La bataille de Rio

C’est l’été à Rio de Janeiro et l’informateur porte une cagoule. Deux flics le traînent hors de l’hôtel Carioca, un refuge pour vacanciers désœuvrés. Fougères fanées, canapés moisis, rêves envolés et charme sud-américain suranné. La petite foule des lève-tôt se bouscule dans les allées du Centro, dont les caniveaux débordent d’épis de maïs et de canettes de Skol de la nuit passée. L’indic marche en boitant sur le trottoir jusqu’au poste de police, fumant une cigarette à travers le trou de sa cagoule. Rodrigo Oliveira observe la scène depuis la fenêtre de son bureau du deuxième étage. « On a tiré dans la jambe de ce type la semaine dernière », dit-il. « Maintenant il bosse pour nous. » Oliveira est le chef des opérations de terrain de la police civile de Rio. Il est massif comme un taureau et c’est comme ça que le surnomment ses collègues. Le Taureau passe un gilet pare-balles de 25 kilos comme s’il enfilait un vieux t-shirt. « Si tout se passe bien aujourd’hui », dit-il d’un ton faussement rassurant, « va y avoir du grabuge. » Il chasse la transpiration de son crâne chauve et passe une main sur la blessure par balle qui cicatrice sur son cou.

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Rodrigo Oliveira
Crédits : DR

Oliveira et ses lieutenants de l’unité des ressources spéciales (Coordenadoria de Recursos Especiais, ou CORE) de la police de Rio se penchent sur une carte de la favela São Carlos. La porte du bureau s’ouvre brusquement et l’indic fait son entrée, la clope au bec. « Salut mon frère », dit-il sur le ton de la provocation. Il laisse traîner son doigt sur la carte et pointe une maison. Il dit à Oliveira qu’il y trouvera une planque d’armes et de drogue. Il lève les yeux sur le Taureau et se met à rire, dévoilant ses dents en or. Les flics de Rio ne sont pas les bienvenus dans les bidonvilles comme São Carlos. Ils y entrent en fourgons blindés et en hélicoptère, avec la permission tacite de tuer.

En 2008, ils ont abattu en moyenne trois personnes par jour, soit un mort pour 23 arrestations. Dans ces quartiers, le gouvernement n’existe pas et ce sont les trois gangs principaux de la ville qui fournissent les ressources de base. Gaz et « sécurité » compris. Ils alimentent aussi un flot constant de macchabées alors qu’ils s’entre-tuent pour le contrôle des marchés de la drogue et des armes. La mort fait partie de l’ordinaire à Rio. « Quand une société est malade, il faut la soigner », dit Oliveira. « Malheureusement, notre traitement n’a rien de sympathique. » On est loin des plages, des corps huilés et des fêtes inoubliables que promettent les campagnes publicitaires de Rio. Mais c’est la réalité de la ville qui a accueilli la Coupe du monde en 2014 et les Jeux olympiques aujourd’hui. À l’approche des événements, le gouvernement fédéral a radicalement transformé le département de la police. Restructuration du commandement, amélioration des infrastructures, salaires revus à la hausse. Et cette donnée cruciale : pour la première fois de son histoire, la police occupe en permanence les favelas de la ville. On compte jusqu’à 500 officiers par quartier. Jusqu’ici pourtant, seule une douzaine du millier de favelas que compte Rio (dont certaines abritent plus de 100 000 âmes) ont été sécurisées. Les trafiquants ont plié bagage et migré vers d’autres bidonvilles, où les affrontements sont plus brutaux que jamais. En novembre dernier, il a fallu plus de 2 500 policiers et soldats dans des tanks et des véhicules de transport de troupes pour mater les trafiquants d’Alemão, l’une des favelas les plus craintes de la ville.

