Beaux quartiers

Sous un ciel noir balayé par le phare de la tour Eiffel, juste devant l’Arc de Triomphe, un bus pour touristes prolonge son tour dans la nuit. C’est la fête sur le toit. Les yeux rivés aux passagers, un cortège de piétons scande les noms d’Ademo et N.O.S. depuis le bitume. Puis il reprend en chœur les morceaux de leur nouvel album, Deux frères. Ce tant attendu quatrième opus n’avait guère besoin d’opération de promotion, mais PNL lui a quand même offert un tour d’honneur sur les Champs-Élysées, où fonçait l’équipe de France de football l’été dernier. Par pur plaisir, le duo se « promène dans les beaux quartiers avec le seum qui fait peur aux riches », comme le dit le morceau d’ouverture, « Au DD ». Mais là n’est pas la seule raison de la virée.

Dans le déclin du jour, le bus a perdu son escorte de voitures Uber. Plus tôt, on pouvait les voir l’accompagner à travers les rues de la capitale, prouvant que le défilé compte moins pour le groupe de rap que pour celui des véhicules avec chauffeurs (VTC). En sélectionnant l’option #PNL au moment de réserver une course sur l’application, les 5 et 6 avril, les Parisiens pouvaient bénéficier d’un trajet gratuit entre 11 à 23 h. L’offre était non seulement visible sur les réseaux sociaux de la marque, mais elle a aussi été relayée par le duo de Corbeil-Essonnes et des journalistes triés sur le volet. Avec ce « partenariat exclusif », moyennant un gros chèque, Uber se paye le luxe d’accompagner les artistes au sommet de la tour Eiffel, où ils brassent désormais des montagnes de billets.

Crédits : Uber

Discrets et fidèles à la « famille », Tarik et Nabil Andrieu acceptent les nouveaux compagnons de route à condition qu’ils collent à leur esthétique, mélange de poésie désabusée et de cynisme bravache. Drake a essayé de les suivre à ses dépens : il se murmure que les deux frères ne lui ont pas accordé le droit de reprendre « À l’Ammoniaque ». On ne prend pas si facilement place sur le siège passager. Malgré les odeurs de shit, Uber l’a fait. Car en dix ans d’existence, la société fondée à San Francisco est devenue une référence jusque dans le quartier des Tarterêts. D’abord citée par Drake en février 2015 dans le morceau « Energy », elle s’est répandue à travers de nombreux titres, sans qu’un rappeur n’admette avoir été payé pour ça.

Si plusieurs membres du label de Rick Ross, Maybach Music Group, comme Meek Mill ou Walen, évoquent la marque, aucun partenariat ne les lie officiellement. Le Français Nekfeu ne semble pas davantage avoir été rémunéré pour l’évoquer à deux reprises dans l’album Cyborg, sorti en décembre 2016. « Dans l’équipe, y’a des gros scars-la, en mode Uber », chante-t-il sur le morceau « Squa », alors qu’on entend « j’aime rouler dans la ville, quand je me fais chier, je fais quelques tours d’Uber » sur « Saturne ».

À l’occasion des Grammy Awards organisés en janvier 2018, le groupe dirigé par Dara Khosrowshahi n’avait cette fois fait aucun mystère de sa collaboration avec Lil Uzi Vert, Khalid et Julia Michael. Cela dit, des dizaines d’artistes lui rendent hommage de manière apparemment désintéressée : 21 Savage, 2 Chainz, Childish Gambino, Travis Scott, Migos, Bricc BabyBrockhampton, Lil Peep, 6ix9ine ou Young Thug.

Cinq mois après Drake, le rappeur MadeinTYO s’est fait connaître grâce à un single baptisé « Uber Everywhere ». « Parmi les beats de K. Swisha que j’avais téléchargés, il y en avait un qui s’appelait Uber », raconte-t-il. « Au début je chantais juste un couplet dans ma cuisine, mais les gens l’aimaient bien. Alors j’en ai ajouté d’autres sans vraiment parler d’Uber mais ça sonnait bien. » De son vrai nom Karl Hamnqvist, K. Swisha vit à Los Angeles, où les chauffeurs Uber étaient en grève au mois de mars. C’est là, depuis son quartier général de San Francisco, que la start-up s’est d’abord faite un nom. Elle a connu une ascension fulgurante, sans grands égards pour les autorités, et en faisant preuve d’astuce. Un peu comme PNL.

To Uber

En mars 2012, Travis Kalanick revient chez lui. Originaire de Los Angeles, où il a lancé deux plateformes de partage de musique (Scour et Red Swoosh), ce fils d’un ingénieur et d’une publicitaire est désormais à la tête d’une start-up basée à San Francisco, Uber, qui se lance officiellement dans la Cité des anges. En tant qu’ « Angeleno de la troisième génération, originaire du quartier de Northridge », il aime revoir ses gratte-ciels et ses montagnes, mais quelque chose le gêne dans le quadrillage des rues. Elles sont tout le temps congestionnées. « Qui a dessiné cette ville ? Eh bien il s’avère qu’elle n’a pas été dessinée », constate-t-il. « À l’époque de mes grands-parents, les habitants n’avaient pas besoin de voiture, ils avaient des trains, des trolleys, et des tramways qui allaient partout. » Mais tout ça a disparu.

