Le tutoriel

Il n’y a pas si longtemps, dans un pays pas si lointain, un Britannique allait devenir une icône pour toute une génération d’islamistes européens partis combattre et mourir en Syrie et en Irak. Il s’assied face à une webcam, dans la modeste maison de ses parents située sur la côte sud de l’Angleterre, et enregistre un tutoriel de 90 minutes expliquant la façon dont il faut s’y prendre pour nouer convenablement un turban… L’image est floue et l’éclairage mauvais, mais suffisamment nette pour révéler la figure d’un jeune homme à l’incroyable chevelure noire. De part et d’autre de son visage, ses cheveux tombent en de longues boucles épaisses, dessinant sur le col retourné de son blouson une ultime courbe folle. Le front est plus délicat : de fines mèches l’effleurent, encerclant ses yeux noirs, son nez élégant et sa bouche charnue, jusqu’à l’orée de sa barbe sombre. Ifthekar Jaman a l’air d’un mousquetaire. Un Robin des Bois. Un Che Guevara. Et ce n’est pas un hasard. Le regard fixé droit devant lui, Ifthekar examine son image, puis passe sa main d’un côté de sa chevelure avant de l’aplatir de l’autre. « Assalamu alaykoum », dit-il, avant d’ajouter : « OK… Euh… Je me disais que j’allais faire un petit tutoriel sur, euh, les turbans. Parce que certains frères – je me demande s’il regarde – euh, @ReflectionofIslam m’a demandé si je pouvais faire un tutoriel, donc je me suis dit ouais, j’vais faire ça. »

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Le tutoriel d’Ifthekar
Crédits : YouTube

Ifthekar vérifie à nouveau de quoi il a l’air, et aplatit ses cheveux deux ou trois fois de plus. Il regarde son smartphone et lit à haute voix. « Hafi-m-m-muni », dit-il avant de se corriger. « Hafid Munir, tu regardes ? Je fais ce tutoriel pour toi. Tague-moi, tague-moi comme ça je saurai que tu regardes. » Sans audience, le tutoriel n’a aucune raison d’être, Ifthekar attend donc en silence, contemplant son image à l’écran. Il joint ses mains et les pose sur ses lèvres. Ses cheveux ne sont toujours pas à son goût, aussi recommence-t-il à y passer la main, à les remettre en place, les ébouriffer et les lisser. « Ces cheveux, c’est n’importe quoi ma parole », se plaint-il, comme si quelqu’un le regardait – ce qui ne sera le cas qu’au bout de quelques minutes. « Cool, merci mec », dit Ifthekar en souriant à son portable. Puis, prenant une calotte musulmane, il s’éclaircit la gorge et commence. « D’accord », dit-il. « OK. Donc. D’abord, il te faut une coiffe… » Sur ces images, Ifthekar Jaman avait 22 ans. Ses parents, Enu Miah et Hena Choudhury, étaient des immigrants de la première génération, venus du Bangladesh. Ils étaient arrivés en Angleterre en 1981 et s’étaient installés sur Hudson Road à Portsmouth, à quelques rues d’où est né Charles Dickens, et à vingt minutes à pied des quais d’où l’amiral Nelson est parti pour Trafalgar.

Comme des centaines d’autres émigrés bangladais, Enu et Hena ont ouvert un restaurant dans lequel ils vendaient des kebabs, biryani, tandoori et frites avec sauce curry à emporter, (livraison gratuite pour des commandes de plus de 6 £). Le nom qu’ils ont donné à leur boutique, St Mary’s Kebab & Masalla, témoignait de la réussite du multiculturalisme, dans lequel l’État britannique et les centaines de milliers de nouveaux citoyens venus de ses anciennes colonies – que l’Angleterre a commencé à accueillir cinquante ans après la chute de son Empire – avaient placé leurs espoirs. Portsmouth a offert à Enu et Hena les éléments essentiels d’une nouvelle vie prospère : un revenu décent, un logement, ainsi qu’un accès gratuit aux hôpitaux et aux écoles pour leurs quatre enfants. Mais il est difficile d’aimer Portsmouth. Hudson Road compte parmi ses centaines de lotissements aux maisons mitoyennes ternes et sans arbres, où les habitants sont rangés dans de soigneux alignements gris qui encerclent la ville, et figure parmi des dizaines de milliers d’autres répartis dans toute la Grande-Bretagne provinciale, portant des noms comme Luton, Droitwich ou Slough. Les rues principales de ces villes, certaines ayant été bombardées durant la Seconde Guerre mondiale, d’autres n’ayant même pas cette excuse, ont été remplies de la même architecture morne et des mêmes locaux tristes que ceux qui s’alignent sur la rue commerçante de Portsmouth. Tout à 1 €, Frigoland, Mille et Un Tapis… On y trouve Primark, dont les vêtements sont fabriqués au Bangladesh dans des ateliers sans fenêtres. Il y a aussi Galley Discount, qui accroche à ses fenêtres des t-shirts célébrant la misère. « Pas besoin de sexe : le gouvernement m’encule tous les jours », affiche l’un d’eux. « Parental Advisory : ne faites pas d’enfants », met en garde en autre.

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Enu et ses fils
Crédits : Famille Jaman