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Un téléphérique survole la favela d’Alemão
Crédits : DR

La bataille n’est pas finie. Les hommes d’Oliveira se gueulent les uns sur les autres pour se donner du courage alors qu’ils sortent en trombe du bureau, leurs ombres glissant sur le visage de la Vierge accroché au mur. Oliveira attrape son fusil d’assaut, un SIG Sauer de fabrication suisse qui tire d’énormes balles de calibre .30. Illégal dans le cadre d’un usage policier traditionnel. Mais le Taureau dicte les règles. Il m’adresse un clin d’œil avant de se diriger vers la porte. « On va jouer », dit-il.

Un match sans fin

La violence liée au trafic de drogue à Rio remonte aux années 1960, sous la dictature militaire. Les opposants marxistes au pouvoir en place ont été jetés au milieu des criminels violents de la prison de haute sécurité d’Ilha Grande, une île à l’ouest de Rio. Armés de leurs convictions, les prisonniers politiques sont parvenus à convaincre voleurs et assassins de cesser de s’entre-tuer pour se concentrer sur leur ennemi commun : l’État. Il les ont aidé à former une organisation criminelle qui vivrait de braquages de banque et de vente d’armes. Ils ont fondé un bastion socialiste au cœur des favelas, qui poussent sur les collines de Rio comme l’arbre fruitier dont elles tirent leur nom. L’organisation a été baptisée Comando Vermelho, le commando rouge. C’est du moins la version romantique de l’histoire, qui contient du vrai. Toutefois, le récit n’a pas pris. Un par un, les leaders idéologiques du Comando Vermelho sont tombés sous les balles de leurs rivaux et de la police. Avec l’essor du commerce de la cocaïne dans les années 1980 et l’envol des bénéfices, la faction marxiste s’est vite réduite à peau de chagrin et son code moral a fini aux oubliettes. L’organisation a muté en un gang cynique de trafiquants et d’assassins. L’ambition politique s’est évanouie et le climat de la ville tropicale a plongé dans les températures négatives.

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Des hommes du Comando Vermelho

Le marché de la drogue était florissant à Rio et deux groupes rivaux sont nés du premier : Terceiro Comando (le troisième commando) et Amigos dos Amigos (les amis d’amis). Ces trois gangs se battent à présent pour le contrôle du territoire et des points de vente de la drogue qui l’accompagnent. L’appât du gain a engendré une véritable course à l’armement et l’éclosion d’un trafic d’armes alimenté par les différents conflits du continent. C’est ce que les gangs appellent le Mouvement, la « vie sur les collines » : des trafiquants et des tueurs planqués parmi les populations miséreuses des collines de Rio. Les balles traçantes illuminent le ciel nocturne de la ville à un tel rythme qu’un touriste pourrait croire à une pluie d’étoiles filantes. « Les favelas ont leurs propres lois, leur propre économie et leurs propres forces de défense », résume George Howell, le directeur du bureau de Rio de l’International Council on Security and Development (ICOS), un think tank international spécialisé dans les zones de guerre. « Pour la police, le seul moyen d’y entrer est d’organiser des opérations de grande envergure impliquant des centaines d’hommes. De véritables incursions en territoire étranger. »

