fait logiquement quand le moteur ne tourne pas, prive une partie de l’équipage de débarquer. Évidente frustration. Barry, Urs et moi attendons pour notre part le feu vert. Et voilà que nous nous élançons sur la terre ferme d’un pas joyeux, non sans avoir au préalable signé le registre du matelot chargé de la « sécu » (ils se relaient à ce poste ingrat), qui, en haut de l’échelle de coupée, consigne les allées et venues, talkie-walkie à l’oreille. Il n’a pas manqué de nous rappeler au passage, comme l’avait fait le second capitaine quelques instants plus tôt, qu’il nous fallait revenir au plus tard à midi. En vingt minutes de marche vers le centre ville – « On dirait un aéroport », souligne le Suisse, une allusion aux magasins duty free omniprésents –, on atteint la plage, son sable blanc, son eau turquoise. Que c’est étrange d’arriver dans ce joli décor par la mer, sans souffrir de décalage horaire. Étrange aussi de le quitter à peine une dizaine d’heures plus tard. Finalement, les marins sont toujours en partance. La manutention des conteneurs n’aura pas duré longtemps. On s’éloigne déjà de Saint-Martin. Les escales s’annoncent rapprochées dans l’espace comme dans le temps. De magnifiques oiseaux suspendus en l’air au-dessus de l’étrave, j’en verrai beaucoup les jours suivants, toujours avec la même joie, le même sentiment de partager un peu de leur liberté. Le lendemain, la mer vire au vert. Vert sombre. On file droit vers le Sud, on a dépassé plusieurs îles. En milieu d’après-midi, Urs m’apprend qu’à tribord ce n’est pas une île, mais le Venezuela et ses côtes découpées. Et soudain on fait cap vers l’est, le charme est rompu, voilà Trinité-et-Tobago qui se jette dans nos yeux, à une dizaine de kilomètres seulement du continent. On avait pensé pouvoir descendre à terre le soir-même, eh bien non, rien ne se passe jamais comme on croit. On reste pour la nuit au mouillage en face de Port d’Espagne. Au réveil, je monte sur le pont supérieur pour bénéficier de la vue circulaire. À cause du courant, le navire a tourné autour de son ancre pendant la nuit. Mais on n’a pas bougé. L’air est déjà chaud, la mer plate. Après le petit-déjeuner, je retourne dehors. Tout est décidément trop calme. Impression irréelle que quelque chose manque : oui, c’est ça, le bruit du moteur, le vent sur la peau… À l’arrière, je retrouve Urs en grande discussion avec un Philippin, un des plus âgés à la dentition aléatoire, qui a mis deux lignes à l’eau. Il pêche. Tout est tellement figé.
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Port d’Espagne
Trinité-et-Tobago
Crédits : Anne-Lise Toly

On lève l’ancre, enfin. On accoste au moment du déjeuner. Urs descend là. Après une accolade sincère et chaleureuse avec le Suisse, qui part de son côté au bureau de l’immigration, Barry et moi sortons visiter la ville. Mais on est dimanche, dans les rues les gens ont l’air désœuvré, seules quelques boutiques sont ouvertes. On déambule dans ce qu’on pense être le centre-ville, ici les gens conduisent à gauche, on traverse un petit marché, la gare routière… On finit par rentrer au bateau. Plus tard, je regarde longuement le ballet impressionnant des grues qui ont commencé à décharger, au ras de ma fenêtre. Le port bouillonne d’activité. Avec 50 000 navires circulant dans le monde entier en 2012, le transport maritime reste un des moyens de transport les plus importants en termes de capacité. Plus de 8,72 milliards de tonnes empruntent ainsi la mer chaque année, assurant 90 % du trafic mondial. Je croise le second mécano qui m’invite à boire une bière dans sa cabine. « T’as pas peur ? Moi j’aurais peur à ta place, une fille sur un bateau au milieu de tous ces hommes… » C’est ce que me disaient en substance certains de mes amis avant que je parte. Même pas peur, non, pourquoi, de quoi, de qui ? La cabine de Sergueï est un peu plus petite que la mienne. Il l’a très peu décorée. Un calendrier est accroché en évidence sur le mur face au bureau. Il barre les jours qui passent, ceux qui le séparent de son retour chez lui. Il me propose de consulter Internet si je le souhaite, il a un modem, je lui explique que précisément je préfère couper toute connexion pendant mon voyage. Il commence à me parler de lui, de ses proches. Par la fenêtre, je vois les conteneurs être soulevés, emportés dans les airs, je les vois tout bonnement voler dans le ciel clair et chaud de la nuit, et je me trouve dans cette cabine climatisée en train d’écouter cet ancien militaire commenter les photos où posent sa femme, sa fille d’un an et demi, ses parents, sa belle-famille. Son chat roux, omniprésent sur les images. Je découvre aussi Odessa, la neige, la plage, la Mer Noire…

