Atlantis

La première plongée à une profondeur de 300 mètres a été effectuée en 1962 par Hannes Keller, un mathématicien suisse exubérant de 28 ans, qui portait des lunettes aux montures demi-cerclées et buvait une bouteille de Coca-Cola chaque matin en guise de petit déjeuner. Avec cette plongée, Keller a franchi un record qu’il avait lui-même fixé l’année précédente, lorsqu’il était descendu brièvement à 221 mètres. Ce qui lui a permis d’effectuer ces plongées sans se tuer était un secret bien gardé. À l’époque, il était généralement admis qu’aucun être humain ne pouvait descendre en toute sécurité au-delà de 100 mètres de profondeur. Car à partir de 30 mètres, un plongeur respirant de l’air pur commence à perdre la tête.

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Hannes Keller
Physicien, mathématicien, plongeur de l’extrême et musicien
Crédits : Esther Keller

Cet état, la narcose à l’azote, est également connu sous le nom d’ « ivresse des profondeurs », car le plongeur a la sensation d’avoir bu l’estomac vide – le rapport étant d’environ un verre de martini ingurgité tous les 15 mètres de profondeur. Mais un plus grand danger encore guette les plongeurs en eaux profondes : la maladie des caissons, une manifestation des symptômes de décompression quand l’azote sature les vaisseaux sanguins. Le problème n’est ici pas de descendre, mais de remonter. Alors que le plongeur revient à la surface, les bulles d’azote grossissent, s’installent dans les articulations, les artères, les organes, et parfois le cerveau ou la moelle épinière, où elles peuvent causer de vives douleurs et potentiellement la mort. Plus le plongeur descend profondément, plus il doit remonter lentement afin d’éviter les accidents de décompression. En 1956, un maître d’équipage de la Royal Navy plongea avec succès à 180 mètres de profondeur, en respirant un mélange d’hélium et d’oxygène pour éviter la narcose à l’azote, mais il mit douze heures à remonter à la surface. En comparaison, après sa première plongée record, Keller est remonté à la surface en moins d’une heure. Il s’est targué d’utiliser un mélange « secret » de gaz dans son équipement respiratoire, différents mélanges étant nécessaires à différentes profondeurs, mais il ne révéla aucun chiffre exact. Après qu’un rédacteur de Life, ayant accompagné Keller dans sa plongée à 221 mètres, a écrit un article sur son exploit, la marine américaine s’est intéressée à lui. De même que la compagnie pétrolière Shell. La Navy finança Keller à hauteur de 22 000 dollars pour effectuer une plongée à 300 mètres. Shell a fourni un navire de forage en mer expérimental nommé Eureka, ainsi qu’un sas de décompression. À l’époque, Shell avait déjà commencé les forages offshore, mais jusqu’à une profondeur de 75 mètres seulement. Comme partenaire de plongée, Keller a choisi un autre journaliste, Peter Small, un rédacteur de 35 ans du magazine Triton (désormais Diver), et l’un des fondateurs du club British Sub-Aqua. La plongée a eu lieu dans le sud de la Californie, au large de l’île de Santa Catalina ; Keller et Small avaient pour objectif d’être les premiers êtres humains à atteindre le plateau continental. À bord de l’Eureka, les observateurs comptaient plusieurs officiers du programme de plongée expérimentale de la Navy ; un groupe de chez Shell ; deux jeunes plongeurs de sécurité ; et Mary Small, la femme de Peter, âgée de 23 ans. Les Small s’étaient mariés moins de trois mois auparavant. Le 3 décembre peu avant midi, les deux hommes sont entrés dans un caisson de plongée baptisé l’Atlantis, que Keller avait conçu et construit. Il mesurait 2 m 15 de haut et 1 m 30 de diamètre, les plongeurs pouvant s’en extraire par une écoutille inférieure. L’Atlantis était connecté à l’Eureka par différents câbles, l’un d’entre eux permettant aux observateurs d’observer les plongeurs sur une télévision en circuit fermé. Il a fallu seize minutes à l’Atlantis pour descendre à 300 mètres, en comptant les pauses permettant aux plongeurs de vérifier l’équipement et changer de mélanges d’air. Une fois au fond, deux mètres au-dessus du lit marin, Keller est sorti par l’écoutille. Il était équipé de deux drapeaux, l’un suisse et l’autre américain, qu’il comptait planter au fond de l’océan. Mais tout juste était-il sorti dans les ténèbres océaniques que le tissu des drapeaux s’est pris dans le tuyau de son respirateur. Il n’y voyait rien. Il lui a fallu deux minutes pour s’extraire des drapeaux, après quoi il est retourné au caisson, épuisé et pris de vertiges. Dans sa confusion, Keller ne s’est pas rendu compte qu’une de ses palmes s’était prise dans l’écoutille, l’empêchant de la sceller. Quand il s’est aperçu que son mélange fuyait, et qu’ils n’en auraient pas en quantité suffisante pour la remontée, il est passé à de l’air pur, et les deux hommes se sont instantanément évanouis.