Comme toute armée d’occupation, la police de Rio enfreint quotidiennement la loi. Les articles sur le sujet s’accumulent dans Extra, un tabloïd local haut en couleur dont les pages sont pleines de violence et de stars en vacances : des flics touchent des pots-de-vin, d’autres dealent de la drogue, d’autres vendent leurs armes aux trafiquants. Les deux derniers chefs de la police civile sont en prison pour corruption. On fait aussi état de policiers qui ont arrêté des trafiquants d’un gang avant de les revendre à leurs rivaux, qui les ont torturés et tués. Une revanche sans but précis. On voit défiler sous des draps rougis les enfants pauvres des favelas qui ne désiraient que ce qu’ils étaient capables d’imaginer. Des jeans délavés, un collier en or, un fusil automatique à 13 ans. Mort à 20. C’est tout. La mort frappe sans prévenir et de n’importe où. La plus cynique de toutes étant le fogo amigo, le tir ami : un flic assassine un partenaire trop clean et un gamin de la favela, puis glisse des armes dans leurs mains inertes. Un affrontement mis en scène sur lequel personne ne se donnera la peine d’enquêter. Difficile d’imaginer un des acteurs de cette guerre sortir vainqueur. Difficile aussi d’en trouver les responsables, qu’importe où vous grimpez sur l’échelle hiérarchique. La Zona Sul (zone sud) de la ville, qui abrite les quartiers carte postale d’Ipanema, Copacabana et Leblon, est pour l’essentiel épargnée par les crimes violents. L’État sauve les apparences pour les touristes et protège les riches Cariocas bien à l’abri dans leurs gratte-ciel. José Mariano Beltrame, le secrétaire à la sécurité de l’État de Rio, fait des acrobaties pour éviter le sujet. « Rio n’est une ville dangereuse que dans les zones où sévissent les trafiquants de drogue », dit-il. La guerre fait partie du décor à Rio. On en entend parler sur la plage, en sirotant un jus de fruit en terrasse ou avant qu’un match ne commence à la télé, entre deux fruits de la passion. On en parle jusqu’à ce que les gens soient trop ivres pour continuer à faire mine de s’y intéresser. « Ils ont tué dix mecs hier », disent-ils. Ou bien : « Ils en ont tué trois. » C’est le score du match sans fin qui se joue à Rio.

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Des trafiquants arrêtés dans la favela
Crédits : CORE

À tambour battant

Ce sont les tambours qui font le carnaval. Ils traversent les blocos. Ils traversent le sambódromo et le stade Maracanã. Sans les tambours, pas de mouvement, les jupes n’ont plus de prise au vent. Sans les tambours, la samba est un air sans suite, Rio une beauté parmi d’autres. Les tambours se répètent comme les salves des fusils, comme les pales des hélicoptères qui vrombissent au-dessus de nos têtes. C’est le son de l’autre côté de Rio, régi par un gouvernement élu. La « vie sur l’asphalte ». Les hommes d’Oliveira se rassemblent sur le parking où la température avoisine 40°C. Le symbole du CORE est peint en grand sur un mur : un crâne surmontant des fusils d’assaut croisés, un poignard le transperçant de part en part. « Ça veut dire que nous sommes les maîtres de la mort », explique Oliveira. L’air est étouffant dans le fourgon blindé du CORE, que les hommes d’Oliveira appellent Caveirão, le Crâne. Un bloc d’acier noir percé de trous sur toute sa longueur, à travers lesquels les canons du CORE tiennent le monde en joug. À l’intérieur, une douzaine de flics sont pressés les uns contre les autres, assis dos à dos sur le banc central. Il règne dans l’air une puanteur acide. « Mes gars sont des cinglés », dit Oliveira alors qu’il s’installe à l’avant. « Ils rient aux éclats quand on leur tire dessus. Il faut savoir faire preuve de sang froid. » Le Crâne fait retentir sa sirène et se taille un chemin dans la circulation du Centro, prenant la tête d’un convoi de sept fourgons de police qui défilent à toute vitesse devant les cafés et les trottoirs encombrés de passants. Les gens s’interrompent pour regarder passer l’engin de mort. Une femme sort précipitamment d’une boutique pour ramener un enfant à l’intérieur.

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Le Crâne
Crédits : CORE

Oliveira connaît les risques de son monde mieux que n’importe qui. Il devrait être mort depuis trois ans. Il a pris une balle dans le cou durant une opération dans la favela Coreia et a versé pas loin de quatre litres de sang dans la poussière. « Le 18 octobre 2007 », se souvient-il. « C’est mon deuxième anniversaire. » Il est retourné au front à peine quelques jours plus tard, un bandage autour du cou, la balle encore logée derrière son larynx. « Il le fallait », dit-il. « Sinon, on commence à voir des fantômes. » Pourquoi courir après des fantômes puisqu’on en sera un soi-même bien assez tôt ? Oliveira sait que le grondement des hélicoptères rythmera son enterrement, que ses hommes jetteront des fleurs dans son cercueil ouvert et sur sa tombe fraîche. C’est ce qu’ils ont fait pour son ami, Dudu Cacique, un artilleur qui a pris une balle entre les deux yeux il y a trois ans. Sa mort sera pleine de fleurs. Oliveira a 39 ans et il s’est fait un nom dans la division des kidnappings. Quand il a été promu chef du groupe tactique de la division anti-kidnapping en 1999, Rio souffrait d’une épidémie d’enlèvements. Environ 30 affaires par mois.

