Cette année encore, Tokyo est considérée comme « la ville la plus intelligente » d’Asie par l’École de gestion de l’université de Navarre, qui classe les métropoles du monde entier en fonction de 50 indicateurs et de sept critères d’analyse : la mobilité, le respect de l’environnement, l’économie, l’innovation, la gestion des ressources, la gouvernance et la cohésion sociale. Avec 39 millions d’habitants, la capitale japonaise est aussi la métropole la plus peuplée de la planète. Et la plus sûre. Quant à son économie, elle devance celles de tous les pays du monde, à sept exceptions près seulement. Comment cette ville en est-elle arrivée là ?

Crédits : Alex Knight

Satoyama

Au XVIe siècle, le Japon est ravagé par la guerre civile. Le général Toyotomi Hideyoshi réussit à soumettre la plus grande partie de l’île de Kyushu, ainsi que le nord et l’est du pays, mais au lieu d’achever son entreprise d’unification, il se lance à la conquête de la Chine et ses armées s’enlisent en Corée. À sa mort, en 1598, son principal vassal, Tokugawa Ieyasu, à qui il a confié les six provinces de l’est de l’île de Honshu, s’empare du pouvoir. Et se heurte au général Ishida Mitsunari, qui entend défendre le fils, et héritier présumé, de Toyotomi Hideyoshi.

Le 21 octobre 1600, dans la province de Mino, aux environs de Sekigahara, 210 000 hommes s’affrontent sous une pluie battante. Le lendemain, plusieurs daimyos se rallient à Tokugawa Ieyasu, lui assurant ainsi la victoire. Trois ans plus tard, il reçoit le titre héréditaire de Shogun et établit sa capitale à Edo. Mais Kyoto reste la capitale officielle du pays et la ville de résidence des empereurs. Jusqu’en 1868.

Visite d’Edo en réalité virtuelle

Cette année-là, le quinzième et dernier Shogun du Japon, Tokugawa Yoshinobu, est défait par ses opposants. Le pouvoir impérial, restauré. Le jeune empereur Mutsuhito choisit Edo comme nouveau lieu de résidence. La ville est aussitôt renommée Tokyo, ce qui signifie littéralement « la capitale de l’Est ». C’est le début de l’ère Meiji, qui voit le Japon et sa nouvelle capitale officielle s’ouvrir à la modernité et au commerce international.

Mais leur développement a un prix : celui de la pollution. Vient alors le temps du « satoyama », principe d’harmonie entre la ville et la nature qui se retrouve dans son étymologie, les mots « sato » et « yama » signifiant respectivement « village » et « montagne ». Et s’incarne aujourd’hui dans les parcs et les espaces verts de Tokyo, qui recouvrent 20 % de sa région métropolitaine. Parmi eux se trouvent le Shinjuku Gyoen, qui compte 20 000 arbres, dont 1 500 cerisiers magnifiquement fleuris au printemps. Ou encore le Yoyogi, qui renferme le sanctuaire Meiji.

La ville interminable

En 1922, Albert Londres pose ses valises de grand reporter à Tokyo après quarante-six jours de voyage. Il se met à la parcourir dans tous les sens ; elle lui résiste. « C’est la cité décourageante. » Alors il prend un chauffeur pour tenter de lui échapper. « Avez-vous de bons pneus ? » lui demande-t-il. « Êtes-vous célibataire ? c’est-à-dire un homme pouvant courir les aventures ? Oui. Alors menez-moi au bout de Tokyo. Non ! Non ! pas aux temples, ni aux jardins, ni au palais. Je ne veux voir que le bout de Tokyo. Roulez ! Je paierai en or. »

Tokyo, 1922

Une heure et demie plus tard, « ayant traversé, à une allure de circuit, quartiers sur quartiers », le chauffeur freine. « Roulez toujours ! » s’exclame Albert Londres, hors de lui, la tête à la portière. Le chauffeur allonge le bras. Face à eux, « tout bleu », s’étend le Pacifique. « Où suis-je ? » demande le journaliste. « Yokohama ! » répond le chauffeur.  Tokyo n’a pas de bout, conclut Albert Londres.

L’année suivante, le 1er septembre 1923, un séisme de magnitude 7,9 touche Tokyo et Yokohama. En tremblant, la terre renverse les braseros allumés pour préparer le repas du midi et met le feu aux maisons de bois, déclenchant un incendie d’une telle violence que le fleuve Sumida se met à bouillir. 140 000 personnes trouvent la mort.