Nous sommes immobiles, arrivés en Guyane dans la nuit.

J’essaie de l’amener sur le terrain de la situation en Ukraine, il élude, c’est pourtant lui qui y revient un peu plus tard après m’avoir demandé ce que je fais dans la vie, si je passe du bon temps sur le bateau. On change de sujet, il me montre un petit film que ses proches ont réalisé pour ses 30 ans, dix ans plus tôt donc, des photos de lui sur différents embarquements – je me rends compte que la soirée barbecue est une tradition qui existe sur d’autres navires de la compagnie, je reconnais même sur une vieille image le bosco Alfred. Je remercie Sergueï pour ces échanges et regagne ma cabine. Le lendemain soir, on quitte Port d’Espagne sans que je m’en rende compte, tout occupée que je suis à me dépenser dans la salle de sports. Je m’empresse de rejoindre l’extérieur. Il fait tellement bon. Le ciel est magnifique, la lune qui faisait défaut jusqu’alors est enfin réveillée. C’est drôle comme la physionomie du navire a changé : la plupart des conteneurs ont été débarqués à Trinité-et-Tobago, les cales ont été vidées, il reste beaucoup d’emplacements vides. Quand on circule sur les coursives extérieures, on avance désormais quasiment à découvert. Deux jours et trois nuits s’écoulent paisiblement. Et puis un matin, j’ouvre les yeux à 6 h, pousse le rideau et je suis submergée par l’émotion. Nous sommes immobiles, arrivés en Guyane dans la nuit. Nous ne sommes plus sur l’océan, mais dans l’embouchure du fleuve Mahury, entourés de ses eaux marron. Un uppercut dès le réveil. Je me précipite sur le pont. Le Dégrad des Cannes à cet instant, c’est juste moi – Hérodote semble assoupi –, quelques conteneurs sur le quai et la nature sauvage autour. Après le café, l’agent portuaire nous prend en charge, Barry et moi, très aimablement. Dans son bureau à l’entrée du port, ce représentant de l’armateur nous fournit un plan de la Guyane, des brochures touristiques, le numéro de téléphone d’un loueur de voiture. On va rester trois jours ici, autant aller se promener. De nombreux marins, eux, profitent de cette longue escale pour se connecter en wifi sur leurs tablettes ou leurs ordinateurs, dans les bureaux de la compagnie. Ils restent des heures en communication avec leurs proches. Le premier soir de l’escale, j’explique au commandant qu’on a deux places dans la voiture pour ceux qui souhaiteraient nous accompagner le lendemain aux Iles du Salut, il se montre déçu de ne pas être disponible lui-même – « On a des visiteurs demain », me répond-il sans que je comprenne de qui il s’agit. De fait, personne à bord ne peut se permettre de quitter le bord pendant les douze heures nécessaires à notre escapade. Tous les officiers sont « occupés», me font-ils savoir à regret pendant le dîner. Après le repas, je m’étonne de ne trouver au mess des Philippins, où je vais fumer tous les soirs, qu’un seul marin en train de regarder un match de boxe à la télévision. En réalité, ils sont tous dehors, des clameurs montent du quai où ils ont érigé un panier de basket, et ils jouent et s’amusent ensemble. Il y a là Alfred, Melvin, le cuistot Ramil, un matelot ; se sont joints à eux le capitaine et trois officiers. Je m’assois à même le sol, au pied de la coupée. D’autres marins regardent aussi. Il fait bon à la nuit tombée, la lune veille sur nous. On repart comme convenu après trois jours de pause. Il est 1 h du matin quand on quitte le quai, je ne trouve pas le sommeil, j’entends depuis mon lit des gens parler fort dans le couloir, sans doute le pilote qui monte à bord. Je regarde dehors, les puissants projecteurs s’éteignent les uns après les autres. Il n’y avait que notre navire à quai, il est logique d’éteindre la lumière après notre départ. Et je le vois soudain, le gars chargé de plonger le port dans l’obscurité ; dans les phares allumés de sa voiture, je le devine debout devant un bâtiment en train d’actionner l’interrupteur.