Un an plus tard, il n’y avait plus de marché du kidnapping à Rio. « Le gouvernement a donné à Rodrigo la permission de tuer tous les kidnappeurs sur lesquels il mettait la main », raconte une source au sein de la police. « Ils voulaient que les criminels sachent que le kidnapping à Rio, c’était fini. » J’ai interrogé Oliveira à ce sujet dans son bureau. Il s’est contenté de sourire. Oliveira a grandi à l’ombre du Maracanã, le stade de foot colossal de Rio, mais ses passions l’ont entraîné sur d’autres terrains. Il a étudié le Ju-jitsu avec la famille Gracie, les créateurs du MMA. Oliveira est devenu ceinture noire et a remporté le championnat sud-américain des poids mi-lourds en 1991. Il a servi un temps dans l’armée brésilienne avant de rejoindre la police. « Je passe ma vie à me battre », dit-il. Quelquefois par principe. Un ancien chef de la police a un jour fait pression sur lui pour récolter de l’argent pour sa campagne politique. Quand Oliveira a refusé, le chef l’a relevé de ses fonctions à la tête du CORE et transféré dans une banlieue tranquille en bord de mer. Ça ressemblait à une fin de carrière. Oliveira n’est retourné au CORE qu’après l’arrestation du chef de la police. « Rodrigo a une réputation spéciale », raconte Camilo Coelho, un reporter spécialisé dans les affaires criminelles pour Extra. « Tout le monde sait que c’est un impitoyable. Mais c’est aussi quelqu’un d’intègre. Il pourrait devenir chef de la police à son tour un de ces jours. »

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Oliveira sur le terrain
Crédits : CORE

La guerre d’Oliveira

À travers les fentes vitrées du Crâne, le Christ Rédempteur disparaît dans les nuages du Corcovado. Claquant sur les nids-de-poule dont la route est truffée, le Crâne accélère, quittant le centre-ville. Le convoi passe devant une zone de terrains vagues où s’entassent des montagnes de déchets et des carcasses de vieux vélos. « Comme tu peux le voir », me dit Flavio Moura, l’officier supérieur assis à côté de moi, « c’est pas aussi sympa que Copacabana. » Plusieurs policiers ont la tête baissée et les yeux fermés, répétant mentalement la scène sur le point de se dérouler. Le convoi entre dans São Carlos. Dans les rues, les gens font à peine attention au Crâne. Ils lui jettent un œil et se détournent, ils sont habitués à ses visites. Devant un magasin, un jeune homme seul regarde fixement le véhicule. Un des flics le montre du doigt depuis l’intérieur du Crâne et se met en position de tir. « Cible en vue », dit-il. Oliveira se prépare mentalement alors que le Crâne fait halte. Il s’attend à se retrouver face à 60 trafiquants lourdement armés, avec un effectif de 50 hommes. « Je ne suis pas là pour tuer qui que ce soit », dit-il. « Mais je ne suis pas là pour mourir. »

