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Le Sexton

À Moscou, le quartier général des Loups de la Nuit se trouve dans le lit d’inondation d’une rivière désolée en dehors de la ville, où le dirigeant soviétique Nikita Krouchtchev voulait autrefois faire construire une sorte de Disneyland. Le Sexton est devenu la Mecque des motards russes, et la propriété possède une boîte de nuit, plusieurs bars et un restaurant servant des sushis et du « thé criméen ». J’ai lu que le Chirurgien dort sur un canapé convertible, quelque part dans l’enceinte de ce grand complexe. L’esthétique de la propriété rappelle celle de Bartertown dans Mad Max, dégageant de fortes ondes martiales en plus. Dans la cour intérieure, deux obusiers encadrent une scène ressemblant à un bateau de guerre. Un char soviétique est stationné non loin de là. Les Loups de la Nuit se sont pris d’un intérêt particulier pour l’éducation de la jeunesse russe, et le Sexton sert aussi de lieu de spectacle pour ces shows, toujours financés par le Kremlin. Ces spectacles pour enfants se tiennent durant les vacances. Lors de la représentation de 2013, le personnage de la Statue de la Liberté tente de kidnapper la princesse des neiges Snégourotchka. Les Loups de la Nuit contrecarrent son plan. « Nous nous sommes fixés pour objectif de créer une alternative à la domination étrangère », s’est expliqué le Chirurgien auprès d’un journal russe. « Les enfants doivent se rendre compte que le Mal est vraiment terrifiant. »

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Le Sexton semble tout droit sorti de Mad Max 2
Crédits : Ronald Chopper

L’esprit du club est devenu particulièrement nationaliste aux alentours de 2009. Ce mois de juillet-là, Poutine, alors Premier ministre, a enchaîné une réunion avec Barack Obama et une visite au Sexton. Les médias russes ont rapporté que Poutine avait donné un gigantesque drapeau russe au Chirurgien, afin qu’il les protège sur la route du show prévu à Sébastopol. D’après Elisabeth Wood, spécialiste de la Russie au MIT et co-auteur du livre Roots of Russia’s War in Ukraine (« Les racines de la guerre de la Russie en Ukraine »), les deux hommes se sont depuis lors souvent rencontrés : « Zaldostanov a ramené à Poutine des lettres et des souvenirs de Sébastopol, et Poutine a encouragé Zaldostanov à mettre en place des spectacles pro-Russes en Crimée. » De son côté, le Chirurgien me dit que la dissolution de l’URSS lui a laissé un goût très amer. « Toutes les valeurs ont été perdues, tout le monde s’est mis à renier son histoire, crachant sur leurs propres grands-pères », regrette-t-il. « Tous ces imposteurs que j’ai toujours détestés… Ils sont très vite passés de communistes à capitalistes. » Sa désillusion, continue-t-il, l’a conduit dans une phase d’errance déserte, une quête de réponses. Il a fini par identifier les coupables : les défenseurs de la démocratie, le libéralisme, Wall Street. Derrière chacun d’eux se cache la main invisible. « Ce système démocratique est le même que le communisme. Je ne vois aucune différence, les mêmes mensonges, les mêmes conneries », dédaigne-t-il. (D’après lui, il est devenu religieux après avoir rencontré un prêtre à l’enterrement d’un membre du club.)

Enfin, il a refaçonné les Loups de la Nuit dans le but de combattre ces forces du Mal, la moto comme véhicule de libération. « Le modèle est né aux États-Unis », m’explique Evgeny Strogov, le chef du chapitre nomade des Loups de la Nuit. « On prend, mais on adapte à notre sauce. » Plusieurs journalistes russes ont identifié un autre membre, Alexeï Weitz, comme responsable principal du revirement des Loups de la Nuit. Ancien acteur de théâtre, Weitz a rejoint le club au milieu des années 2000 alors qu’il travaillait aussi pour un think tank nationaliste. Il est devenu plus tard un apparatchik au sein de Juste Cause, un parti politique au « parti pris patriotique » autoproclamé, soutenu par le Kremlin. Aux dires du journaliste britannique Peter Pomerantsev, Weitz a permis au Chirurgien de développer ses pulsions religieuses et patriotiques. Alors que le Kremlin initiait sa large campagne d’étouffement de la contestation tout en mobilisant une ferveur patriotique, il a trouvé un allié idéal auprès du club de motards. « Le pays a besoin de nouvelles stars patriotes, le grand reality show du Kremlin a lancé ses auditions, et les Loups de la Nuit… aident le Kremlin à réécrire l’histoire des manifestants contre l’injustice politique et la corruption vers une version de la Sainte Russie contre les Diables étrangers », écrit Pomerantsev dans son livre Rien n’est vrai tout est possible : aventures dans la Russie d’aujourd’hui.

