Cyberpunk 2077

Le 10 juin 2018, le PDG de Microsoft, Phil Spencer, s’apprêtait à quitter la scène du salon international du jeu vidéo E3, à Los Angeles, lorsque les écrans qui l’entouraient se sont soudainement brouillés. Puis ils ont affiché les lettres RED, les premières notes de « Bullet » d’Archive se sont faites entendre, et une vidéo a projeté l’audience dans un avenir apocalyptique aux couleurs saturées, fait de violence et de pauvreté, où l’humain et la machine se confondent, entre rêve et cauchemar éveillés.

Il s’agissait du premier trailer de Cyberpunk 2077, le premier depuis l’annonce du jeu en 2013. Développé par le studio polonais CD Projekt Red, auteur de la trilogie The Witcher, celui-ci se présente comme « un jeu de rôle ouvert et axé sur la narration, se déroulant dans la métropole la plus vibrante et la plus dangereuse du futur – Night City ». « Vous incarnez V, un.e tueur.euse à gages qui vient d’obtenir son premier contrat sérieux. Dans un monde de combattants de rue augmentés par la technologie, d’internautes technophiles et d’entreprises de hackers, ce jour est la première étape de votre épopée pour devenir une légende urbaine. »

Crédits : CD Projekt RED

Comme son nom le laisse deviner, Cyberpunk 2077 se base sur le célèbre jeu de rôle papier Cyberpunk 2020 et se déroule dans le même univers, une cinquantaine d’années plus tard. Mais ses développeurs disent s’être également inspirés de jeux vidéo mythiques tels que Syndicate, Fallout 2 et System Shock. Ou encore la saga Deus Ex, « considéré par beaucoup comme un des meilleurs (sinon le meilleur) jeux cyberpunks » selon le game designer en chef de Cyberpunk 2077, Marcin Janiszewski. « L’un des premiers et encore rares jeux qu’il est possible de finir sans tuer personne. »

Cyberpunk 2077 fera-t-il partie de ceux-là ? Vous ne connaîtrez bien évidemment pas la réponse à cette question avant de vous être vous-même glissé·e dans la peau du/de la protagoniste. Il est permis de douter qu’elle soit positive, au vue du métier de V et du nombre de menaces qui se profilent dans les différents extraits du jeu révélés depuis, mais une chose est sûre : on en aura le cœur net dès le 19 novembre prochain.

En 2018, une poignée de journalistes avaient pu assister à huis clos à la première heure du jeu, et ils sont ressortis émerveillés de ce qu’ils ont vu. « On a l’impression d’être dans une véritable rue, avec des buildings, des panneaux et des néons à perte de vue, comme à Manhattan ou Tokyo », rapporte l’un d’eux. « Des dizaines, si ce n’est des centaines de PNJ vaquent à leurs occupations. Night City respire et palpite. Je ne pensais pas que c’était possible. Pas aujourd’hui. »

Crédits : CD Projekt RED

Les images, en revanche, n’ont pas convaincu tous les internautes. « Le trailer de Cyberpunk 2077 m’évoque un GTA recouvert par un générique rétro-futuriste des années 1980 », a par exemple twitté un certain William Gibson. « Mais, eh, ce n’est que mon avis », concède-t-il gentiment. L’ennui, c’est que William Gibson est suivi par près de 275 000 personnes sur Twitter. Et qu’il est considéré comme un des pères fondateurs du mouvement cyberpunk.

Gravé sur chrome

Pour espérer comprendre ce mouvement, il faut s’attarder un instant sur son nom. Le terme « cyber » renvoie à la cybernétique qui réunit, de 1943 à 1956, des scientifiques autour d’un vibrant espoir : les nouvelles technologies de communication vont transformer le monde en « village global », ouvert et transparent, éradiquer toutes les formes de violence, humaniser les machines et robotiser les humains. Le terme « punk », au contraire, renvoie au profond nihilisme des rockers des années 1960 et 1970.

Cela explique pourquoi les univers imaginés par les cyberpunks sont des univers aussi technologiquement avancés que lugubres. Souvent qualifiés de dystopies, ils se déploient en vastes mégalopoles surpeuplées, violentes et polluées. Leurs intrigues se déroulent dans un avenir relativement proche et leurs héros sont pour la plupart des antihéros asociaux, aux prises avec un régime totalitaire, des corporations cyniques, des puissances logicielles supérieures, ou encore des drogues artificielles.

La toute première nouvelle de William Gibson, « Fragments de rose en hologramme », raconte ainsi « l’histoire d’un amant abandonné qui a recours à des enregistrements de sens artificiels pour dormir dans une ville sombre et polluée ». Cette nouvelle a été publiée en 1977. Mais il faut attendre 1984 pour voir apparaître dans la presse le mot « cyberpunk », dont le destin est étroitement lié à un autre mot : « cyberespace », qui apparaît pour sa part dans la nouvelle « Gravé sur chrome ».