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CMA CGM
Troisième groupe mondial du transport maritime
Crédits : Anne-Lise Toly

Le jour suivant, il fait particulièrement chaud et humide, autour de nous l’océan retrouvé a pris une couleur café au lait. On avance au ralenti. Il pleut par moments, à d’autres un soleil blanc inonde le pont. Enfin, on s’engage sur l’Amazone. Incroyable arrivée à Belem, de nuit, sous une pluie diluvienne. Des embarcations hétéroclites ballottent sur le fleuve mythique, en sommeil pour la plupart, enguirlandées, rafistolées, partout des bruits de moteur, et cette moiteur, toujours. On longe la ville, une ligne de gratte-ciel en arrière plan, les églises, le marché, les docks sont si près, juste sous nos yeux. La pluie redouble d’intensité au moment des dernières manœuvres. Je me tiens à l’abri dans le renfoncement du pont E. Belem s’avère moins enthousiasmante en plein jour. Qu’importe, Barry et moi déambulons dans les rues, pleins d’allant. Je rentre au port en moto taxi, Hérodote est en pleine opération de manutention ; chargement et déchargement se font avec les trois grues du navire, qui peuvent supporter des charges de 40 tonnes. Après à peine 24 h passées aux portes de l’Amazonie, nous voilà déjà repartis, direction Fortaleza. Je note à tribord la silhouette si particulière et si peu engageante de plusieurs plates-formes pétrolières. À peine a-t-on accosté dans la cinquième plus grande ville du Brésil que j’envoie un message à un ami, qui vit et travaille ici. On se donne rendez-vous dans le centre. Les officiers ukrainiens me mettent en garde sur les risques d’agression, d’ailleurs le commandant me fait savoir que lors d’une précédente escale il est arrivé une mésaventure, dont il ne me livre pas la teneur, à la jeune fille de l’équipage tandis qu’elle déambulait à pied dans les environs. J’entreprends tout de même de marcher jusqu’à l’entrée du terminal, alors que la nuit tombe, pour dénicher un taxi. Le lendemain matin, peu avant le départ, je me poste sur le pont F côté bâbord, sous ma fenêtre donc, pour savourer la vue sur la baie de Fortaleza et les navires au mouillage un peu plus loin. Il fait un temps magnifique. Je regarde virevolter quelques libellules, et puis, tiens, un papillon, jaune. Et un autre là-bas. Et ça, qu’est-ce que c’est ? Je reste interloquée : trois dauphins jouent sous mes yeux, à quelques mètres du cargo encore à quai dans le port. Ils restent longtemps, allant et venant. La grâce en mouvement. Et puis tout à coup, ce sont des papillons de suie qui me tombent dessus, il pleut de la suie, les machines sont lancées, le départ est proche. Beaucoup de marins ne sont pas descendus pendant cette escale, le cargo repart en laissant les rêves de plage dans son sillage. Droit devant, de frêles embarcations de pêcheurs ne semblent pas nous prêter attention : Hérodote fait résonner sa corne de brume. Le navire klaxonne et les deux millions et demi d’habitants de la ville sont au courant. Dernière escale avant la transat retour : Natal. Et puis c’est le dernier départ, les dernières amarres larguées. Le prochain port dans lequel j’entrerai, Algeciras en Espagne, je le quitterai par la route, tandis qu’Hérodote continuera la sienne vers Le Havre via Rotterdam et Tilbury.

