Les promesses

De Rangoun, au Myanmar. La Ligue nationale pour la démocratie (LND), le parti d’opposition à la junte, a remporté les élections de novembre 2015. Le peuple l’a porté au pouvoir, bercé par les promesses de changement et de libertés nouvelles, après un demi-siècle de dictature militaire. Le fait que le parti soit mené par Aung San Suu Kyi, éternelle dissidente et lauréate du prix Nobel de la paix en 1991, n’a fait qu’ajouter aux rêves de changement profond.

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Aung San Suu Kyi
Crédits : Htoo Tay Zar

Pourtant, jusqu’ici, les choses ne prennent pas cette direction. Dès sa prise de pouvoir, le LND a initié des projets lois visant à restaurer un certain nombre de restrictions draconiennes, mises en place par la junte, à l’égard des manifestations pacifiques. Certes, de nombreux prisonniers politiques ont été relâchés, mais le nouveau gouvernement n’a pas mis fin aux procédures qui menacent certains militants parmi les plus actifs du pays. Parmi eux, Harn Win Aung a mené la résistance contre une énorme mine de cuivre, construite sur les terres de fermiers expropriés. Le LND est allé jusqu’à censurer un film projeté lors d’un festival en faveur des droits de l’homme : il présentait l’armée sous un jour qui ne lui convenait pas. Le parti n’a pas pris la peine de justifier ses actions. Il a en outre délibérément choisi de s’abstenir sur plusieurs sujets cruciaux. Durant la campagne électorale de novembre dernier, l’une des promesses était d’établir une définition claire de ce qu’est un « prisonnier politique ».

Récemment pourtant, lorsqu’un des partis représentant les minorités ethniques a soulevé le problème au parlement, le LND a refusé de lui répondre. Au cours des deux derniers mois, des militants pour la paix, des travailleurs et des nationalistes d’extrême droite ont été poursuivis sans distinction pour avoir enfreint les lois sur les protestations. Le gouvernement élu démocratiquement semble étrangement réticent à démanteler le système répressif mis en place par la junte. Est-il réellement possible qu’un parti politique composé et soutenu par des centaines, voire des milliers d’anciens prisonniers politiques devienne lui même l’oppresseur ? Les défenseurs d’Aung San Suu Kyi s’insurgeront probablement à juste titre devant ce qualificatif. L’écrasante majorité du LND au parlement ne suffit pas à museler les 25 % de sièges réservés à l’armée prévus par la constitution. Ce contingent pro-militaire empêche le gouvernement de changer la constitution. Cette même constitution qui garantit aux forces armées le contrôle des ministères de la défense et de l’intérieur (qui inclue bien sûr la police). Certains observateurs affirme que le Myanmar est toujours l’État militaire qu’il a été depuis plus de 50 ans. Les partisans du gouvernement arguent que le LND veut lever les restrictions établies par l’armée, mais n’en a pas le pouvoir. Sans doute est-ce vrai. Il n’en reste pas moins que, pour l’instant, le parti d’Aung San Suu Kyi n’a produit aucun effort convaincant pour faire avancer les choses. Il a balayé d’un revers de la main les préoccupations d’Amnesty International et d’Human Rights Watch, qui affirment que la loi sur la protestation publique contrevient aux normes internationales sur la question. Pourtant, le LND a d’ores et déjà prouvé qu’il pouvait contourner des restrictions a priori insurmontable quand il le voulait. Quand l’armée a empêché Aung San Suu Kyi d’accéder à la présidence, son parti a tout simplement créé un nouveau statut plus puissant que celui de président. Le LND fait face à la persistance du pouvoir politique de l’armée, mais semble avoir la capacité d’avancer pour faire sortir le Myanmar d’une culture politique autoritaire. Il choisit apparemment de ne pas le faire.

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Des policiers birmans lors d’une manifestation
Crédits : Frontier

Sous le tapis

Cette inaction du LND apparaît moins anecdotique lorsque l’on s’attarde sur la façon dont le parti ignore le secteur non gouvernemental. Je me suis récemment entretenu avec des dizaines de militants, issus de grandes organisations de la société civile birmane et de mouvements populaires. Ils ont tous fait cas du refus d’Aung San Suu Kyi de les laisser participer à l’élaboration de plans pour répondre aux problèmes du pays. Nombre d’entre eux rapportent qu’elle a considéré leur travail d’un œil dédaigneux, émettant même des doutes quant à leur déontologie. Elle aurait également remis en cause l’utilité de leur travail dans un Myanmar désormais démocratique. L’ironie de la situation est que la société civile birmane était la force d’opposition la plus efficace à la junte. Face à l’hostilité du LND, certains militants ont commencé à se désengager. Plusieurs de mes interlocuteurs m’ont raconté qu’à la mi-mai, un forum a été reporté de peur de déclencher la colère du LND. Des membres d’organisations ethniques décrivent leur inclusion au processus de paix du pays comme « paternaliste et très hiérarchisée ».

Les militants indépendants trouvent eux aussi le nouvel environnement répressif : « Disons-le franchement, le LND a les militants en horreur », m’a confié Ko Saleiq, un militant de Rangoun. « Si nous sommes pris à distribuer des tracts à propos des expropriations terriennes ou des violations du droit du travail, nous devenons la cible du LND. » Quand je lui demande s’ils risquent la prison pour ça, il a un rire amer. « Nous sommes d’anciens prisonniers politiques, la prison ne nous fait pas peur. » Il tient à souligner que les militants dans son genre ont à cœur de soutenir le premier gouvernement birman à avoir été élu démocratiquement depuis des décennies, ils ne veulent pas devenir ses adversaires. Mais le LND les rabroue à la moindre occasion.