Une fois scellé, l’Atlantis a été remonté à la surface. Keller et Small ont repris connaissance.

L’équipage à bord de l’Eureka a remonté le caisson jusqu’à une profondeur de 60 mètres, et les deux plongeurs de sécurité sont allés l’examiner. Il ont découvert que le caisson perdait de la pression, et ils étaient incapables de le sceller à nouveau. Quand l’un des plongeurs, Chris Whittaker, étudiant à UCLA et ami de Small, a refait surface, son visage était ensanglanté. Il semblait sonné. Contre l’avis de l’équipage, Whittaker et son partenaire ont fait une deuxième descente pour récupérer Small. L’autre plongeur a pu couper la palme, permettant à l’écoutille de se fermer, mais Whittaker n’est pas revenu. Son corps n’a jamais été retrouvé. Une fois scellé, l’Atlantis a été remonté à la surface. Keller et Small ont repris connaissance. Pendant six heures, ils sont restés dans le caisson tandis que la pression de l’air était graduellement réduite. Mis-à-part le fait d’avoir subi des hallucinations dues à l’oxygène durant une trentaine de minutes, Keller a signalé peu d’effets nocifs. Small, lui, a dormi par intermittences. Après plusieurs heures, Keller a remarqué que Small avait arrêté de respirer. De la mousse lui couvrait la bouche. Le caisson a été ouvert, et Small conduit en toute urgence à un navire-hôpital de la Navy, mais il était trop tard. Un légiste a déterminé que la cause du décès était la maladie des caissons. En effet, ses tissus et ses organes étaient parsemés de bulles d’air. Malgré cette tragédie, Keller est parvenu à valider sa théorie. Life a publié un autre article comportant un entretien avec Kenneth MacLeish, le rédacteur qui avait accompagné Keller lors de sa précédente plongée. « Le concept était brillant ; sa mise-en-place peut-être pas », a écrit MacLeish dans un terrible euphémisme. Il continuait ainsi : « Keller poursuivra ses recherches, et tout plongeur ou chercheur des fonds marins doit s’en réjouir. Sa méthode permettra l’ouverture des mers au plongeur, librement, sans entrave, lui offrant la possibilité d’entrer directement en contact et de toucher… et l’animal humain étendra encore un peu plus sa capacité unique à se rendre là où il n’est pas fait pour aller. »

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Peter et Mary Small

Les mots de MacLeish étaient plus prophétiques qu’il ne pouvait l’imaginer. Quand des dirigeants de Micoperi, une société italienne spécialisée en construction marine, ont découvert les avancées de Keller, ils ont poussé Shell à lui fournir un financement complémentaire. Les deux sociétés se sont associées pour construire de nouvelles installations permettant à Keller de poursuivre ses recherches, et ont ainsi formé une joint-venture du nom de Sub Sea Oil Services. Durant les vingt années qui ont suivi, les plongeurs de Shell sont descendus jusqu’à une profondeur de 580 mètres. Le scaphandre libre a révolutionné l’industrie pétrolifère, permettant à des êtres humains d’extraire du pétrole d’endroits auxquels ils ne devaient pas avoir accès. Ce qui n’a procuré aucun réconfort à Mary Small, veuve à 23 ans. Interviewée par un journaliste juste après la tragédie de Catalina, elle parlait de la mort de son mari comme d’ « un de ces accidents de plongée ». Mais elle s’est suicidée neuf semaines plus tard. Son corps a été retrouvé dans sa maison de Londres, des photographies de son mari disséminées par terre autour d’elle, dans une pièce emplie de gaz.