Le retour

À Natal, on a quasiment « refait le plein » de boîtes métalliques. On perd une heure chaque jour, le changement des horloges se fait en journée – à 13 h il est 14 h –, sans doute pour que ce soit moins douloureux.

« Il n’y a pas un marin qui peut dire qu’il n’a jamais pleuré », ajoute-t-il.

Je ne veux pas manquer les levers de soleil sur la mer. Dès le deuxième jour de la traversée, aux premières lueurs, je me poste côté tribord, pont E. Une aube, rien que pour moi. Je monte à la passerelle. La porte est ouverte, les officiers ukrainiens me font signe d’entrer, je leur demande benoîtement si on a déjà franchi l’équateur, ce à quoi l’un d’eux répond par l’affirmative, je fais préciser : « Cette nuit ? » Oui, et puis il me fait remarquer qu’il n’y a pas de petits bonhommes disposés tout le long de la ligne pour dire : « Coucou, c’est là. » Je souris, c’était juste pour le symbole. Au dîner, un événement inhabituel se produit : Barry quitte la table avant moi. Ne reste qu’un officier dans la pièce. Celui qui semble avoir de l’eau de mer à la place du sang. Il se met à parler. Il me dit que jamais il ne passerait ses vacances en tant que passager sur un cargo. « Une drôle d’idée. » Je lui explique que ce voyage est pour moi une manière de changer ma relation au temps. Il hoche la tête. Il me parle des difficultés à être marin, qu’il le restera encore quelques années mais qu’il arrêtera tôt ou tard. Que c’est dur d’être séparé de sa famille pendant de longs mois, mais que l’émotion, le nouveau souffle au moment des retrouvailles sont incommensurables. Il précise que 90 % des marins finissent par divorcer. Je n’ai pas de moyen de vérifier cette statistique. « Il n’y a pas un marin qui peut dire qu’il n’a jamais pleuré », ajoute-t-il. Il me dit qu’il y aura un nouveau barbecue à la fin de la semaine, après quelque chose dont je ne comprends pas le sens. Un mot qui finit par « -ill ». Deux jours plus tard, le soir venu, une envie de voir le ciel me saisit. Le problème, c’est qu’on ne peut plus sortir côté bâbord à cause de la peinture encore fraîche que les matelots ont tartinée sur le pont toute la journée, et en bas, on n’a aucune vision d’ensemble, je sors donc côté tribord et monte à la passerelle. Je ne regrette pas l’effort, c’est vraiment magnifique. Du coin de l’œil, j’aperçois une étoile filante. Puis une autre, plus marquée. Je reste longtemps les yeux dans Antarès, dans la constellation du Scorpion. Et je suis heureuse de reconnaître enfin, à l’opposé de l’étoile polaire, la croix du sud, un losange qui brille sur l’horizon. Décidément, on ne s’habitue pas à l’exceptionnel. Les jours passent. Je continue à lire, à écrire, à composer. Ma cabine est un endroit propice, je le savais, et cela se confirme. On a presque atteint les Canaries, on remonte la côte africaine. On aperçoit plus souvent d’autres cargos. Bientôt, ce sera Gibraltar et son nœud maritime.

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Crépuscule sur l’Atlantique
Le voyage arrive à son terme
Crédits : Anne-Lise Toly