Enu représentait la famille en dehors, dans le monde anglais. Hena vivait plutôt une existence d’expatriée, se rendant seulement dans les quelques lieux – les magasins asiatiques, la mosquée Jami, sa cuisine – où l’on parlait bengali. Son désintérêt pour l’apprentissage de l’anglais était en partie dû à son manque d’éducation, mais c’était également une forme de revendication. Revendication de sa culture et de ses traditions, de sa détermination et de sa fierté, qu’elle opposait à ce pays d’abondance imméritée et de lamentations exubérantes. Enu et Hena craignaient de retrouver un jour l’un de leurs trois fils dans la marée de jeunes Anglais qui passaient en titubant la porte du St Mary’s Kebab & Masalla les vendredi et samedi soirs. La rue était également bardée de promesses d’évasion au rabais, dans les locaux crasseux succédant aux commerces traditionnels : la discothèque Heaven, le strip club The Fuzzy, et, dissimulé derrière des fenêtres condamnées, sous un discret néon rose et bleu, « Adults Only », un sex-shop. Tamannah était l’aînée des enfants et la seule fille, après sont arrivés les garçons : Tuhin, Ifthekar et le petit Mustakim. Au sein de la fratrie, Ifthekar était le rêveur. Comme tant d’autres petits Anglais, il aimait se plonger dans les histoires de Harry Potter et du Seigneur des anneaux. Ses parents l’acceptaient, jusqu’à un certain point. Car c’étaient des histoires britanniques, issues des mythologies culturelles britanniques, qu’ils ne comprenaient pas et qui ne leur inspiraient pas confiance – particulièrement à Hena. C’est pour cela que lorsqu’Ifthekar a eu 11 ans, ils l’ont envoyé durant un an dans une école privée de Londres pour y suivre un enseignement islamique. Cela semblait fonctionner. Ifthekar a conservé ses traditions bengalis. Lorsqu’il a quitté l’école et trouvé un emploi de téléconseiller dans un centre d’appels pour la chaîne de Robert Murdoch Sky TV, c’était un jeune homme sobre et poli, apprécié de ses collègues et toujours calme avec ses clients, même lorsque l’un d’eux lui a un jour demandé si son nom se prononçait « Je suis un connard ». Les samedis, il était bénévole sur un stand da’wa dans la rue commerçante, où il distribuait, avec d’autres jeunes hommes respectables du quartier, des Coran aux passants et leur parlait d’Allah et du prophète Mahomet. Il portait alors un t-shirt jaune qui demandait « La vie n’est-elle qu’un jeu ? », avec le i de « vie » en forme de bouteille et la silhouette d’une femme nue appuyée contre le e de « jeu », comme une des Drôles de dames. Ifthekar, pourtant, n’avait pas cessé de rêver.

Au contraire, l’islam était devenu pour lui le fondement d’une nouvelle aventure fantastique. En ligne, il a commencé à se créer un personnage de héros guerrier musulman. Cela relevait vraisemblablement de la piété religieuse. Certains auraient pu y voir des signes de radicalisation. « J’aime beaucoup Oussama ben Laden, pour être franc », dit Iftekhar, l’air de rien, dans son tutoriel sur le turban. Mais pour lui, c’était plutôt un jeu de rôle, il s’était inventé une nouvelle identité qu’il incarnait au mieux – il s’inventait surtout le physique de l’emploi. C’était pour lui « la simple et magnifique vérité de l’abandon de soi dans l’islam », disait Ifthekar. Avec toutes les prescriptions que contient l’islam sur la façon dont on doit se comporter, s’habiller ou ressembler, l’image que vous renvoyez est ce que vous êtes. Pour Ifthekar, Ben Laden avait l’air d’un « gars très gentil, un gars vraiment cool », par conséquent c’est ce qu’il devait être. « Il gardait sa barbe ici », dit Ifthekar en indiquant ses pommettes. « J’aime aussi le côté naturel. »

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Le modèle d’Ifthekar

C’était tout l’enjeu de son tutoriel sur le turban. Le look est primordial et durant 90 minutes, Ifthekar ne dévie jamais du thème de l’apparence. Il parle de la façon dont il laisse pousser ses cheveux et sa barbe, ce que certaines filles peuvent ne pas apprécier et ce qui peut les dissuader de se marier avec lui. Mais ce n’est pas grave, car sa barbe lui sert de « filtre, mon gars », repoussant ce qui est impur et indésirable. Il montre à la caméra comment il enduit d’huile d’olive ses cheveux et sa barbe, puis comment il applique du khôl sur ses cils à l’aide d’une allumette taillée. Il présente ensuite à son audience un sabre japonais qu’il a acheté, et se filme fixant la caméra, tenant la lame sous ses yeux en la sortant de son fourreau et rugissant comme un ninja. Ifthekar a la mâchoire inférieure légèrement avancée, faisant paraître sa langue trop grande pour sa bouche, et lorsqu’il sourie, il place rapidement sa main devant son visage en disant que son sourire est plus laid que la plus laide de ses grimaces. Mais lorsqu’il est sérieux, il est plutôt joli garçon et il le sait. C’est pourquoi une grande partie des 90 minutes sont occupées par Ifthekar s’entraînant à avoir l’air impassible, yeux perçants cernés de khôl et sourcils froncés du héros. Ifthekar parlait d’avoir une femme plus comme un devoir qu’une envie réelle, et réprimande les jeunes musulmanes qui lui disent qu’il est beau. Ses billets de blog, ses tweets, ses streamings video et ses posts Facebook étaient rarement adressés aux filles et Ifthekar cessait de suivre celles qui postaient des photos où elles ne couvraient pas leur visage. Mais lorsque les garçons disaient qu’il avait belle allure, Ifthekar ne pouvait s’empêcher de déclamer combien il les aimait, se lançant souvent dans des tirades sur son attachement profond à ses frères. « Je vous jure – vous savez quoi ? – je vous aime mes frères », dit-il dans la vidéo. « Je veux juste que vous le sachiez. Je vous aime tellement mes frères. C’est un truc que j’ai jamais vécu avant. J’aimerais que nous, tous les frères, on puisse, je sais pas, avoir un bout de terre et tout ça et faire le Khilafah [le califat], tous ensemble. J’suis sérieux. Al-hamdu lillāh. » Ifthekar n’était pas très éloquent et facilement distrait, digressant sur son chat, avec lequel il jouait pendant des heures, et sur la façon dont il aimait tresser ses cheveux et sa barbe, bien qu’il ne savait pas si tresser sa barbe était haram… peut-être qu’un des frères qui regarde pourrait lui dire ?