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La favela de São Carlos

Les portes du Crâne s’ouvrent et le Taureau pose un pied dans São Carlos. Les hommes du CORE l’imitent et sécurisent la zone, scannant les toits du regard. À la suite d’Oliveira, ils se glissent dans une allée et disparaissent dans la favela. Le paysage vallonné est couvert de cahutes faites de tôle, d’étain, de bois et de boue. Des murs de béton inclinés sont hérissés de barres d’armature et de tuyaux de canalisations. L’air humide est imprégné de relents d’excréments. Après avoir sécurisé tous les virages et les impasses sur leur chemin, les policiers s’aventurent dans une zone envahie par la végétation. Le tchop-tchop étouffé d’un hélicoptère volant en cercle au-dessus de nos têtes nous parvient à travers la canopée. Les flics marchent en silence le long d’une pente tapissée d’ordures, leurs radios gazouillant comme des oiseaux. Un bruissement proche attire leur attention et ils se mettent en position de tir comme un seul homme. Ce n’est qu’un poulet qui marche sur un tapis de feuilles mortes. Les hommes atteignent le sommet d’une colline et Oliveira fait halte pour reprendre son souffle, chassant la sueur qui perle au bout de son nez. Une vieille dame étend son linge sur son porche. Des enfants et de jeunes garçons passent tout près sans faire attention aux hommes armés. La « vie sur les collines » suit son court. Sur un mur tout près de là, un graffiti étale ses lettres noires : « Je ne sais rien. Je n’ai rien vu. Je ne suis pas une balance. Laissez-moi partir. » Cinq coups de feu retentissent en contrebas, puis d’autres. Oliveira se précipite vers l’origine des détonations, ses hommes à sa suite. Ils dévalent la pente abrupte, montent quatre à quatre les marches des escaliers défoncés, pris en étau entre les maisons, et avancent prudemment d’un angle mort à l’autre. Le vent fait grincer le volet d’une fenêtre sur ses gonds rouillés. Un chien aboie depuis l’entrée d’une maison d’où il regarde les gens passer. Une femme rassemble des enfants et les fait entrer dans une cabane, avant de refermer sur elle la porte sans peinture. Un écriteau est accroché dessus : « À vendre. »

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Le territoire du Comando Vermelho

L’informateur n’avait pas menti. Quatre suspects sont planqués dans une baraque et échangent des tirs avec la police. Les artilleurs de l’hélicoptère ouvrent le feu et Oliveira les imite, ses balles de calibre .30 déchirant les murs fins du cabanon. Les policiers tirent plus d’une centaine de munitions. De l’intérieur de la maison nous parviennent les cris de douleur d’un homme. Dans le chaos de la fusillade, les suspects s’échappent par la porte de derrière et se dispersent dans le labyrinthe étroit de la favela. Oliveira et ses hommes se lancent à la poursuite de deux d’entre eux jusqu’au pied de la colline. L’apparition d’une route pavée marque la limite de São Carlos. Les hommes d’Oliveira émergent de la végétation, cramponnés à leurs fusils alors qu’ils s’engagent d’un pas martial dans les ruelles pavées. Les suspects se sont volatilisés. Nous arrivons à une station service. Un employé donne une piste à Oliveira : il a vu un homme dévaler le versant de la colline sur une jambe blessée avant de sauter dans un taxi.

Plus tard cet après-midi-là, les hommes du CORE mettront la main sur le suspect – nom de code D2 – dans un hôpital du coin. Au total, l’unité arrêtera six trafiquants de drogue, en tuera deux, et mettra la main sur une réserve impressionnante de flingues, de munitions et de narcotiques. Pour l’heure, les policiers descendent leurs bouteilles d’eau à l’ombre de la végétation qui surplombe la station essence. Mais la journée est loin d’être finie. Oliveira a planqué un petit groupe d’hommes dans une cabane. Ils attendent que les trafiquants se montrent après que le calme sera revenu. « Comme à Troie », dit-il. « Sauf qu’on utilise une maison au lieu d’un cheval. » Oliveira sourit malgré la fatigue, qui revient au galop durant la pause. « C’est une bonne vie », dit-il. Sa radio grésille. « Ma femme me demande tout le temps quand viendra le jour où j’arrêterai tout ça… Je le saurai, le jour où ce ne sera plus ma guerre. Pour le moment, ce n’est pas le cas. » Des tirs résonnent, plus haut sur la colline. Oliveira relève la tête pour observer. Ses yeux s’illuminent, l’énergie lui revient. « On dirait de la musique », dit-il. Les coups de feu s’intensifient. La ruse a fonctionné. Les flics s’entassent dans le Crâne et filent de nouveau vers la pente de São Carlos. Quelques minutes plus tard, quatre policiers apparaissent. Chacun d’eux tient le coin d’un drap de lit, transportant un corps désarticulé. Alignés le long d’un corridor de boutiques poussiéreux, les habitants de la favela regardent la scène. Ils veulent savoir qui est mort.