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Ils sont toujours prisonniers politiques
Crédits : Frontier

La démocratie à la birmane s’apparente plus à une réduction du degré d’autoritarisme qu’à un véritable changement de régime politique. Le LND semble privilégier les changements de façade aux réformes fondamentales. Par exemple, la première action d’Aung San Suu Kyi à la tête du nouveau gouvernement n’a pas été de s’attaquer aux expropriations terriennes ou aux violations du droit du travail, mais de mener une vaste campagne anti-déchets. Récemment, le LND a proposé d’interdire l’usage de la noix de bétel, une substance cancérigène légèrement addictive dont la mastication donne lieu à des crachats rougeâtres qui décorent les trottoirs et les couloirs du pays. Mais son interdiction détruirait le gagne pain de milliers de pauvres gens. Le parti semble plus préoccupé par l’aspect esthétique du problème que par ses conséquences sociales. Le LND a également annoncé un plan ambitieux et terrifiant pour faire lutter contre les squatteurs. Un syndicaliste rencontré dans une zone industrielle est choqué par la mesure. Pour lui, ces préoccupations superficielles ont coupé court aux politiques en faveur des démunis. « Plutôt que d’abaisser le coût de la vie, ils se contentent de trouver honteux que des squatteurs encombrent les rues des villes agréables », dit-il. « Mais il n’y a plus de terres disponibles car elles ont toutes été vendues aux nantis. Et je n’ai aucune raison de penser que le LND osera affronter les cols blancs ou l’armée. »

Ainsi, plutôt que de résoudre les problèmes politiques et économiques de la société birmane, le LND tente de les planquer sous le tapis. Le parti, il est vrai, affiche des dehors très démocratiques : il a été élu à une écrasante majorité, lors d’élections régulières. Mais sa façon d’exercer le pouvoir ressemble parfois à celle de la vieille Birmanie autoritaire. Son mépris des activistes non gouvernementaux, sa prédilection pour les mesures cosmétiques au détriment de la bonne gouvernance, et ses persécutions continuelles contre les dissidents suggère que pour le LND, le rôle du peuple se limite à voter. Et après avoir voté, les citoyens peuvent rentrer chez eux.

Jouer avec le feu

Comment les populations marginalisées du pays vont-elles accueillir cette façon de gouverner ? Dans le cadre d’un Etat autoritaire, écraser la dissidence réduit le peuple au silence par la peur. Mais dans un contexte plus démocratique, la répression n’engendre en général qu’une opposition plus furieuse. Plus le LND oppresse les citoyens en faisant fi de leurs problèmes, plus il inspire chez eux un esprit de résistance. « C’est nous, les militants, qui avons changé le pays. Pas le LND. Nous nous sentons trahis », m’a confié un activiste de Mandalay.

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Un militant envoyé en prison
Crédits : Frontier

Pour l’heure, le soutien populaire du LND reste fort. A travers tout le pays, des fermiers et des travailleurs m’ont dit leur conviction que ce « gouvernement du peuple » allait résoudre leurs problèmes. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Le calme ne durera pas éternellement. « Nous pensons sincèrement que le nouveau gouvernement ne restera pas sourd à nos manques et à nos souffrances. Mais si c’est le cas, nous les combattrons sans relâche », assurent des fermiers de Mattaya. Pendant des générations, les citoyens birmans ont été traité comme quantité négligeable par la junte. Se retrouver face à des problèmes analogues face au LND est un inattendu, pour tout ceux qui l’ont tant soutenu. Il est grand temps que le gouvernement commence à écouter, sans quoi il risque de transformer les femmes et les hommes qui l’ont porté au pouvoir en ennemis.

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Des paysans expropriés de force
Crédits : Flickr


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The New Burma Is Starting to Look Too Much Like the Old Burma », paru dans Foreign Policy. Couverture : Une manifestation réprimée par les forces de l’ordre. (Frontier)


LE MYANMAR, ENTRE CONFLITS ETHNIQUES ET CRISE SANITAIRE

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Au Myanmar, les réfugiés rohingyas sont isolés et peinent à avoir accès aux soins. Enquête sur le système de santé d’un pays en pleine transformation.

L’appel à la prière islamique, provenant de deux haut-parleurs, se répand dans tout Thet Kal Pyin, un camp de réfugiés situé à moins de 100 kilomètres de la frontière entre le Myanmar et le Bangladesh. L’appel résonne dans plusieurs allées de bâtiments larges et bas aux toits bleus. Chaque structure rassemble plusieurs familles. Le camp, lui, abrite quelque 5 000 personnes. La plupart, pour ne pas dire toutes, appartiennent à l’ethnie des Rohingyas, une minorité musulmane persécutée. En réaction à l’appel à la prière, des hommes barbus chaussés de sandales se rassemblent au crépuscule. Ils entrent dans une chaumière qui fait office de mosquée. À l’entrée, ils se lavent les mains et retirent leurs chaussures. Puis, une fois la nuit tombée, ils s’accroupissent sur des tapis en osier pour prier.

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Le port de Sittwe
Crédits : EU/ECHO/Pierre Prakash

Ce camp a été créé il y a trois ans à la suite d’émeutes mortelles qui se sont déroulées dans la ville portuaire de Sittwe. Ces violences sont le résultats de tensions de longue date, qui ont finalement atteint leur paroxysme, entre les Rohingyas et l’ethnie bouddhiste des Rakhines. Les Rakhines sont une minorité ethnique présente au Myanmar, où les Birmans représentent le plus grand groupe ethnique. Ils sont toutefois majoritaires dans l’État de Rakhine, situé sur la côte ouest du pays, et beaucoup d’entre eux considèrent les Rohingyas comme des intrus.

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