Avant-dernier jour à bord. En milieu d’après-midi, alors que je passe par le mess des Philippins à l’heure de leur pause, histoire de les saluer avant d’aller me promener, Alfred me demande si je m’en vais faire un tour à l’avant, je dis qu’effectivement j’en ai l’intention, il me fait comprendre que ce n’est pas une très bonne idée maintenant, vu qu’il va y avoir le scrill le thrill le skill, bref le truc en « -ill » dont m’a parlé l’officier quelques jours auparavant, et comme je ne comprends toujours pas de quoi il s’agit, il précise : « Exercise. » Je remonte illico dans ma cabine pour attendre l’alarme, relisant soigneusement les instructions, rangées dans le tiroir du bureau, sur ce que je dois faire et dans quel ordre au moment où elle retentira dans les haut-parleurs. Voilà, sept coups brefs, un long, il faut se préparer à abandonner le navire, je sors de ma cabine et me dirige d’un pas rapide vers la passerelle, où je ne trouve que le capitaine et Barry, arrivé avant moi avec son casque sur la tête. Mais où sont les autres ? Le commandant donne ses instructions par talkie walkie. Il nous dit de rejoindre notre canot. Il y en a deux, l’un sur bâbord, l’autre sur tribord ; la première chose que s’entend dire un marin en embarquant, et a fortiori un passager, c’est de quel canot il dépend en cas d’urgence. Barry et moi descendons au pas de course au pont A, récupérons un gilet de sauvetage fluo. Ils sont là, les autres. Chacun rejoint son canot, le mien c’est le numéro 2, côté bâbord. Chacun sait ce qu’il a à faire, le lieutenant qui a pris en mains les opérations – il supplée le commandant, resté aux commandes à la passerelle – s’en assure oralement. On s’installe dans le canot, totalement fermé, il est relativement spacieux en réalité, j’apprends que parmi les vivres à bord il y a trois litres d’eau par personne. On nous montre comment mettre le contact et démarrer le moteur. L’après-midi se déroule ensuite tranquillement jusqu’à l’heure du barbecue, à l’arrière du navire, tout aussi convivial et musical que lors de la traversée aller. La dernière journée, tant redoutée, la 35e, arrive. J’erre comme une pauvre âme sur le navire, je me dis que c’est la dernière fois que je passe à certains endroits. Je prends une photo du trombinoscope de l’équipage, histoire de n’oublier ni les visages ni les noms. On est censés accoster à Algeciras au milieu de la nuit. Je m’imagine débarquer après le petit-déjeuner. Sauf que… Je suis réveillée peu après 3 h par le téléphone, on vient tout juste de toucher terre : l’agent portuaire veut me voir. Je saute du lit, parviens ensommeillée au bureau où j’apprends que le bateau repart à 6 h, et qu’en conséquence il me faut descendre avant. Super. Et moi qui pensais avoir le temps de dire au revoir à tout le monde… Un porte-conteneurs, c’est fait pour rester le moins de temps possible à quai. Time is money. Il est 5 h moins le quart, je bois un café à la cuisine, j’y croise le second en train de grignoter un bout, on partage tous les deux en silence cet instant hors du temps. J’affiche au mur, à côté du menu, une feuille de remerciements gribouillée à la hâte. Je laisse un mot pour Barry, que je n’aurai pas revu non plus, à côté de son assiette sur la table déjà dressée. Mais le taxi commandé par l’agent portuaire m’attend. Un marin charge mes affaires dans le coffre. J’ai juste le temps de retourner au bureau, je suis émue, j’ai envie de faire la bise aux deux officiers présents, je n’ose pas. Je garderai l’image de leurs yeux qui me sourient. La nuit s’estompe doucement sur le rocher de Gibraltar tout proche. Je regarde s’éloigner les lumières du port depuis le taxi qui me ramène à ma vie terrestre.
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Jeter l’ancre
Vue nocturne du port d’Algeciras
Crédits : Anne-Lise Toly

Hérodote appareillera à peine une heure plus tard pour Rotterdam – où descendra Alfred, le bosco, après plus de huit mois sur l’eau. Ce sera ensuite Tilbury, Rouen et enfin Le Havre, qui verra débarquer à leur tour le chef électricien et le second capitaine. Bien sûr, d’autres travailleurs de la mer prendront leur place : on estime le nombre de marins opérant en trafic international à 460 000 officiers et 721 000 hommes d’équipage. Puis Hérodote et sa montagne de conteneurs mettront à nouveau cap au large, partiront à l’assaut de l’Atlantique. Hérodote, une goutte d’eau dans l’océan des 50 000 navires de commerce qui, au même moment, inlassablement, sillonnent les mers du monde.


Couverture : Un navire marchand au large, par Anne-Lise Toly.