Tout en tempérant les velléités de régulation à Washington, Travis Kalanick propose donc de relier entre eux les quartiers mal desservis d’une ville tentaculaire, qui s’étend sur 1 302 km². Beaucoup d’habitants sont ravis. À peine arrivé de New York, Ryan O’Connell s’aperçoit par exemple qu’Uber « lui permet d’avoir le genre de vie qu’il souhaite ». Le scénariste de MTV peut boire des verres à Santa Monica avant de passer la soirée à Silver Lake, sans avoir à prendre le volant ni perdre de temps dans les transports en commun. Depuis sa maison de Venice Beach, le peintre Drew Heitzler répond enfin aux invitations qu’on lui envoie à Hollywood, alors que les taxis font d’après lui souvent défaut. Désormais, il n’y a plus à prévoir le trajet par avance. « To Uber » devient un verbe au même titre que « To Google ».

Sans trop dépenser, les utilisateurs peuvent être conduits à une soirée en 4×4 rutilant, dont le chauffeur ouvre la portière en costume. Évidemment, cela plaît aux artistes en devenir qui doivent se bricoler un style avec des revenus erratiques. Parmi eux, Travis Kalanick a un faible pour les musiciens : il n’a rien perdu de son intérêt pour leur domaine depuis ses années à Scour et Red Swoosh. Aussi Uber signe-t-il un partenariat avec Spotify en novembre 2014, qui prévoit de laisser les clients écouter leurs playlists dans certains véhicules. « Les millenials adoptent Uber en masse », observe le patron de Spotify, Daniel Ek. « C’est un excellent moyen d’atteindre un grand nombre d’utilisateurs rapidement. »

La skyline de Los Angeles
Crédits : UBER

Sorti de détention à Los Angeles quelques mois plus tôt, le chanteur Chris Brown sort le morceau « D.G.I.F.U. » en février 2015. Il y évoque le service de chauffeurs : « We coupe n***as, you n***as riding four doors / Like Uber n***a, we pilin’ all of your whores ». À New York, le même mois, Skizzy Mars rappe : « I took her out for dinner, called the Uber; see it yet? » L’entreprise de Travis Kalanick cadre avec le mode de vie qu’il souhaite, comme les rappeurs des années 1990 et 2000 se vantaient de rouler en Cadillac ou en Escalade.

« J’aime Uber parce que je suis un jeune noir de Manhattan et le système de taxis jaunes ne marche pas pour moi », explique Skizzy Mars. « Beaucoup de conducteurs ne s’arrêtent pas car ils pensent que je ne vais pas leur donner de bon pourboire. Quand Uber est arrivé je ne pouvais plus m’arrêter. Honnêtement, tous mes amis se servent de l’application. »

En mars 2015, quelques temps avant de déménager à Los Angeles, Wiz Khalifa sort un morceau baptisé « Uber Driver ». « Hoes get the Uber ride », glisse A$AP Rocky dans « West Side Highway » au mois de mai, juste avant que MadeinTYO ne connaisse le succès avec « Uber Everywhere ». Son beatmaker, Karl Hamnqvist a commencé à produire des beats en 2012, pile quand Uber est arrivé alors qu’il était étudiant à Los Angeles et souhaitait devenir rappeur. Mais désormais, une cohorte d’artistes lui en réclament. De son côté, MadeinTYO explique qu’il n’y a rien de très officiel entre lui et Uber, qui ne lui offre pas même de courses gratuites. Son single est devenu un succès « car tout le monde utilise l’application », juge-t-il. Et elle fait tout pour se faire aimer.

UberARTIST

Partant du principe que beaucoup d’artistes en mal de revenus deviennent désormais plutôt chauffeurs que serveurs à Los Angeles, l’entreprise les soutient aux États-Unis avec l’initiative UberARTIST, initiée en octobre 2015. Un mois plus tard, #UberBigBreak offre l’opportunité aux chanteurs de Nashville, dans le Tennessee, de remporter une audition avec les dirigeants de la maison de disque Warner Music. La société donne même dans l’action sociale à travers le projet à un million de dollars Youth Guidance, qui aide les communautés démunies de Chicago.

Uber ne fait néanmoins pas l’unanimité. Quand Donald Trump nomme Trevor Kalanick conseiller économique au sein d’un groupe de 18 membres, le Strategic and Policy Forum, début 2017, MadeinTYO se joint à la campagne #DeleteUber. Il tweete « Lyft everywhere », en référence à son principal concurrent américain. Pour éteindre le scandale, le PDG quitte le forum. Mais d’autres affaires l’acculent à la démission en juin. Dara Khosrowshahi le remplace. Depuis, de nombreux rappeurs ont pourtant continué à intégrer à leur univers musical une marque qui figurait déjà dans leur univers quotidien.

“Forging a culture”
Crédits : Youth Guidance/UBER

Des deux côtés de l’Atlantique, ce mode de vie a toutefois un prix. « Les travailleurs ubérisés sont les prolétaires du XXIe siècle », regrette l’écrivain Karim Amellal dans son livre La Révolution de la servitude. Si les chauffeurs qui déplorent leurs conditions de travail venaient à être requalifiés en salariés par la justice comme ils le réclament actuellement, tout le modèle d’Uber serait mis à mal. Pour éviter cette perspective, en mars dernier, la société a fait un chèque de 20 millions de dollars à un groupe de chauffeurs, de manière à éviter le procès.

En attendant, elle parade sur les Champs-Elysées avec PNL.


Couverture : Uber X PNL.