En tout cas il est sûr que tresser ses poils de torse n’est pas seulement haram, c’est aussi impossible – vous comprenez pourquoi cela lui prend 90 minutes pour montrer comment enrouler un bout de tissu autour de son crâne. Et malgré tout, il était modeste et avait ce petit air nonchalant, un charme presque féminin, typique du sud de l’Angleterre moderne, et il a vite rassemblé des centaines d’abonnés sur Twitter. Imprégné de son amour pour ses frères et de leur amour pour lui – ils se vêtaient comme lui, qui se vêtait comment Oussama, évoquant par moments La Momie et Prince of Persia –, Ifthekar a commencé à se voir comme un soldat de la foi et de la mort, un moudjahid, un djihadiste, et même, si Allah Le lui demandait, un shahid – comme un martyr. Il était un exemple pour les autres, et il insistait sur le fait que ce n’était pas parce qu’il était spécial, mais parce qu’il était guidé dans l’obscurité par la lumière éclatante de jannah, un mot qu’Ifthekar prononçait dans un souffle car ce n’est rien moins qu’un autre monde, un paradis parfait et éternel, loin de Hudson Road et de Portsmouth, bien au-dessus de la Terre du Milieu et de tous les moldus. « J’aimerais tous vous retrouver à jannah mes frères, posés, à fumer une chicha », dit-il. « Hey, imaginez les chats qu’on peut avoir à jannah ! Des énormes tigres – ou des lions ! – qui se baladent avec toi… » Il appelait cette voie vers jannah le « chemin », et si tu acceptais ton destin et n’en déviais pas, si tu restais fidèle aux frères, alors Ifthekar disait que c’était « être dessus sur le dîn, gars ». C’était l’autre raison derrière le tutoriel. Il fallait partager la connaissance, renforcer la Fraternité et rester sur le « chemin » – et si cela voulait dire avoir une occasion de bien s’habiller et d’avoir l’air classe sur Ustream face à un public de plusieurs centaines de personnes, qui te tweetent et te suivent peut-être sur Facebook, alors c’était cool aussi. Comme le disait Ifthekar : « Tague-moi, tague-moi. » Ifthekar Jaman a enregistré son tutoriel dans la nuit du 16 décembre 2012.

Un an plus tard, presque jour pour jour, le 15 décembre 2013, dans les ruines enneigées d’une ville de l’est de la Syrie du nom de Ghazwa al-Khair, Ifthekar a été envoyé par une milice islamiste en combattre une autre et il est mort sur place, dans les premières minutes de sa première bataille, les jambes arrachées par un tank, ses entrailles éclaboussant la rue, ses longs cheveux noirs recouvrant son visage blêmi par la mort.

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Ifthekar dans l’hiver syrien
Crédits : Twitter

Les moudjahidin

Le prophète Mahomet naquit en 570 ap. J.-C. à La Mecque, dans l’actuelle Arabie saoudite. Bien qu’issu d’une famille noble, il devint orphelin à six ans et le jeune garçon commença à travailler en aidant son oncle, un marchand nomade. Cette enfance inhabituelle, durant laquelle il connut les privilèges aussi bien que la pauvreté, donnèrent à Mahomet un point de vue différent sur le monde. Il gardait ses distances avec les conventions sociales, se mariant avec une femme plus âgée, par amour, qu’il considérait comme son égale. Il était également un réformateur qui – guidé par des visions divines qui commencèrent à l’âge de 40 ans – combattit les inégalités, l’immoralité et l’anarchie tribale de l’Arabie du VIIe siècle. Après sa mort, en 632 ap. J.-C., ses disciples commencèrent à formaliser ses enseignements en un canon d’usages et de lois sacrées. Ce travail est encore en cours aujourd’hui, mais ses composantes principales incluent le Coran, recueil des révélations divines faites à Mahomet, les hadiths, des paroles rapportées décrivant la sunna, le chemin de vie de Mahomet, et la charî’a, qui est la transposition de l’islam en un ensemble de lois. C’est dans ces écrits que le terme « djihad » apparaît pour la première fois. La plupart des intellectuels estiment que le djihad implique une légitimation de la guerre. Il est fondé sur des notions de devoir sacré, de vertu et de sacrifice. Cela s’applique le plus souvent à une guerre contre l’oppression, qui défendrait notamment les musulmans persécutés par les non-croyants et les apostats.

C’est sur cette idée de venir en aide à ses frères et sœurs musulmans, ainsi que l’engagement et la fraternité musulmane qu’elle implique, qu’est basé le concept du djihadiste étranger itinérant. Ces paramètres très généraux laissent tout de même une large place au débat et à l’interprétation. Tout comme il existe de nombreux mouvements différents à l’intérieur du christianisme, du catholicisme au calvinisme, l’islam regroupe des musulmans sunnites, chiites, soufis, salafistes, ismaéliens, ibadites et de nombreux autres. Comme c’est le cas pour les différents groupes chrétiens, chaque branche de l’islam prétend être infaillible. Et comme les chrétiens, ils exposent leurs arguments de la manière que l’humanité a toujours choisi pour communiquer et argumenter : par le biais d’histoires, dans ce cas un mélange très inventif de faits, de fables, de métaphores et de paraboles.

C’est le genre de combats dont sont faites les légendes.

L’une des conséquences de cette diversité et de l’inventivité au sein de l’islam, c’est que le djihad a recouvert différentes significations à différents moments de l’histoire pour différents musulmans. Dans les premiers siècles de l’islam, les forces arabes conquirent la majeure partie du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, ainsi que le Portugal, la quasi-totalité de l’Espagne et même une petite partie du sud de la France. Cet empire est ce à quoi se réfèrent de nombreux musulmans lorsqu’ils parlent du « califat », et dans le contexte de ce premier impérialisme islamique, de nombreux intellectuels donnèrent au djihad une signification explicitement militaire et expansive. Après que les Mongols ont détruit Bagdad en 1258 et alors que les chrétiens européens commençaient à repousser le califat, pour finir par expulser les musulmans d’Europe, le djihad  recouvrit de plus en plus souvent une signification spirituelle, désignant un vaste combat intérieur pour accéder à la vertu. Au XVIIIe siècle, un nouveau courant doctrinaire de l’islam, le salafisme, prônant une lecture littérale des textes anciens et la purification absolue par le feu et l’épée, s’empara de l’Arabie saoudite et ressuscita la part sanglante du djihad. Les salafistes firent cause commune avec ces musulmans des pays nord-africains de l’ancien califat, qui combattaient le colonialisme européen. Dans ce nouveau contexte anti-colonial, le djihad réincorpora les idées de guerre noble, de devoir moral et de lutte défensive, positionnant le djihad à la croisée des chemins entre la droiture morale et l’esprit révolutionnaire. En conséquence de quoi le djihad devint une des pierres angulaires d’un nouveau courant réformiste qui émergea au début du XXe siècle dans le monde arabe, souvent appelé « islam politique ».