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Alexeï Weitz
Crédits : Alex Weitz/Facebook

Weitz, avec sa queue de cheval, ressemble étrangement au comédien Ricky Gervais. Il a accepté de me rencontrer un mercredi soir au Sexton. Lorsque j’arrive, il est tranquillement installé à une table, sirotant son thé. J’explique que j’aimerais en apprendre plus sur son rôle au sein des Loups de la Nuit. « L’Histoire déterminera ma position », me répond-il évasivement. Si je veux comprendre les Loups de la Nuit, poursuit-il, je dois chercher à comprendre le « phénomène de l’âme russe ». La relation qui unit les Loups de la Nuit et l’État n’est pas, selon Weitz, une simple coopération astucieuse, mais un mariage de convenance. « Quand les gens voient Poutine et les Loups de la Nuit ensemble, ils se disent que c’est politique », dit-il. « En ce moment, nos intérêts et ceux du gouvernement se rejoignent. Nous défendrons l’État, car dès que l’État se sera effondré, ce sera l’anarchie. Les Anglo-Saxons ont tout prévu pour déstabiliser le pays et menacer les valeurs du peuple russe : les idées européennes et des lobbies libéraux sont ancrés au sein-même du pays. » Un peu plus tard, Weitz me montre un grand tableau accroché au mur du Sexton. On y voit un moine orthodoxe russe du XVIe siècle, Alexander Peresvet.

De nombreux récits narrent la mort héroïque de Peresvet alors qu’il se battait en duel contre un soldat de l’Empire mongol. Dans la bataille qui s’ensuivit, une petite troupe russe parvint à vaincre l’armée mongole, bien supérieure en nombre – une victoire dont l’importance est contestée par les historiens, mais proclamée aujourd’hui par les nationalistes russes comme la première bataille menant à la libération de la Russie, alors sous le joug mongol. D’autres membres des Loups de la Nuit avaient déjà mentionné Peresvet, j’avais même aperçu son image sur un de leurs t-shirts. Il semblerait qu’il était le tout premier patriote, leur saint patron. Dans le tableau du Sexton, Peresvet chevauche son destrier – le vaillant moine-guerrier se préparant à vaincre l’envahisseur et rendre sa gloire à la Russie. L’artiste, en revanche, a doté le cheval d’un détail étonnant : son ombre n’a pas la forme d’un équidé, mais celle d’un loup en chasse…

Les Loups de Louhansk

Durant l’été 2014, l’armée ukrainienne regagnait du terrain sur les milices pro-Russes dans les villes de Louhansk et Donetsk, dont ces dernières avaient pris le contrôle dans la région du Donbass. Des centaines de civils ont perdu la vie dans les affrontements. À Louhansk, les coupures d’eau et d’électricité sont devenues monnaie courante. La nourriture venait à manquer. Plusieurs habitants ont emménagé dans les caves pour éviter les tirs d’obus, tandis que d’autres creusaient des tunnels entre les appartements pour ne pas avoir à sortir. Un employé de morgue a survécu en ne consommant que des barres chocolatées et du lard, et en jouant « Round Midnight » de Thelonious Monk au saxophone, pour ne plus penser à la guerre. Quelques mois plus tard, des responsables ukrainiens ont signé un cessez-le-feu avec les séparatistes, mais les combats ont très vite repris. Les États-Unis et les autres pays occidentaux accusent la Russie de fournir des hommes et des armes aux séparatistes, ce que Poutine nie en dépit des preuves accablantes. Fin 2014, le gouvernement ukrainien a mis en place un blocus économique à l’encontre des deux régions dissidentes. Ce geste visait à en faire perdre le contrôle aux milices, mais a laissé dans le même temps une population déjà souffrante sans nourriture ou médicaments. En plus des milliers de morts, cette guerre a déplacé plus d’un million d’Ukrainiens et détruit des villages entiers.