Pour Pierre-François Souyri, historien français spécialiste de l’histoire du Japon, « il y a eu un avant et un après » ce tremblement de terre. « Dans les jours qui ont suivi, des rumeurs se sont répandues. Plusieurs dizaines de milliers de travailleurs coréens, importés au Japon comme main-d’œuvre, ont été accusés d’empoisonner les puits. Les policiers ont incité les sauveteurs à les repérer et à les lyncher. On pense qu’il y a eu environ 6 000 morts parmi les Coréens et plusieurs centaines parmi les Chinois. »

« Par ailleurs, des responsables de la police de Tokyo ont arrêté des leaders anarchistes, en particulier Osugi Sakae, un des chefs du mouvement anarcho-syndicaliste, avec sa femme et leur neveu qui avait sept ans. Ils ont été étranglés dans les locaux du commissariat. Un certain nombre de crimes ont ainsi été commis directement par la police, jusqu’à ce que des intellectuels japonais tapent du poing sur la table et que le gouvernement réagisse finalement, en imposant un couvre-feu. »

Tokyo, vers 1940

L’accalmie dure près de vingt ans. Puis la guerre éclate. Et dans la nuit du 9 au 10 mars 1945,  l’armée américaine fait tomber une pluie de bombes explosives et incendiaires sur Tokyo, détruisant ainsi un tiers de la ville et tuant 95 000 personnes. C’est, selon l’historien militaire et ancien pilote américain Kenneth P. Werrell, « l’un des raids aériens les plus meurtriers de tous les temps, surpassant Dresde, Hambourg et Nagasaki, d’une échelle comparable à Hiroshima, et certainement l’un des plus destructeurs ».

Après la Seconde guerre mondiale, le Japon n’a plus accès aux réserves de pétrole mondiales. Le gouvernement décide d’investir dans le transport ferroviaire. En 1964, juste à temps pour les premiers Jeux olympiques de Tokyo, le pays inaugure la première ligne à grande vitesse de l’Histoire, la Shinkansen Tokaido, qui va de la capitale à Osaka. Aujourd’hui, le service de transport ferroviaire de sa métropole dénombre 40 millions de passagers chaque jour, dont trois millions pour la seule gare de Shinjuku.

Pour éviter la congestion routière, les métropolitains peuvent en outre compter sur la Tokyo Wan Aqua-Line, voie composée de tunnels sous-marins et de ponts reliant la préfecture de Chiba à celle de Kanagawa à travers la baie de Tokyo depuis 1997. La Tokyo Wan Aqua-Line a réduit la durée de ce trajet d’une quinzaine de minutes. Sa construction a pris plus de trente ans, et nécessité un investissement de 1 440 milliards de yens, soit 11,2 milliards de dollars à l’époque.

La Tokyo Wan Aqua-Line
Crédits : DR

Tokyo 2020

En 2016, le gouvernement de Tokyo s’est donné quatre ans pour « réaliser les trois villes de Tokyo dans la perspective de placer les citoyens de Tokyo au premier plan » : « un Tokyo où tout le monde peut vivre en paix, avoir des rêves et mener une vie active ; un Tokyo durable qui continue de générer de la croissance ; un Tokyo qui brille à travers le monde comme le moteur de la croissance japonaise ».

« Nous allons protéger les vies et les biens des habitants de Tokyo de tous les types de désastres et construire un Tokyo dynamique et animé », promet-il. « Nous allons créer un Tokyo qui embrasse la diversité, plein de gentillesse et de chaleur humaine, où tout le monde peut mener une vie vibrante et participer à la société. En tant que mégalopole, capitale du Japon et moteur de l’économie nationale, nous allons créer un Tokyo durable et capable de relever les défis qui se posent aux mégalopoles et continuer de nous développer pour terminer victorieux dans la compétition internationale des villes. »

Crédits : Darren Chan

Pour cela, le gouvernement de Tokyo a décidé d’investir 4,8 milliards d’euros. Et il semblerait qu’il puisse compter sur l’aide des sponsors des Jeux olympiques de Tokyo 2020 pour faire briller la capitale du Japon. Intel et Toyota ont en effet annoncé en février dernier vouloir profiter de l’événement pour démontrer leur savoir-faire technologique. Intel, par exemple, veut déployer la 5G sur l’ensemble de la ville, diffuser partout des vidéos 4K en direct, et développer une « reconnaissance faciale omniprésente » pour la sécurité et l’accès aux stades.

Des tests sont déjà en cours. En 2017,  l’opérateur japonais NTT DoCoMo a expérimenté avec Nokia la diffusion en direct d’une vidéo 8K en 5G. Puis il a diffusé une vidéo 4K depuis une plateforme d’observation de la tour de radiodiffusion Tokyo Skytree sur un écran situé au premier étage. Et selon l’agence de presse japonaise Jiji, les deux autres entreprises de téléphonie mobile du pays, KDDI et SoftBank, ont procédé à de nouvelles démonstrations ou sont sur le point de le faire. KDDI a utilisé la 5G pour projeter des contenus en réalité virtuelle dans des voitures en mouvement, tandis SoftBank expérimente la 5G dans un contexte de conduite autonome.

Ce géant de la télécommunication a par ailleurs massivement investi dans la robotique et l’intelligence artificielle. Son modèle Pepper est devenu un interlocuteur fréquent dans les magasins de Tokyo et ce sont des robots qui accueilleront les touristes à l’aéroport de la ville au cours des Jeux olympiques. Ils porteront leurs bagages, leur indiqueront leur chemin et joueront les interprètes. Mais les robots auront aussi leurs propres Jeux olympiques : un « sommet mondial » avec expositions et compétitions censé attirer l’élite automatisée du monde entier.

Pepper, by SoftBank

Couverture : Tokyo, par Alex Knight.