Son expression la plus influente, les Frères Musulmans, fut fondée en 1928 en Egypte sous la devise : « Allah est notre objectif. Le prophète est notre guide. Le Coran est notre Loi. Le djihad est notre voie. Mourir dans la voie d’Allah est notre ultime espoir. » Avec le déclin du colonialisme, les islamistes changèrent de cible pour s’attaquer aux régimes arabes autocratiques nouvellement établis (et, en Palestine, au tout nouvel État juif d’Israël). L’islam politique s’opposant également à l’exploitation des faibles par les riches et les puissants, les Frères Musulmans semblaient avoir de nombreux points communs avec le marxisme. Mais la guerre froide se chargea de mettre en évidence les différences conceptuelles entre les deux visions. Les révolutionnaires conventionnels visaient le pouvoir, quand les islamistes aspiraient au paradis. Pour les marxistes, le pouvoir était un but atteignable, mais pour les islamistes le paradis ne pouvait être atteint sur cette terre, faisant de leur lutte pour ce but sacré, le djihad, un combat éternel. Sans compter que les marxistes sont athées, et pour cette raison l’œuvre de Satan. Les derniers doutes qui pouvaient encore subsister sur le fait que l’Union soviétique était l’ennemi de l’islam disparurent lorsque Moscou envahit l’Afghanistan musulman en 1980. La résistance afghane contre l’URSS vit brièvement les moudjahidin faire cause commune avec les forces occidentales, et notamment la CIA, qui les soutenaient. Cette guerre de résistance par des bergers aux pieds nus, armés de fusils de la Première Guerre mondiale contre une armée impériale sans foi ni loi aux forces presque illimités et technologiquement supérieure, évoque les plus célèbres récits humains : l’homme contre le monstre, David contre Goliath, Saint Georges contre le dragon, et même, dans le contexte cinématographique actuel, Luke Skywalker contre l’Empire. C’est le genre de combats dont sont faites les légendes, et son romantisme vertueux attirait aussi bien de réels aspirants guerriers du monde entier, dont un jeune fils de milliardaire saoudien nommé Oussama ben Laden, que le plus connu des chevaliers vengeurs américains, John Rambo, dont la troisième aventure, Rambo III, se déroule précisément en Afghanistan.

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Crédits : Muhammad Manwar Ali

Un autre homme, ayant sa part dans l’histoire de l’Afghanistan, est devenu l’un des plus grands recruteurs britanniques de djihadistes étrangers. Lorsque nous nous sommes rencontrés dans ses modestes bureaux d’une autre ville provinciale britannique grisâtre, Ipswich, Muhammad Manwar Ali m’a raconté qu’il avait envoyé tellement de Britanniques combattre à l’étranger qu’il avait arrêté de compter et pouvait seulement estimer leur nombre à une centaine. Mais c’était le passé. Manwar a aujourd’hui 56 ans et il est à le tête d’une pacifique organisation musulmane britannique, JIMAS (Jamiat Ihyaa Minhaaj al-Sunnah). Mais il se souvient encore de l’attrait de l’Afghanistan, et de la sensation électrisante de porter une arme. « Je me souviens du temps où j’en portais une », dit-il. « Tu te sens fort, puissant, comme si tu pouvais conquérir le monde. On se baladait dans une jeep décapotable dans les plaines d’Afghanistan, et ma voix intérieure hurlait : “Yeah !” Je me souviens que je n’avais peur de rien. J’ai vu des gens pleurer alors que je ne ressentais personnellement rien de tout ça. Les armes, la guerre, toutes choses… je prenais mon pied. On prenait tous notre pied. » Comme pour les parents d’Ifthekar Jaman, Enu et Hena, l’histoire de Manwar commence dans l’ouest du Pakistan, devenu plus tard le Bangladesh, où il est né et a été élevé. Son enfance a été mouvementée. « Je suis né en 1959 et j’ai connu la guerre indo-pakistanaise de 1965, puis la guerre de 1971 », dit-il.

La guerre de 1971, établissant l’indépendance du Bangladesh vis-à-vis du Pakistan, fut l’une des plus sanglante du XXe siècle. Le bilan varie selon les sources, mais en huit mois de conflit, on estime le nombre de morts entre plusieurs centaines de milliers et trois millions de personnes. Les cibles privilégiées étaient les intellectuels, les pro comme les anti-Pakistan. « Mon père, qui était professeur et pro-Pakistan, a été emprisonné pendant deux ans et demi », raconte Manwar. « Mon frère aîné a été tué, comme 22 autres membres de ma famille. Certains sont morts dans des bombardements près de la frontière. D’autres ont été massacrés au couteau. J’ai vu des massacres, des combats, la pauvreté. » Cela a été, pour Manwar, une enfance traumatisante. « Et je suis sûr que ça a eu un impact. » Mais Manwar était également excité par cette violence. « Dès mon plus jeune âge, j’ai toujours aimé les armes et les films de guerre », dit-il. « À 12 ans, je voulais m’engager dans l’armée de l’air. » Manwar est parti vivre en Grande-Bretagne avec ses parents en 1975. Comme Ifthekar, il était très pieux, lisait le Coran en arabe au moins une fois par mois dès l’âge de 11 ans et dirigeait les prières à la mosquée quand il a eu 15 ans. En 1979, alors qu’il étudiait l’informatique à Kingston Polytechnic, il a rejoint le groupe des étudiants musulmans. Cela a été une déception. Beaucoup de musulmans avaient récemment immigré et souhaitaient plus que tout s’intégrer. « On voyait rarement une barbe ou un voile », dit Manwar. Manwar voulait quelque chose de plus passionné et de vivant. Une génération plus tard, Ifthekar n’avait qu’à ouvrir Google pour trouver des musulmans radicaux, mais dans les années 1970, Manwar a dû chercher durant des années dans les bibliothèques les textes des discours de Hassa al-Banna, fondateur des Frères Musulmans, et de Sayyid Qutb, leur chef dans les années 1950. Puis, dans les années 1980, un groupe de moudjahidin afghans s’est rendu à Londres pour collecter des fonds, et Manwar a enfin trouvé des frères d’arme. « Je suis allé les voir », dit Manwar, « et ils nous ont parlé de jeunes garçons combattant avec des couteaux et des fusils de la Première Guerre mondiale, ils nous ont raconté comment l’armée russe en tuait des milliers, ce genre d’histoires de massacres. » Manwar était en extase. « Alors j’ai donné mes 10 £ et c’est comme ça que je me suis laissé entraîner. Je pensais qu’il fallait vivre nous-mêmes les vertus du djihad. Je pensais pouvoir apporter ma contribution pour changer les choses. »