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Les armes de la RPL

À la mi-juillet, lors de mon voyage vers la République populaire de Louhansk contrôlée par les rebelles, les stigmates de la guerre sont évidents. Les tirs d’artillerie ont arraché le coin d’un immeuble d’appartements. À part un vendeur de kebabs au toit orange, presque tous les commerces ont fermé. « Bienvenue dans la République bananière rebelle », ironise Taras, le garde du corps que m’a assigné le gouvernement rebelle, alors que nous arrivons au centre-ville. « C’est de l’architecture d’extérieur ukrainienne », soupire-t-il, pointant du doigt un immeuble totalement aplati. « C’était un magasin végétarien. Une lourde cible militaire, sans aucun doute. » Taras a 26 ans. Il est le jeune adjoint au ministère de l’information de la République populaire de Louhansk. Ancien graphiste, il a rejoint les rebelles en 2014, et a mis en place une chaîne d’informations pro-russe. Il a également conçu le blason de la République : une étoile rouge cernée de deux épis de blé. Avec sa forte carrure et son langage plus que fleuri, Taras arbore une barbe épaisse et ne quitte que rarement ses cigarettes.

D’après lui, les Ukrainiens l’ont qualifié de terroriste, mais je le trouve affable, avec un côté subversif plutôt attrayant. Chipotant à la stéréo, il enchaîne avec « Policy of Truth » de Depeche Mode. « C’est une excellente musique de fond pour un propagandiste », lâche-t-il d’un ton malicieux. J’ai fait le long trajet jusqu’à Louhansk pour en apprendre plus sur le chapitre des Loups de la Nuit local, largement sous-médiatisé comparé à leurs confrères de Moscou. Des bribes d’information m’avaient intrigué : sur sa liste de sanctions, le gouvernement américain accusait le club de motards d’avoir recruté des combattants à la solde du groupe rebelle, et déployé ses membres aux premières lignes de Louhansk et Kharkiv. Plusieurs d’entre eux, dont l’un était surnommé « le Vampire », sont présumés morts. Les Loups de la Nuit de Louhansk semblent s’être cristallisés en une forme plus militante – une incarnation moderne du moine-guerrier Peresvet. À la tombée de la nuit, Taras se rend au sommet d’une colline, surplombant la ville. Le gouvernement rebelle impose un couvre-feu à 23 heures, et les habitants sont rentrés chez eux. Louhansk, qui comptait plus de 400 000 habitants avant la guerre, est désormais sombre et immobile. Tout près, un flot constant de fusées antiaériennes zèbre le ciel. « L’avantage de la guerre civile, c’est que toutes les technologies sont mortes », observe Taras. « Encore trois ans de conflit, et ça ressemblera à Jumanji, ici. »

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Le quartier général des Loups à Lougansk
Crédits : John MacDougall