À la dure

Aujourd’hui, afin de permettre la maintenance des pipelines et des plateformes offshore, il est économiquement voire même géopolitiquement nécessaire pour les compagnies pétrolières d’envoyer régulièrement des plongeurs à des profondeurs de 300 mètres, et de les y maintenir à ce niveau de compression pendant près d’un mois. Les plongeurs qui exercent ce métier sont quasi exclusivement des hommes, et ont généralement entre 25 et 40 ans. Plus jeunes, ils n’auraient ni l’expérience ni l’ancienneté requises pour réaliser pareilles missions. Plus âgés, leur corps ne leur permettrait peut-être plus de supporter les traumatismes associés. Le terme utilisé pour désigner ces plongées de longue durée est « plongée en saturation », et se réfère au fait que les tissus du plongeur absorbent leur quantité maximale de gaz inerte. L’industrie est actuellement dans une phase d’expansion, débutée en 2005 après que les ouragans Katrina et Rita ont détruit à eux deux plus d’une centaine de plateformes de forage dans le Golfe du Mexique, et en ont rendu une cinquantaine inopérantes. Les tempêtes ont endommagé également près de deux-cents pipelines, et contribué à quatre-cents accidents de pollution. Des engins téléguidés n’ont pu évaluer et réparer qu’une partie des dégâts. Une large part du travail a dû être accompli par des plongeurs. Les salaires ont augmenté incidemment et depuis, alors que l’industrie pétrolière fore dans des eaux de plus en plus profondes, le besoin en plongeurs continue de croître. Tout le monde n’est pas fait pour ce job. Un plongeur ne peut être claustrophobe ou asocial, puisqu’il doit passer la majeure partie de son temps confiné dans une minuscule capsule scellée en compagnie de plusieurs autres plongeurs. Il doit être discipliné et perspicace, car il se retrouvera très certainement face à des dangers imprévus. Beaucoup de plongeurs sont d’anciens militaires, ou ont travaillé comme couvreurs ou mécaniciens. « Les meilleurs sont ceux qui ont beaucoup de confiance en eux-mêmes et en leurs capacités », m’explique Phil Newsum, un ancien plongeur. « Vous devez être prêt à vous adapter à n’importe quelle situation. La philosophie du plongeur veut que quand on plonge, on doit s’attendre à ce que quelque chose ne tourne pas rond. »

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Un plongeur au travail
San Diego, Californie
Crédits : Andrew McKaskle