William Gibson en fait la lecture devant un public de quatre personnes lors d’un congrès de science-fiction à Denver en 1981, et c’est à cette occasion qu’il rencontre Bruce Sterling. Lui est membre de Turkey City, un groupe d’écriture de science-fiction basé à Austin, au Texas, dans lequel se trouvent deux autres pionniers du cyberpunk qui s’ignorent : Rudy Rucker et Lewis Shiner. Tous ensemble, ils vont former le socle du mouvement à venir avec le fanzine Cheap Truth.

« En écrivant “Gravé sur chrome”, la nouvelle dans laquelle le mot cyberspace est apparu pour la première fois, j’ai su, dès que j’ai eu la première scène, que je tenais quelque chose de complètement nouveau », affirme William Gibson. Tout ce que l’écrivain savait du mot « cyberespace », en revanche, c’était qu’il avait l’air de pouvoir devenir « un mot à la mode efficace ». Il était « évocateur mais essentiellement dénué de sens. Il suggérait quelque chose, mais n’avait pas de vrai sens sémantique, même pour moi, quand je l’ai vu émerger sur la page. »

Cyberpunk 2020

Il se retrouve néanmoins au centre du premier gros succès littéraire de Gibson, le roman Neuromancien, en tant qu’ « hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d’opérateurs ». Ce roman rafle les trois plus grands prix littéraires internationaux de la science-fiction, les prix Hugo, Nebula et Philip K. Dick. Et il attire l’attention du public sur le collectif Cheap Truth, que l’écrivain Gardner R. Dozois qualifie le premier de « cyberpunk » dans le Washington Post.

Mozart en verres miroirs

Comme l’explique le professeur de sciences politiques Yannick Rumpala, le cyberpunk « a justement contribué à décrire le “cyberespace” comme un terrain de lutte et un enjeu de pouvoir ». « Dans les visions produites, la maîtrise de ce “cyberespace” devient une nouvelle forme de pouvoir. Dans les récits de la mouvance cyberpunk, le pouvoir véritable est souvent attribué à de vastes organisations économiques multinationales, dont l’influence tient notamment à leur capacité à contrôler les flux d’informations. »

Certains de ces récits ont été rassemblés dans une anthologie, Mozart en verres miroirs, par Bruce Sterling en 1986. Sa préface est aujourd’hui encore considérée comme le manifeste du mouvement cyberpunk et contient sa définition la plus célèbre : « Le courant cyberpunk provient d’un univers où le dingue d’informatique et le rocker se rejoignent, d’un bouillon de culture où les tortillements des chaînes génétiques s’imbriquent. »

La colonisation de l’humain par la machine est un thème majeur du cyberpunk.

Mais ce courant, dès son jaillissement, ne s’est pas limité aux rivages de la littérature. Il irrigue en effet le cinéma depuis la sortie, en 1982, de Blade Runner de Ridley Scott, Tron de Steven Lisberger et Videodrome de David Cronenberg. William Gibson raconte d’ailleurs qu’il est sorti de la projection de Blade Runner au bout d’une vingtaine de minutes seulement, écœuré de voir à l’écran ce qu’il avait en tête pour Neuromancien.

Le courant cyberpunk a ensuite réuni des groupes d’activistes – tels que Legion of Doom aux États-Unis, Chaos Computer Club en Allemagne et Decoder en Italie – autour du slogan « Information wants to be free » (l’information veut être libre). Il a submergé le monde de la bande-dessinée avec la parution, en 1989, du manga Ghost in the Shell de Masamune Shirow. Et inondé celui de la télévision avec des séries comme Max Headroom et, plus récemment, Altered Carbon.

Dans cette dernière, la conscience humaine peut être numérisée, stockée dans une capsule et transférée d’un corps à l’autre. Or la colonisation de l’humain par la machine est un thème majeur du cyberpunk. Mark Downham détaille « une esthétique de prothèses, d’implants électroniques, de chirurgie esthétique, de cyberespace, d’ADN, d’altération générique et d’intelligence artificielle » dès 1988.

Crédits : CD Projekt RED

En 1993, l’album Cyberpunk du chanteur de rock britannique Billy Idol suscite la controverse. Ses détracteurs le considèrent comme un acte de cooptation et d’opportunisme commercial, tandis que ses défenseurs le considèrent comme un acte bienveillant envers la « cyberculture ». Certains amateurs du jeu de rôle papier Cyberpunk 2020 disent même apprécier l’écouter lors d’une partie.

Que penseront-ils de Cyberpunk 2077 ?


Couverture : Cyberpunk 2077. (CD Projekt RED)