Le lendemain matin, Taras et moi visitons le quartier général local des Loups de la Nuit, un complexe sportif désaffecté à côté de la rivière Olkhovka. À notre arrivée, une tractopelle soulève une grande quantité de boue hors de l’eau, pour la déposer ensuite dans une benne à ordures. « Je veux ramener à la vie ce qui a été tué artificiellement », nous explique Vitaly, le chef du club, à l’ombre d’un arbre. « J’entends ma voix intérieure, c’est la mission que je dois à la Mère-Patrie. » Quelques autres membres des Loups de la Nuit s’activent dans les environs, mais à part cela, le complexe est calme. Beaucoup de membres sont partis quelques temps plus tôt à moto vers la Russie pour promouvoir « l’indépendance du Donbass ». Sévère et laconique, Vitaly porte une arme de poing et s’est choisi un nom de guerre : « le Procureur ». Il confirme que le club de bikers agit aujourd’hui comme un escadron policier. Un autre membre me dira plus tard qu’ils gardent les stations d’essence et d’autres sites, et patrouillent la ville à la recherche de criminels ou d’ivrognes. « Nous faisons partie du ministère des Affaires intérieures », affirme Vitaly. « Nous sommes la division d’élite de la police. » Le chef d’un autre chapitre des Loups de la Nuit a nié toute implication du club dans le conflit ukrainien, mais Vitaly est étonnamment franc sur le sujet. « Ce n’est pas un secret. Nous n’avons pas honte », décrète-t-il. « Le gouvernement ukrainien est fasciste. Ici, c’est la Russie. C’est pour cela qu’on y reste et qu’on la défend. »

D’après Vitaly, en 2014, alors que l’armée ukrainienne se rapprochait de Louhansk, les Loups de la Nuit ont aidé à barricader la ville. Ils ont ensuite pris part aux affrontements dans au moins quatre villes et, avec l’aide de chars russes, ont tenu un siège sur l’aéroport de Louhansk, qui était aux mains des parachutistes ukrainiens – une bataille dévastatrice qui a laissé l’aéroport en ruines. Environ 40 Loups de la Nuit comptaient parmi les belligérants, et au moins trois d’entre eux sont morts. Un membre du nom de Sergeï Koptev a été tué lors d’une attaque au mortier. Un autre, surnommé « le Bison », a marché sur une mine. « Le Vampire » est mort dans un char en feu. Leurs photos, ainsi que celles d’une centaine d’autres rebelles, sont maintenant exposées en mémorial au centre-ville de Louhansk.

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Les Loups de la Nuit s’investissent dans la vie de Louhansk
Crédits : Miaistok

Depuis lors, les Loups de la Nuit semblent s’être transformés en un régiment de reprise en main de la ville. Ils organisent des concerts locaux. Ils ont dragué des tonnes de déchets de l’Olkhovka et ont déversé du sable pour créer une plage pour les habitants du coin. Dans un parc adjacent à leur quartier général, ils ont installé un bac à sable et des belvédères. Des chars en ruines, des véhicules blindés et des douilles de roquettes jonchent leur complexe – le club envisageait de tout transformer en musée de « l’art brisé ukrainien » à ciel ouvert. Dans une serre toute proche, les Loups de la Nuit cultivent des tomates. « Notre nation est froissée, écrasée depuis des années », constate Vitaly. « Nous essayons de faire en sorte que tout ne soit pas détruit. Les bonnes choses étaient entreposées dans un coin sombre, mais tout peut être ramené à la vie. » Au début, je prenais la notion de résurrection de Vitaly comme un désir de reconstruire les parcs locaux, comme une reconstruction de la nation à petite échelle. Mais il est très vite devenu évident que l’envergure de son rêve était bien plus large. « La mission des Loups de la Nuit », souligne-t-il, « est de redonner vie à la Mère-Patrie, de reconnecter ses parties amputées. Nous sommes une terre, un peuple. Nous avons été artificiellement divisés. Nous avons des chapitres des Loups de la Nuit en ancien territoire soviétique. Notre mission est d’apporter le patriotisme, l’orthodoxie, l’amour de la Mère-Patrie et de nous réunifier. » J’ai suggéré que pourtant, bon nombre de personnes, au sein de ces républiques, ne souhaitaient pas la réunification. « Tout le monde a le droit de penser différemment », me répond-il. « Et pour ceux qui ne veulent pas de réunification, j’ai une question : pourquoi ces pays les retiennent-il ? » La vision de Vitaly de réintégrer les anciens États soviétiques est à la fois audacieuse et provocante, certaine d’alarmer ces gouvernements : au moins un d’entre eux a déjà commencé à aligner son armée aux frontières, au cas où.