À cause de la profondeur, le travail est souvent effectué dans le noir, une unique petite lampe frontale illuminant les alentours. Des plongeurs m’ont raconté des histoires de rencontres fortuites avec des raies manta, des requins-taureau, et des poissons-loup qui peuvent atteindre deux mètres de long, et auxquels ont prête une apparence maléfique, due à leurs yeux renfoncés, leur museau en forme de pelle, et leur mâchoire armée d’impressionnantes canines. Un plongeur m’a envoyé une vidéo, filmée à partir d’une caméra embarquée dans le casque de plongée, d’une énorme tortue jouant à lui mordre les pieds et les mains toutes les deux minutes. Le plongeur a finalement renvoyé l’animal voguer vers d’autres eaux en le menaçant au moyen d’une perceuse. Quelqu’un d’autre m’a envoyé une photo d’un plongeur chevauchant un requin baleine moucheté, comme s’il s’agissait d’un rodéo. Désormais directeur d’un groupe industriel nommé Association of Diving Contractors International (ADCI), Newsum estime que seules trois personnes sur quinze ayant été diplômées d’une école de plongée sont à même de supporter la rigueur de mise pour faire carrière. Beaucoup sont appâtées par les salaires élevés, mais peu parviennent à surmonter les pressions physiques et psychologiques. Ceux qui parviennent à tenir y sont souvent poussés par passion pour les singularités du métier. La vie d’un scaphandrier est moins stable encore que celle d’un voyageur de commerce ou celle d’un mercenaire. Le scaphandrier n’organise pas son propre planning et a très peu de contrôle sur son sort, ce qui tend à expliquer pourquoi les plongeurs entre deux missions ont la réputation de vivre « à la dure », comme le dit Newsum. Le plongeur ne sait jamais quand il sera appelé sur sa prochaine mission, et quand c’est le cas, il doit se rendre le plus vite possible vers le port ou l’héliport le plus proche. Un plongeur prospère travaille offshore 160 jours par an, cumulativement. Une mission peut aussi bien durer une journée que deux mois. Dans le Golfe du Mexique, le travail abonde durant les mois les plus chauds, de la fin mars jusqu’en novembre, mais la saison des ouragans tombe à cette période. Les ouragans sont à la fois une bénédiction et une malédiction – ils interrompent des missions en cours, mais en créent de nouvelles. Les plongeurs ne travaillent pas pour des compagnies pétrolières, mais pour des prestataires privés, qui vont des petites opérations indépendantes au grosses compagnies cotées en bourse comme Cal Dive, Helix Energy Solutions, et Oceaneering. Ces gros prestataires disposent de leurs propres programmes d’entraînement pour la plongée en saturation, programmes souvent plus rigoureux que ce que qu’exige la loi fédérale. Cette industrie est globalement à cheval sur les questions de sécurité, particulièrement depuis la tragédie de la plateforme BP Deepwater Horizon. Shell ou ExxonMobil n’engageront certainement pas un prestataire à la réputation négligente.

Plus vous plongez en profondeur et plus vous êtes payé.

La plupart des plongeurs offshore préfèrent les missions en saturation (« C’est dans la sat que ça paye », a coutume de dire Newsum), mais après avoir été diplômé d’une école de plongée et avoir passé les tests physiques, un plongeur doit débuter comme « tendre », ou apprenti plongeur. Un tendre servira dans l’équipe de soutien pour les plongeurs en profondeur, et pourra travailler dans des profondeurs aussi basses qu’1 m 20. Les tendres assistent généralement dans les missions impliquant les pipelines de pétrole, qui sont souvent enfouis de 1 m 20 à 1 m 80 sous la couverture boueuse des fonds marins, afin d’éviter tout contact avec les bateaux et la faune marine. Un tendre peut être appelé pour enterrer ou réparer une conduite, utiliser des jets manuels afin de déplacer les fonds et permettre à la conduite de s’enfoncer sous le sol. Il peut aussi mettre à jour une conduite, préparant ainsi le terrain pour qu’un plongeur plus expérimenté puisse la réparer. Un apprenti gagne environ 40 000 dollars par an. Plus vous plongez en profondeur et plus vous êtes payé. En deuxième ou troisième année, un apprenti peut être promu, ou « libéré », comme plongeur à plein-temps. Son salaire augmentera entre 60 000 et 75 000 dollars par an. Il débutera comme « plongeur à l’air », s’enfonçant jusqu’à 35 mètres tout en continuant à respirer de l’air. Les missions à cette profondeur peuvent comprendre l’extraction d’outils d’un lieu de travail, ou bien la coupe et la récupération de la corde en polypropylène qui court du navire en surface jusqu’au lieu de travail sous-marin. Puis le plongeur pourra se voir confier des missions plus complexes sous la barre des 30 mètres, au-delà de laquelle il doit respirer un mélange afin d’éviter de subir les effets de la narcose à l’azote, tout en manipulant d’importants appareils. Un plongeur respirant des mélanges à plein-temps peut gagner plus de 100 000 dollars par an. Il sera amené à accomplir des missions à des profondeurs plus importantes, avec divers niveaux de difficulté et de technicité, jusqu’à ce que son contrôleur de plongée le juge capable de passer plongeur en saturation. Les « sats » peuvent gagner 200 000 dollars par an. C’est dans la sat que ça paye.