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Le sigle du CORE

Le film

Oliveira émerge de la brume de chaleur qui enveloppe le Centro, guidant sa Harley Dyna à travers les voitures qui encombrent « la vie sur l’asphalte ». C’est un autre jour, une autre mission vient de se terminer. Dans son bureau, le Taureau a l’air las et ses yeux ont retrouvé leur calme. « Aujourd’hui, un homme m’a affronté », dit-il. « Il est mort. » Une heure plus tôt, il était accroupi contre le mur d’une maison de la favela Turano. Les hommes du CORE ont attiré un suspect dans sa direction. En relevant la tête, Rodrigo a vu le canon d’un Sig Sauer calibre .30 surgir de la fenêtre du cabanon. « Personne n’a de fusil comme ça », dit-il. « Quand je l’ai vu, je me suis dit : “Eh, c’est pas possible. Je suis le seul à avoir le droit de porter cette arme.” C’était fini pour lui. » Le suspect a sauté par la fenêtre, Oliveira a tiré. Une balle a touché la jambe, sectionnant l’artère fémorale. Une autre l’a frappé en diagonale sur son torse, déchirant ses organes et laissant un trou béant dans sa cage thoracique. L’homme a tournoyé dans les airs avant d’atterrir brutalement sur le sol, de rouler jusqu’au bas de la colline et de s’arrêter contre un tas de pierres.

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Une prise de guerre
Crédits : CORE

Oliveira ouvre le sac à dos du criminel, qu’il a récupéré sur son cadavre. À l’intérieur, deux kilos de crack, un gros caillou de la taille d’une pizza familiale. Près de lui reposent le Sig Sauer de l’homme qu’il a abattu, sa platine toute souillée de sang. Oliveira regarde fixement le sol. « Une mort de plus sur mes épaules », dit-il. Le silence retombe dans la pièce. Il finit par redresser le menton. « C’est vendredi », reprend-il. « Il fait chaud. Allons boire une bière. » Oliveira et ses lieutenants entrent dans le Nova Capela, un café portugais situé plus bas dans la rue, dans le quartier de Lapa. C’est leur refuge, un endroit calme où ils peuvent recharger les batteries après une opération. Pas aujourd’hui.

Aujourd’hui, le Nova Capela est bourré de politiciens et de hauts fonctionnaires dont le brouhaha remplit la salle. Le secrétaire d’État aux transports est là, le secrétaire des Sports aussi, ainsi que les présidents de deux écoles de samba. Ils se ressemblent tous avec leurs Panama, à s’empiffrer de riz et de haricots. Ils viennent de Mangueira, l’une des plus grandes favelas de Rio, où les hommes du CORE interviennent régulièrement. Avec brutalité. « Ils nous détestent », dit Oliveira. Des regards s’échangent entre flics et politiciens alors que les hommes d’Oliveira s’installent à leur table habituelle. « Mais on leur rend bien, donc il n’y a pas de problème. » Les photographes font leur boulot, inondant la salle de flashs, et les hommes de Mangueira jouent des coudes pour être dans le cadre. « Ah, les politiciens », soupire Oliveira. On apporte de la nourriture à la table d’Oliveira et la conversation dérive sur l’opération du matin et le macchabée. « Le type a dégringolé de la fenêtre », dit Flavio Moura. « Il nous a fait un triple axel », dit Oliveira. Les policiers du CORE lâchent des rires sombres. « Je lui donne un 6 », dit l’un d’eux. « 10 », dit un autre, levant ses paumes en l’air. Un autre renchérit : « 7,5. » « Ce sera un 8 », tranche Oliveira. Il lève les bras au-dessus de sa tête, plaçant ses mains n’importe comment. « Parce que quand il est retombé, il avait un bras ici, mais l’autre était là. »

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Le chaos règne à Rio
Crédits : C.V.