Pendant que l’armée ukrainienne cherchait à récupérer le Donbass, aux rebelles pro-russes durant l’été 2014, un village en bordure de Louhansk du nom de Novosvitlivka a subi l’une des batailles les plus dévastatrices. Petit mais stratégiquement important, le village se situe sur une autoroute reliant Louhansk à la frontière russe, 32 kilomètres à l’est – un conduit liant l’État satellite au paquebot-mère. Les Loups de la Nuit, aidés d’autres forces rebelles, ont combattu deux semaines pour le contrôle de Novosvitlivka. La moitié du village a été rasée dans le processus : un nombre incalculable de maisons, un jardin d’enfants, l’hôpital. La Maison de la Culture du village, dont la façade arborait une fresque en mosaïque de 18 mètres de haut intitulée « L’arbre de la Vie », s’est évanouie sous les bombes. Au moins 100 civils y ont perdu la vie. ulyces-putinbikers-12« Les affrontements étaient violents », se souvient Vitaly, abordant le sujet avec lassitude. « Artillerie et combats de rue. Lance-roquettes. Beaucoup de gens sont morts dans leur cave. » Les soldats ukrainiens ont également barricadé les habitants dans l’église du village : « Si quelqu’un résistait, ils le tuaient. » Sur une place battue par le vent en dehors de Novosvitlivka, la Maison de la Culture gît toujours, carbonisée et abandonnée. Mais l’hôpital a été reconstruit, grâce aux dons d’un chanteur du Donbass, connu sous le nom du Frank Sinatra russe, si l’on en croit la rumeur. Les tirs d’artillerie ont défoncé le clocher à bulbe de l’église. Son remplaçant se trouve sur des blocs de bois juste à côté, prêt à être ajusté sur le toit, comme un chapeau. Le long de la rue, je m’arrête devant un immeuble à appartements blanc de quatre étages. Dans la cage d’escalier menant à la cave, quelqu’un a écrit à la main sur le mur : « Attention. Ne jetez pas de grenades dans le sous-sol !!! Il n’y a pas de terroriste. Seulement des civils. » Pendant les combats, beaucoup de résidents se sont cachés dans les caves des bâtiments. « L’armée ukrainienne était là », montre Tamara, une retraitée aux cheveux couleur aubergine, pointant du doigt une zone proche de nous. « Le côté pro-russe les bombardait pour les faire partir. » Son mari et elle, ainsi que d’autres résidents, ont passé trois semaines dans un couloir humide, dans le sous-sol de son immeuble. Plusieurs matelas souillés traînent toujours sur le sol crasseux. « Il faisait vraiment très froid. On a mangé ce qu’on avait dans nos maisons », explique-t-elle.

Un jour, en sortant, elle a découvert un homme assis dans sa voiture. Il s’était fait décapiter par un éclat d’obus. « Nous avons parfois enterré des gens dans le jardin, et nous les avons transférés au cimetière ensuite », poursuit-elle, le regard perdu vers un lit de belles-de-jour emmêlées. Mais quelqu’un a posé des mines dans le cimetière. Elle a donc laissé les corps restants enterrés là où ils étaient. La guerre du Donbass a commencé à adopter sa propre logique. Alors que le nombre de victimes civiles grandissait et que les deux côtés commettaient des atrocités, les gens se sont inévitablement joints au conflit, tant pour des raisons ethniques ou de souveraineté nationale qu’en guise de représailles. Les deux camps se sont répandus en propagande : les Ukrainiens pro-Kiev étaient des « néo-nazis fascistes », les pro-russes des « terroristes ». On parlait de camps de concentration, de crucifixions d’enfants. À Novosvitlivka, les médias russes accusaient les forces ukrainiennes d’avoir abattu des civils et d’en avoir enfermé d’autres dans l’église avant de miner la zone. Le prêtre de l’église m’a dit, en revanche, que les Ukrainiens avaient distribué des repas, et que personne n’avait été tué malgré deux tirs d’obus directs. Dans cette vision déformée de la réalité, cela se passait tel que George Orwell l’avait écrit : « Tout le monde croit aux atrocités commises par l’ennemi et met en doute celles de son propre camp. » Un après-midi, Taras et moi nous rendons dans la campagne vallonnée des alentours de Louhansk, dans une église orthodoxe perchée au sommet de la colline. Elle a été construite par Nikolaï Tarasenko, un énigmatique archéologue russe qui, inspiré par une instruction divine, a abandonné sa profession dans les années 1990 pour bâtir un temple dans la région du Donbass. Depuis, le site est devenu célèbre et, d’après Taras, Tarasenko est aussi connu pour être un ermite philosophe, prophète à ses heures, pouvant donner des nouvelles de la guerre. En tant que membre des Cosaques, les cavaliers légendaires gardant la lointaine frontière russe, il a livré combat dès le début du conflit.