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Des moudjahidin durant la guerre d’Afghanistan
Crédits : Erwin Franzen

Après plusieurs mois de négociations pour se faire introduire et créer des contacts, Manwar a financé son voyage pour Amsterdam, puis Peshawar au nord du Pakistan. Dans chacune des villes, il était longuement interrogé par plusieurs responsables moudjahidin, qui le questionnaient sur ses connaissances religieuses et sur sa famille, et évaluaient sa motivation. Finalement, il a reçu la permission de se rendre en Afghanistan. À ce moment-là, Manwar avait fini ses études et travaillait en tant qu’ingénieur pour British Telecom. On prenait ses voyages pour le djihad pour un pèlerinage annuel. Alors que ses collègues allaient en vacances en Cornouailles, en Floride ou bien dans les îles grecques, Manwar passait ses deux ou trois semaines de vacances à combattre en Afghanistan et avec d’autres groupes de moudjahidin en Birmanie et au Cachemire. De retour au bureau, lorsque ses collègues montraient leurs photos de vacances, Manwar faisait passer des photos de lui à côté de tanks et tenant un AK-47. Comme soldat de la guerre froide, Manwar était un héros. Il est vite devenu recruteur. L’un de ceux qu’il a convaincus d’aller combattre est Usama Hasan. « J’allais aux grandes manifestations à Londres », dit Hasan. « Elles étaient organisées par les gars d’Afghanistan et c’est comme ça que j’ai entendu pour la première fois parler du djihad, de l’oumma, d’un retour à l’islam pur et d’un califat s’étendant sur le monde entier. Je pensais que ce n’était que des discours. Puis Manwar et les autres ont dit : “Nous devons être concrets. Nous devons physiquement prendre part au devoir sacré.” »

Certains journaux décrivent ce genre d’entreprise de persuasion comme du « lavage de cerveaux ». Manwar préfère le mot « coaching ». Il dit que le cœur de sa technique était le storytelling, l’art de la narration. Il racontait à ses protégés des légendes de guerre et d’aventure, de vertu et de justice, « d’un idéal chevaleresque, de bravoure, de libération d’esclaves ». Il se référait à d’anciens mythes, dressant des parallèles entre la persécution de Moïse par Pharaon et la suppression de toute contestation par le gouvernement égyptien. Il construisait ses récits afin qu’ils déclenchent chez ses disciples une fureur vertueuse. « Tu fais monter leur colère. Tu crées un sentiment général d’attaque contre les musulmans, d’exploitation. Puis tu leur dis comment orienter leur colère, que de là viendra leur salut, que combattre en Afghanistan est juste. » Cela a fonctionné. Hasan est parti combattre en Afghanistan. D’autres sont partis au Cachemire, en Bosnie, en Tchétchénie.

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Usama Hasan
Crédits : Leo Hornak/Quilliam Foundation

Aujourd’hui, Hasan est un imam pacifique et milite contre Al-Qaïda et Daech avec la fondation Quilliam, un groupe de réflexion sur un islam modéré, installé dans le centre de Londres. Mais il dit toujours se sentir attiré par le djihad. « Je me considère encore chanceux d’avoir pu faire parti de ça », dit Hasan. « C’était une époque différente. Je n’étais pas marié et encore vierge. La vie, c’est la découverte de soi, on se développe, et j’ai été énormément enrichi par ces périodes passées en Afghanistan. C’est l’une des expériences les plus inspirantes de ma vie. »

Le contrecoup

Bien que la guerre ait été une expérience fantastique, le contrecoup a été dévastateur. « Après avoir pris Kaboul, je pensais qu’on aurait un état islamique, la paix et la prospérité », dit Hasan. « Mais au lieu de ça, il y a eu une guerre féroce entre les moudjahidin. Je me suis rendu compte qu’on avait une interprétation du Coran très étroite et superficielle, et que les choses n’étaient pas aussi simples qu’on le pensait. » Manwar était pour sa part découragé. « Quand tu es dans le feu de l’action, tu n’as pas le temps de réfléchir », dit-il. Lorsque les combats étaient terminés, toutefois, peu importe où il se trouvait, Manwar observait les hommes autour de lui et les voyait insatisfaits. « En Birmanie, c’était pareil », assure-t-il. « Au Cachemire, en Bosnie, en Tchétchénie, partout, c’était la même chose. Ils se retournaient les uns contre les autres. Tout ça, c’était de la politique. C’est ma grande déception. » Lorsque les djihadistes britanniques ont commencé à avoir des doutes, il leur a été difficile de les oublier. Hasan en a conclu que les djihadistes étaient confrontés au même dilemme que les humanitaires. Peu importe à quel point vous voulez libérer les gens, en agissant en leur nom, il est impossible de ne pas nuire à leur liberté. « En tant que djihadiste étranger, tu es parachuté avec des idées naïves sur le djihad et tu fais ça pour ta pomme », dit-il. « Tu n’aides pas vraiment l’Afghanistan. » Manwar est d’accord. « Il devrait y avoir de l’humilité et l’envie de servir », dit-il. « C’est pas à toi d’être aux commandes et de dire : “On va vous dire comment faire.” » Réaliser qu’on n’avait en réalité pas besoin des étrangers a été une autre prise de conscience terrible.