Le complexe de saturation

Un complexe de plongée en saturation ressemble à une petite station spatiale. Il peut être de taille variable, et accueillir de six à vingt-quatre plongeurs. Un complexe typique, situé sur le pont d’un bateau ou d’une plateforme pétrolière, est constitué de quatre éléments principaux. Le premier est le dortoir, ressemblant au wagon d’un train-couchette ou d’un sous-marin. On y trouve des lits superposés aux matelas ignifugés, ainsi qu’un coin banquette avec télévision (les complexes plus importants peuvent même disposer de deux, voire quatre capsules individuelles). Une caméra, souvent surnommée « Big Brother », scrute par un hublot, observant les plongeurs. D’autres hublots, couverts de plexiglas, offrent un aperçu du monde extérieur aux plongeurs en situation d’isolement.

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Caisson hyperbare
Panama City, Floride
Crédits : Jayme Pastoric

En rampant dans une petite conduite reliée aux dortoirs, on atteint le sas de transfert, un petit caisson comportant toilette, évier et pomme de douche. Au-dessus de ce sas se trouve une écoutille menant à la cloche de plongée, qui peut avoir la forme d’une amphore, d’un globe ou d’un cylindre tassé. La cloche est imbriquée dans un exosquelette de tuyaux, lui permettant d’être rattachée ou non au complexe. Un autre portail mène au caisson de recompression, ou caisson hyperbare, l’équivalent d’un canot de sauvetage, offrant à l’équipage assez de mélanges d’air pour trois jours. Sur les navires plus récents, mieux équipés, le complexe de saturation est construit dans le corps même du bâtiment, sous le pont. Sur ces modèles, les cloches sont lancées à l’eau par une ouverture dans la coque, ou puits central. Une fois les plongeurs isolés dans le complexe de saturation, la pression de l’air est augmentée jusqu’à valoir la pression trouvée à la profondeur de la mission, ce qui prend généralement une journée. Le mélange respirable dans le complexe est aussi ajusté en conséquence – plus la mission se déroule en profondeur, plus on ajoute d’hélium au mélange (en plus de permettre aux plongeurs d’éviter les risques de narcose à l’azote, l’hélium devient plus respirable sous pression à cause de sa faible densité ; il est également plus rapide à expurger des organes et tissus que des gaz plus lourds). Cela donne aux plongeurs la voix de Donald Duck, ou celle d’un enfant ayant inhalé de l’hélium en ballon à une fête d’anniversaire. Mais un plongeur dans le complexe ne réalise pas toujours qu’il sonne comme Donald Duck, car les autres membres de l’équipage parlent tous comme lui. Cet état est connu sous le nom d’ « oreille d’hélium ». On doit souvent rappeler au plongeur d’articuler correctement quand il parle à l’interphone à ses superviseurs et à l’équipe d’intervention d’urgence, chargée de sa surveillance à l’extérieur du complexe. Les systèmes de saturation sont souvent équipés de décodeurs de langage à l’hélium, des appareils qui ralentissent la vitesse des paroles des plongeurs. Une des sociétés construisant ces appareils se targue de leur capacité à corriger le « discours à l’hélium d’un plongeur en un niveau de langage intelligible ». La nourriture est apportée à l’équipage par un sas médical, un passage étroit servant de bouche d’accès au complexe. Le sas est scellé de chaque côté. Avant d’accéder à leurs plats, les plongeurs doivent l’amener au même niveau de pression que le reste du complexe. Des changements de pression peuvent affecter l’odorat, et les repas paraissent alors fades. Certains aliments, en particulier ceux comportant des bulles d’air, ne supportent pas la compression. Les boissons carbonatées s’éventent. Le riz soufflé se rétracte. Les pancakes se racornissent. Certains matériaux se décomposent aussi : le polystyrène par exemple rapetisse ou implose. Toutes les missions ayant lieu à des profondeurs de 100 mètres ou plus doivent légalement utiliser un système en saturation, mais il fait même sens financièrement parlant d’en utiliser un à des profondeurs moindres pour des missions plus complexes. Un plongeur utilisant des mélanges de gaz ne peut rester en immersion très longtemps, car ces plongées nécessitent de nombreuses heures de décompression et de récupération. A contrario, les plongeurs en saturation peuvent travailler huit heures d’affilée et ne doivent subir de décompression qu’une seule fois, lorsqu’il est temps de quitter le complexe. La plongée en saturation peut s’avérer plus économique, même à des profondeurs moindres, car l’hélium inhalé par les plongeurs, couteux en soi, n’est pas gaspillé, mais recyclé. En saturation, les gaz exhalés sont capturés par un système de récupération, les envoyant vers un appareil qui les « nettoie » et les associe à de l’hélium et à un mélange d’oxygène frais, pour les restituer dans les réservoirs d’air. L’air, comme les plongeurs, sont ainsi recyclés.