Le repas se termine et les policiers troquent leurs fourchettes pour des cure-dents, promenant leurs regards froids sur la salle du restaurant. Je me penche sur Oliveira. « L’homme que vous avez tué aujourd’hui », demandé-je, « il est mort sur le coup ? » « Je pense bien », répond-il. « Parce qu’il est resté là où il a atterri. » « Vous croyez que ça a été douloureux ? » Oliveira fait non de la tête. « On a deux, trois secondes pour penser à sa vie », dit-il. « Quand on m’a tiré dans le cou, j’ai repensé à ma vie. Elle a défilé devant mes yeux, comme un film. Ça va très vite. » Ses yeux se perdent dans sa tasse de café noir. « Je pense pas qu’on ait mal. » Les politiciens de Mangueira éclatent soudain de rire. Les flashs crépitent. Oliveira ne s’en trouble pas une seconde, c’est chez lui ici. Il se contente de lever la voix. « Je pense qu’il a vu sa vie défiler devant ses yeux. Jusqu’à la fin de la pellicule. »


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The Battle of Rio », paru dans The Atlantic. Couverture : Démonstration du CORE au pied du Christ Rédempteur.


RIO, 450 ANS DE COLÈRE ET DE JOIE

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La Cidade Maravilhosa fêtait il y a un an ses 450 années d’existence. Récit de célébrations assombries par l’état désastreux du pays et par le poids de l’histoire.

Un dimanche matin de début mars, les sans-abris de Carioca Square ont connu un réveil brutal. À 9 h 30, une fanfare s’est mise à jouer des hymnes de cérémonie à la cornemuse, pour célébrer les 450 ans de la Cité Merveilleuse. Un gâteau d’anniversaire sans pareil avait été commandé spécialement pour l’occasion. « J’ai travaillé dessus soixante-deux heures ! » grognait Bruno, le pâtissier au regard las, tandis qu’il évidait un seau de crème avant d’en recouvrir généreusement le plus gros gâteau de toute l’histoire de Rio : 450 mètres de pâte moelleuse, laborieusement préparée par une équipe de trente personnes qui manquaient de temps et de glaçage. À 10 h 03, il n’était toujours pas prêt. « Le gâteau ! Le gâteau ! Un bout de gâteau ! » criait un vieux monsieur, plein de rage. Des photographes en nage commençaient à se plaindre, sous ce soleil de plomb qui gâchait leurs clichés pour l’édition du lundi. Mais le gâteau du gouvernement ne daignait pas se montrer. Les gens, entassés derrière les barrières de sécurité qui protégeaient la confection géante, lorgnaient dessus tandis que la police surveillait la foule avec le regard perçant de l’autorité. À 10 h 14, les festivités ont enfin commencé.

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Le maire s’apprête à couper le gâteau d’anniversaire
Crédits : Frederick Bernas

Le maire de Rio se donnait en spectacle devant les caméras. Décoré d’une écharpe d’un bleu festif, Eduardo Paes a coupé le gâteau, présentant la première part au gouverneur de l’État, Luiz Fernando Pezão, d’un geste théâtral. Les officiels l’ont engloutie avec gourmandise, suivis par des hôtes de marque : un archevêque, un homme arborant une large couronne d’anniversaire et un chanteur pop des années 1970 lessivé, qui se desséchait au soleil. Un groupe a entamé « Joyeux anniversaire » sur des airs de samba, tandis que le personnel en sous-effectif chargé de distribuer le gâteau peinait à répondre à la demande. Les coups de coudes valsaient avec envie derrière les barrières, dans l’attente d’une part de ce délice gouvernemental. Aux environs de 11 h du matin, les barrières ont été enlevées.

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