L’Afghanistan, le Cachemire et la Birmanie ne manquaient pas de soldats et les étrangers avaient bien souvent beaucoup moins d’expérience que les habitants locaux. En outre, de nombreux éléments suggèrent que les étrangers contribuaient à empirer une situation déjà compliquée. « On faisait pleurer encore plus de mères », dit Manwar. Lorsqu’il a relu les textes, Manwar a trouvé dans l’islam très peu de justification de ses actes. « Le paradis est un lieu de paix », dit-il. « Il n’est pas pour des gens pétris de haine et de rancœur. »

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Des moudjahidin en 1985
Crédits : Erwin Franzen

Après avoir combattu pendant 15 ans et envoyé tant de jeunes hommes à la guerre et la mort qu’il en perdait le compte, les doutes de Manwar se sont transformés en crise existentielle. Il a commencé à voir les histoires qu’il racontait non pas comme exaltantes, mais comme malhonnêtes et manipulatrices. Selon lui, les musulmans – pour lui, cela signifie les salafistes – ne pouvaient qu’être des victimes et ne pouvaient qu’être vertueux. « Tout ce qui pouvait me contredire, je le rejetais », dit Manwar. « Je leur disais : “L’Occident exploite les musulmans.” Je racontais que le conflit entre sunnites et chiites était de la faute d’Israël. N’importe quelle théorie conspirationniste, je tombais dedans. C’était toujours de la faute des juifs et d’Israël, jamais la nôtre. On était totalement hors de cause. » Il se voyait comme un soldat sacré de la vérité. Mais à présent, il est ébahi par sa capacité d’aveuglement. Dire que les moudjahidin faisaient cela pour Allah signifiait ne pas voir les milliards de dollars et les missiles Stinger qu’ils recevaient des États-Unis. Dire que les moudjahidin sont des héros vertueux signifiait ignorer la corruption de leurs chefs, « et qu’une grande partie de notre argent allait aux fils et filles de ces chefs dans des universités en Malaisie », affirme Manwar. « On était tellement bizarres, tellement bêtes. J’ai dit ces choses. Est-ce que j’y croyais vraiment ou était-ce juste une habitude ? Une posture creuse ? » La réponse la plus complaisante, dit-il, serait de dire que ces histoires étaient des lieux communs. La plus honteuse et honnête serait de dire qu’il ne servaient qu’eux-mêmes. Pourquoi se battait-il ? « Parce que je voulais me battre. J’étais en colère, hypocrite, arrogant. Je voulais y aller pour moi, pour des raisons personnelles. »

L’introspection de Manwar a été alimentée par une vérité dure à avaler. Le monde est plus complexe qu’un fantasme de djihadiste. Considérer le monde avec cette forme de « pureté surnaturelle » signifie, en vérité, le voir avec une simplicité inhumaine. « Je disais souvent : “On essaie d’aider le peuple du Cachemire.” Mais 20 à 30 % des Cachemiris voulaient rester indiens. Il fallait donc les ignorer. Il fallait se dire : “Ils ne comptent pas. Ils devraient être tués.” » À présent, les croyances de Manwar sont pleines de nuance et de questionnements, ce qu’il aurait par le passé qualifié d’hérésie, mais qu’il voit aujourd’hui comme une belle mosaïque humaine, faite de millions de points de vue différents. « Plus je lisais, moins j’étais sûr de ce que je savais », dit-il. Il s’émerveille des réalisations humaines, qu’elles soient musulmanes ou kufr. « Dieu a donné des dons à chacun d’entre nous », dit-il. « Tout le monde est intelligent et a du potentiel, il y a tellement de choses superbes qui viennent de non musulmans. Comment peut-on ignorer tout cela et dire : “Dieu a dit” ou “le prophète a dit” ? Comment pouvons-nous ignorer la complexité du monde ? Comment peut-on ignorer les Israéliens qui souhaitent vivre en paix ? »

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De retour à Londres, Manwar a convaincu certains partisans comme Hasan d’abandonner le combat.

Tous les djihadistes n’ont pas vécu la même déception après l’Afghanistan. La défaite de Moscou en 1989 et l’énorme coût de cette guerre ont aidé à accélérer la chute de l’Union soviétique et du bloc de l’Est. Durant un certain temps, l’Occident se répétait que le climat de victoire et de paix serait permanent et même, selon le titre d’un livre célèbre à l’époque, que l’histoire arrivait à sa fin. Mais pour de nombreux moudjahidin, pour qui le djihad était éternel, la défaite d’une superpuissance apostate n’était qu’un encouragement pour s’attaquer à la suivante. Au Soudan et plus tard en Afghanistan, Oussama ben Laden a créé un nouveau groupe, Al-Qaïda, composé de combattants de la guerre d’Afghanistan et d’anciens membres des Frères Musulmans résolus à combattre les États-Unis. D’autres djihadistes ont également trouvé de nouvelles guerres pour se tenir occupés, notamment contre les anciens alliés serbes de l’URSS en Bosnie et leurs successeurs russes en Tchétchénie. De retour à Londres, Manwar a convaincu certains partisans comme Hasan d’abandonner le combat. D’autres l’ont dénoncé comme un traître. Il y avait parmi eux trois autres prédicateurs islamiques, tous venus du Moyen-Orient, et tous du même âge que Manwar : Abu Qatada le Palestinien, Abu Hamza l’Égyptien, et Omar Bakri Muhammad le Syrien.

Le nouveau message de Manwar était que les musulmans devaient obéir aux lois du pays dans lequel ils vivent et apprécier la générosité de pays offrant aux immigrants logement, écoles et hôpitaux. Mais les plus radicaux pensaient que les immigrants musulmans avaient tort d’essayer de s’intégrer, qu’ils n’étaient pas britanniques et ne le seraient jamais, qu’ils devaient rejeter le kufr et le dar al-harb pour suivre uniquement la charia et donner leurs fils au djihad, dont le but est d’établir un nouveau califat. Lorsque Manwar affirmait que les choses étaient plus compliquées, les radicaux répondaient que non, que c’était simple. Qu’il s’agissait d’une lutte sacrée, d’une confrontation mythique entre le Bien et le Mal. C’est pour cela qu’ils se sont félicités du 11 septembre. En accentuant la séparation entre chrétiens et musulmans, ils la clarifiaient. Ces principes radicaux attirent particulièrement les jeunes. Ils entrent en résonance avec l’aliénation de la jeunesse et la marginalisation des immigrants. La solution auto-sacrificielle – le djihad – est également vécue comme romantique et héroïque.