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Josh Moore en mission
San Diego, Californie
Crédits : Andrew McKaskle

La plongée en saturation permet au travail de continuer sans interruption, jusqu’à complétion de la mission. Les plongeurs travaillent habituellement par paire, puisque les cloches abritent généralement deux personnes. Une équipe de trois paires peut ainsi travailler sans interruption en 3 / 8. La cloche fonctionne comme un ascenseur desservant deux niveaux : le site de travail sous-marin et le complexe de saturation. Les plongeurs peuvent regarder la lumière diminuer par le hublot alors qu’ils s’enfoncent dans les profondeurs de l’océan. Bien souvent, quand les plongeurs atteignent leur profondeur de travail – ce qui peut prendre plus d’une heure – l’eau est plongée dans le noir absolu. La cloche dispose de panneaux d’éclairage externes fonctionnant comme des phares ; ils sont utilisés pour illuminer la zone de travail, qu’il s’agisse d’une vieille plateforme devant être démantelée, ou d’une tête de puits abîmée. La cloche est connectée au complexe de saturation par une large gaine renfermant plusieurs tuyaux, apportant mélanges respiratoires, électricité, ainsi que des lignes en fibre optique pour les communications. La vie des plongeurs dépend de ce cordon, dit « ombilical ». De plus petits cordons ombilicaux relient les plongeurs à la cloche. Une caméra vidéo est placée dans le scaphandre de chaque plongeur, ainsi qu’un microphone permettant au plongeur de communiquer avec son superviseur (ces derniers sont souvent d’anciens plongeurs en saturation ayant passé l’âge pour plonger). Parce qu’à cette profondeur, l’eau approche, voire dépasse les températures négatives, un tube pompe de l’eau chaude, collectée à la surface de l’océan, dans la combinaison de plongée. Ce qui la transforme en jacuzzi personnel. Il est souvent fait mention de l’histoire, quelque peu douteuse, d’un plongeur dont le cordon d’air a aspiré une méduse à la surface, pour la pomper dans sa combinaison, la méduse mécontente se retrouvant piégée entre ses fesses. Une fois leur mission terminée, les plongeurs ne peuvent pas tout simplement quitter le complexe. Ils doivent d’abord subir une décompression. Le calcul équivaut à une journée de décompression tous les 30 mètres de profondeur, plus une journée. Ce qui signifie pour un équipage en saturation à une profondeur de 300 mètres une attente de onze jours avant de pouvoir quitter le complexe (les plongeurs descendent rarement à plus de 300 mètres, la limite à partir de laquelle ils s’exposent au syndrome nerveux des hautes pressions, causant nausées, vomissements, tremblements, et confusion). Durant la phase de décompression, la pression dans le complexe de saturation est graduellement réduite, par phases suivies de pauses successives, afin que le corps n’entre pas en état de choc. Le mélange respiratoire évolue également, jusqu’au dernier jour où les plongeurs respirent enfin de l’air normal. En sortant du complexe de saturation, ils subissent un examen médical complet et sont gardés en observation pendant vingt-quatre heures. Ils doivent attendre soixante-douze heures avant d’embarquer dans un avion. Si l’équipe de saturation se trouve déjà à proximité, leur prestataire les enverra alors sur une autre mission. Il est toujours moins onéreux pour une compagnie pétrolière d’engager un équipage déjà en mer, plutôt que de faire venir une nouvelle équipe du continent. Avec un peu de chance, l’équipage rejoindra un complexe de saturation en seulement quelques jours.

Le réflexe d’immersion

Plonger reste un métier dangereux, mais pas pour les raisons qui ont hanté les premiers expérimentateurs comme Hannes Keller. Un débat passionné reste toujours d’actualité quant aux répercussions de la plongée en saturation sur la santé à long terme. Certaines études scientifiques ont démontré un effet modéré sur la perte de mémoire spatiale, la vigilance et le temps de réaction, parmi les plongeurs ayant travaillé en saturation pendant plus de trois ans et demi. Une de ces études a été mentionnée par le gouvernement norvégien en 2000, quand il a été décidé d’accorder plusieurs millions de dollars de compensation aux plongeurs en saturation ayant travaillé dans l’industrie pétrolifère en Mer du Nord entre 1965 et 1990. Plus de dix ans après, il n’existe toujours pas de consensus quant aux effets résiduels de la plongée en saturation sur la santé. Le travail en lui-même reste néanmoins extrêmement dangereux. Un rapport du CDC en 1998 estimait que le taux de mortalité pour des plongeurs professionnels était quarante fois supérieur au niveau national pour tous les domaines d’activité, avec une moyenne annuelle de 180 décès pour 100 000 plongeurs actifs. Ces chiffres ont quelque peu baissé cette dernière décennie, durant laquelle, selon les Gardes-côtes américains, dix-neuf plongeurs ont trouvé la mort offshore. Vingt-quatre autres plongeurs sont morts inshore (lacs, rivières et ports de pêche où la plongée au tuba peut être pratiquée). Ce qui donne une moyenne globale annuelle d’un décès pour mille plongeurs, soit vingt-huit fois la moyenne nationale.