Des centaines de nouvelles écoles islamiques ont surgi à travers toute l’Europe. Au début, les imams et les parents étaient ravis. Voyez ces bons garçons que cette nouvelle génération a produit ! Voyez comme ils sont au-dessus de cette jeunesse perdue, des jeunes blancs dans l’errance autour d’eux ! Mais la différence entre les immigrants de première et deuxième génération est grande. Les parents et les enfants grandissent dans des cultures et des environnements linguistiques différents, et Internet, avec ses forums-caisses de résonance et ses réseaux sociaux-silos, sépare encore plus les jeunes des musulmans plus âgés. En ligne, Ifthekar et d’autres jeunes musulmans ont trouvé des cheikhs, des forums et des fatwas par mail, allant bien au-delà de ce qu’ils pouvaient entendre à la mosquée locale, déclarant que le chiisme était une apostasie, les kufr des souillures, et décrivant le djihad non seulement comme une obligation mais également comme un Call of Duty grandeur nature. Enseignement superficiel, souvent plus gangstériste que prédicateur, ce djihad en ligne est un véritable manuel underground pour la jeunesse.

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Début 2011, une vague de révoltes populaires qui a vite pris le nom de Printemps Arabe a emporté le Moyen-Orient. Bien qu’eux-mêmes anti-démocratiques, les radicaux islamiques ont vite appris à surfer sur la vague de la protestation. Ils contestaient le pouvoir en place dans le monde arabe. Les Frères Musulmans ont même tenu un an au pouvoir en Égypte. Lorsque les troubles se sont propagés en Syrie, les protestations sont vite devenues une rébellion et les rebelles – en position d’infériorité par rapport à un régime autoritaire au pouvoir depuis 40 ans, dirigé par le président alaouite Bachar el-Assad – se sont rapidement revendiqués comme djihadistes.

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L’entrée de la ville
Crédits : Mahmut Hamsici

Ifthekar avait souvent parlé de son souhait d’émigrer au Moyen-Orient. Personnellement, il se considérait déjà comme un djihadiste. En mai 2013, ayant disant à ses parents qu’il allait apprendre l’arabe et peut-être aider les réfugiés syriens, il a pris un aller simple pour la Turquie et un bus pour la ville de Reyhanlı, située au sud du pays à la frontière turque avec la Syrie. « J’y suis allé seul », a-t-il confié à Shiraz Maher, ancien radicalisé lui aussi, aujourd’hui chercheur au Centre international des études de la radicalisation du King’s College de Londres. « Je ne voulais pas que quelqu’un vienne avec moi, parce que je ne savais pas où j’allais dormir ou ce que j’allais faire. Je voulais juste placer ma confiance en Allah. » Le but d’Ifthekar était de rejoindre un groupe de rebelles syriens du nom de Jabhat al-Nusra. Parmi les nombreux groupes d’insurgés syriens, le Front al-Nosra était le plus effectif et, comptant dans ses rangs de nombreux anciens membres d’Al-Qaïda en Irak, il était en Syrie la filiale officielle d’Al-Qaïda. Ifthekar n’avait aucune idée de la façon dont il allait traverser la frontière afin de rejoindre le groupe. Mais, comme Maher l’a écrit dans le New Statesman, dans le bus vers Reyhanlı, Ifthekar a repéré un homme avec une barbe, lui a proposé un peu de son parfum sans alcool et s’est présenté. L’homme venait d’une ville du nord de la Syrie, Alep. Il a rapidement compris qu’Ifthekar était un aspirant djihadiste.

Quelques heures plus tard, le duo avait traversé la frontière et roulait vers Alep dans la voiture de l’homme. À son arrivée, Ifthekar s’est rendu directement au poste de commandement de Jabhat al-Nusra. Ifthekar était un djihadiste auto-sélectionné. Mais Jabhat al-Nusra utilisait encore des méthodes de recrutement à l’ancienne – examen minutieux du profil du candidat, recommandation, vérification des antécédents –, et Ifthekar ne connaissait personne dans le groupe, ni aucun adepte pouvant se porter garant pour lui. Sa demande a été rejetée. « J’étais en larmes », a dit Ifthekar à Maher. « J’étais dévasté. C’était tout ce pour quoi j’étais venu. » Ifthekar a erré dans la ville et il est entré dans un café, où il a rencontré un combattant algérien d’un autre groupe, l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL à l’époque). Ifthekar n’avait jamais entendu parler de ce groupe. « Mais je me suis renseigné », a-t-il dit à Maher, « et ils étaient super. » Daech a examiné le profil d’Ifthekar durant deux semaines, puis lui a donné un entraînement militaire basique et, comme première mission, un service de garde.

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Ifthekar
Crédits : Twitter

Le laxisme de Daech vis-à-vis du recrutement lui a permis d’attirer dans ses rangs des milliers de djihadistes étrangers. La plupart venaient du Moyen-Orient ou d’Afrique du Nord, mais Ifthekar a également rencontré des Britanniques, des Français, des Allemands, des Scandinaves, des Belges et d’autres venus des Amériques et d’Asie. Le groupe était également complexe et organisé d’une autre manière. Ses commandants étaient bien souvent des vétérans de l’armée de Saddam Hussein, avec l’expérience du terrain contre l’Irak et les États-Unis. Il était structuré en départements finance, logistique, énergie, éducation et santé. Il avaient une équipe média produisant des vidéos de combats et des massacres prétendument perpétrés par les forces d’Assad.