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L’accident de Chris Lemons

Cela fait de la plongée professionnelle la troisième occupation la plus dangereuse, après la pêche et l’abattage d’arbres. Très peu de ces décès sont imputables à des maladies causées par la décompression. Au lieu de quoi, les plongeurs sont confrontés aux mêmes menaces qui guettent tous les travaux requérant l’utilisation d’appareils volumineux. Sauf que les risques pour un plongeur sont multipliés par le danger du travail sous-marin, la vision limitée, et le fait d’être engoncé dans la combinaison. La plupart des plongeurs ont des histoires horribles à partager. Paul Spark, actuellement superviseur sur un vaisseau de support de plongée en Mer du Nord, a travaillé comme plongeur pendant vingt-neuf ans. Lors de sa première plongée, en 1977, pour réparer un bloc obturateur de puits par 120 mètres de fond, sa cloche de plongée a été inondée, le noyant presque, ainsi que son collègue. Plus tard, il a failli être écrasé par une bride pleine de 450 kilos, une plaque servant à sceller l’extrémité d’une conduite ; un « poisson-loup plutôt massif » lui a mordu le pied jusqu’au sang ; durant une mission de sauvetage sur le Kursk, le sous-marin nucléaire russe qui a sombré dans la mer de Barents en 2000, emportant avec lui ses 118 occupants, il y a eu une grosse explosion. Spark utilisait un jet à haute pression pour percer des trous dans la coque intérieure quand elle a retenti. Il s’en est sorti indemne, et il est retourné, hébété, à son navire de plongée. Il n’a jamais su ce qui avait causé l’explosion. La liste des plongeurs à avoir rendu l’âme en 2012 inclut Bard Sprout, un employé de la Global Diving and Salvage de 29 ans, tué dans le Golfe du Mexique lors d’une plongée pour détacher un filet pris dans l’hélice d’un bateau. Paul De Waal, 27 ans, tué alors qu’il nettoyait la coque d’un bateau de croisière, le Norwegian Star. Pierre Rossouw, 29 ans, employé d’Underwater Engineering, s’est brisé la nuque lors de la chute d’une grue. Jarrod Hampton, 22 ans, est mort lors de sa deuxième journée de travail pour Paspaley Pearls, lors d’une plongée pour récupérer des coquilles d’huîtres sauvages au large de la côte nord-ouest australienne. Felix Dzul, 36 ans, est décédé lors d’une plongée pour récupérer des holothuries au large de la péninsule du Yucatan. Si la plupart des accidents ont lieu durant des plongées aux mélanges, il y a des exceptions. Le 25 septembre, un plongeur en saturation du nom de Chris Lemons inspectait une structure de forage – une grande structure métallique servant de guide à la foreuse – dans le champ pétrolifère de Huntington en Mer du Nord, à 180 km d’Aberdeen, en Écosse. La structure se trouvait à 100 mètres sous la surface. La cloche de plongée de Lemons a été treuillée par un navire nommé le DSV Bibby Topaz. Tandis que Lemons et son partenaire de plongée conduisaient des tests sur la structure, le GPS du Bibby Topaz est tombé en panne et le navire s’est mis à dériver avec le courant, emportant avec lui la cloche de plongée. Lemons et son partenaire ont été arrachés à la structure par leurs cordons ombilicaux. L’autre plongeur est parvenu à nager jusqu’à la cloche, mais le cordon de Lemons s’est prit dans la structure et s’est déchiré. Cinq minutes plus tard, le Bibby Topaz avait dérivé à plus de 250 mètres, abandonnant Lemons sur la structure, sans réserve d’air ou d’eau chaude. Il avait bien une réserve d’urgence en oxygène, mais son réservoir en contenait pour quinze minutes maximum. Afin de conserver l’oxygène, Lemons s’est assis au milieu de la structure et a tenté, malgré les températures glaciales, de rester aussi immobile que possible. Quand sa réserve d’oxygène s’est épuisée, il s’est évanoui. Quinze autres minutes passèrent avant que le plongeur de secours ne localise Lemons et le ramène à la cloche. Par miracle, bien que Lemons n’ait pas respiré pendant quinze minutes, il a pu être réanimé. La froideur de l’eau semble avoir été un facteur crucial. Par instinct, tous les mammifères, lors d’une submersion dans l’eau froide, suspendent ou limitent les opérations superflues afin de conserver le plus d’énergie possible pour survivre ; c’est ce qu’on appelle le réflexe d’immersion. Le cœur bat lentement, les vaisseaux sanguins se contractent, le métabolisme ralentit, la digestion s’arrête. Comme un ordinateur puisant sur sa batterie, le corps s’éteint afin de préserver ce qu’il en reste. Si Lemons n’avait pas perdu son cordon d’eau chaude, il est peu probable qu’il en serait sorti vivant.

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Chris Lemons à plusieurs centaines de mètres de profondeur

Durant les cinq dernières années, le salaire moyen d’un plongeur a augmenté de 50 %. « Parce qu’il existe des appareils téléguidés plus sophistiqués, tout le monde veut croire que la plongée humaine tend à disparaître », m’indique Phil Newsum, le directeur de l’ADCI. « Mais il reste beaucoup d’activités sous-marines nécessitant une intervention humaine, et ce n’est pas prêt de s’arrêter. » J’ai demandé à Newsum s’il avait des regrets, à un niveau professionnel. « Il y a un prix à payer, dit-il. Mais beaucoup de gens passent leur vie à chercher quelque chose à aimer, et je l’ai trouvé. Tout le monde dans ce milieu peut s’en enorgueillir. À chaque fois que je rencontre de nouvelles personnes, elles veulent en savoir plus sur mon travail. Personne ne pose ces questions à un docteur, à un avocat ou un informaticien. » « C’est vrai qu’on ressent cette décharge d’adrénaline – c’est probablement ce qui a poussé la majeure partie d’entre nous à travailler dans cette industrie. Mais je ne me considère pas pour autant comme un casse-cou. Ma vraie passion est pour les grands fonds. L’inconnu me fascine. » Ce qui le place dans la même catégorie que les Hannes Keller et Peter Small, mais sans doute pas de Shell.


Traduit de l’anglais par Gwendal Padovan d’après l’article « Diving Deep into Danger », paru dans la New York Review of Books. Couverture : Un plongeur en saturation, par Eric Lippmann.