Ils produisaient également un flux régulier de diffusions en ligne de combattants étrangers encourageant d’autres à se joindre à eux et dénonçant l’Occident sur Twitter, Facebook, Tumblr et ask.fm. Avec son audience en ligne et sa belle gueule, Ifthekar est rapidement devenu la star de l’équipe média. Ifthekar, pour sa part, se délectait de toute cette attention. Il était maintenant un véritable soldat héroïque, racontant sa propre légende en selfies et en tweets. Il a pris le nouveau nom  d’Abdurrahman al-Britani et a commencé à se prendre en photo, regard impassible vers la caméra, longs cheveux flottant au vent, partout où il allait, les mêlant à des photos de chats et de plats qu’il cuisinait. Plusieurs photos sont devenues virales. L’une d’elle était d’Ifthekar, air sévère et cheveux au vent, traversant le désert en turban noir à l’arrière d’un pick-up, un fusil dans le dos et des drapeaux noirs islamiques flottant derrière lui. Sur un autre selfie, il était assis à l’arrière d’un pick-up, une cartouche entre les dents. Sur un troisième, il se reposait sur le sol d’une maison avec un autre djihadiste britannique, en jeans et bottes, portant un turban noir, une mitrailleuse AK-47 négligemment niché entre les jambes, un grand tapis brun posé comme un poncho sur ses épaules. Il avait l’air d’un guerrier vagabond, d’un cowboy sur la route, se reposant après une dure journée au ranch. Les tweets d’Ifthekar se diffusaient comme de nouveaux hadiths. « Il y a des gens qui pensent que le djihad en Syrie c’est du combat 24 h sur 24, 7 jours sur 7, mais c’est plus détendu que ça », a-t-il écrit le 21 septembre 2013. « Ils appellent ça un djihad quatre étoiles. » Une autre phrase qui a eu son petit succès parle de l’hypocrisie des Occidentaux, niant l’héroïsme du djihad. « Si un homme quitte sa maison pour se battre pour les opprimés, ça paraît héroïque, jusqu’à ce qu’on y ajoute “un homme musulman” », a-t-il tweeté le 30 novembre. « Dans ce cas-là c’est un terroriste-extrémiste. C’est le point de vue de l’Occident. Oussama ben Laden était un héros quand il est parti pour combattre les Soviétiques, c’était dans un article. » Ifthekar n’a pas tardé à atteindre les 3 000 abonnés sur Twitter.

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Ifthekar en Syrie près d’une inscription disant « État islamique en Irak et dans le Cham »
Crédits : Twitter

Les fans d’Ifthekar voulaient être comme lui. Au début, lui ressembler était suffisant. Mais nombre d’entre eux souhaitaient maintenant le rejoindre en Syrie. Et Ifthekar les y encourageait. C’est facile, disait-il. Même sans argent, ils devaient avoir confiance en Allah pour leur montrer la voie. « Je partage tout cela avec vous pour vous montrer comment c’est, les chatons, les paysages, etc., en espérant que vous allez en voir la beauté et venir », écrivait-il. À ce moment-là, de nombreux posts et enregistrements d’Ifthekar prenaient un ton supérieur et oratoire. Ton adopté par de nombreux combattants étrangers, qui reflétait leur nouveau statut d’authentiques djihadistes. Ils étaient maintenant des frères d’armes de grands chahid comme Oussama ben Laden et le prédicateur radical américain Anwar al-Awlaki, tué dans une attaque de drone au Yémen en 2001. Les deux hommes avaient une façon de parler autoritaire et érudite, très appréciée et admirée – l’index levé vers le ciel, assis les jambes croisées en se balançant d’avant en arrière comme lors d’une prière, marquant des mots sacrés comme Allah et jannah avec une voix lente et veloutée. Dans un de ses posts les plus grandiloquents, Ifthekar écrit qu’il a demandé à sa famille de ne pas pleurer pour lui. Même s’ils pleuraient toutes les larmes de leur corps, ce ne serait bon pour personne. « Mais s’ils pleurent pour Allah durant une année, cela leur sera plus bénéfique. Je suis incapable de soigner leurs cœurs, avec tous mes mots. De le plus belle des manières, le guérisseur des cœurs et guérisseur de toute chose n’est autre qu’Allah. Vos prières sont la solution à toute les peines de vos cœurs. » Ifthekar s’est intéressé personnellement à deux groupes de Britanniques qui espéraient le suivre en Syrie. Il y avait trois hommes de Manchester avec qui Ifthekar était devenu proche en ligne : Mohammad Azzam Javeed, Anil Khalil Raoufi, qui plus tard s’est rebaptisé Abu Layth al-Khorasani (ce qui signifie « l’Afghan », en référence à ses origines), et un autre homme qui prendrait le pseudonyme djihadiste de Abu Qa’qaa. Il y avait également cinq amis de Portsmouth, la plupart du groupe da’wa : Muhammad Hamidur Rahman, qui travaillait à Primark ; Mamunur Roshid ; Asad Uzzaman ; Mehdi Hassan, un amateur de bodybuilding de 19 ans tout juste sorti d’une école privée ; ainsi qu’un homme plus âgé, Mashudur Choudhury, 30 ans, marié et père de deux enfants. C’est Choudhury qui discutait les aspects logistiques du trajet vers la Syrie avec Ifthekar et qui a donné son nom au groupe : la Brigade des Bad Boys Bangladais Britanniques (BBBBB).

Durant l’été 2013, les deux groupes étaient occupés à planifier leurs trajets vers la Syrie. Ce n’était pas compliqué. Ils ont acheté des billets aller-retour de la Grande-Bretagne vers la Turquie. Le groupe de Manchester a décollé le 5 octobre. Après avoir laissé des lettres pour leurs familles, ceux de Portsmouth les ont suivi trois jours plus tard. Ifthekar a guidé les deux groupes ensemble vers Reyhanlı. En racontant par la suite son voyage sur Tumblr, Abu Qa’qaa a écrit le soulagement qu’il avait éprouvé à la rencontre du groupe de Portsmouth. Ils étaient, comme il le disait, « des frères qui comprennent le dîn, des frères qui comprennent la raison pour laquelle nous avons été placés sur Terre et qui savent ce qui leur incombe au regard des commandements d’Allah… tout cela a tout de suite rempli nos cœurs d’amour pour eux. » Le jour suivant, les huit hommes ont plié bagage et sont partis en taxi pour la frontière.

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Traduit de l’anglais par Myriam Vlot d’après l’article « Once Upon a Jihad—Life and death with the young and radicalized », paru dans Newsweek Insights. Couverture : le profil d’un combattant djihadiste.


Le destin tragique de jeunes djihadistes anglais sur le front syrien

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