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Les ruines d’un monastère près de Donestk
Crédits : Mstyslav Chernov

« Avant la guerre, nous priions et nous construisions », se souvient Tarasenko, qui se rapproche des 70 ans avec fort peu de dents et un œil humide, assis à une longue table de cuisine. « Et quand la guerre est venue, nous avons pris les armes. Aujourd’hui, nous prions et nous nous battons. » Il a passé ces vingt dernières années à construire l’église, mais elle n’est toujours pas terminée. Le conflit semble avoir totalement englouti son travail. Toutes les semaines, un petit groupe d’habitants – souvent incluant Tarasenko lui-même – se rend aux premières lignes, à 65 kilomètres de là. La guerre a passé un point de non retour, d’après lui, et il ne peut baisser les armes. Kiev a d’ailleurs des « équipes spéciales » destinées à le tuer, et a engagé des mercenaires – une histoire largement diffusée par la propagande russe. Quittant la table de cuisine, Tarasenko nous emmène au dehors pour nous montrer l’église. Dans le sanctuaire vide, il grimpe sur une échelle bancale, puis pose le pied sur un petit balcon avec une vue prenante sur la vallée. « La grande guerre est encore à venir », prédit-il. « D’après les prophécies, la guerre s’étendra au nord de Louhansk et Donetsk jusqu’en Fédération de Russie, et à l’est du territoire ukrainien. C’est la Troisième Guerre mondiale. Les États-Unis, l’Europe, l’Asie… Tout le monde sera impliqué. Je ne le veux pas, mais je l’ai vu. »

Le spectacle commence

En août, une longue colonne de motards s’est rendue à Sébastopol pour inaugurer le show de 2015 des Loups de la Nuit, « la Forge de la Victoire ». Chevauchant une moto agrémentée de peau de crocodile, le Chirurgien guide la procession. Vitaly est juste derrière, aux côtés de centaines de motards venant de Grozny, du Tatarstan, de Biélorussie et du Tadjikistan. Même un groupe de Yakoutsk, en Sibérie, a fait près de 16 000 kilomètres pour l’occasion. Le Chirurgien est resté énigmatique quant au contenu du show, mais quelques détails ont filtré : l’événement présenterait la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie et, d’après le site internet du club, formerait « les jeunes, dans l’esprit du patriotisme, à construire une alternative pacifique à Maïdan pour détruire l’Ukraine – une alternative au terrorisme impitoyable et à ses sponsors ».

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Partout où il passe, le Chirurgien est reconnu
Crédits : DR

Sur les lieux, des milliers de fans ont monté leurs tentes autour du marécage. Il y a des motards occasionnels, des membres d’autres clubs, des adolescents, des familles avec leurs bébés. Il y a des échoppes proposant des kebabs et des bières, d’autres sur l’élevage des animaux. La flotte de la mer Noire possède son stand de recrutement. Le Chirurgien semble être partout : posant pour des photos, signant des autographes, dévoilant un nouveau modèle de moto surnommé « la Stalinette ». Vers minuit, le 21 août, le spectacle principal commence. Une sirène antiaérienne hurle, menaçante. Un bombardier nazi, suspendu du haut d’un immeuble, s’élève au-dessus de la foule. Des explosions s’ensuivent, des nuages de fumée. Une mère russe s’enfuit, saisissant sa fille terrorisée, un homme en feu saute d’un balcon. Soudain, la voix gutturale du Chirurgien déferle sur la foule, depuis un nid de corbeau au-dessus de la bataille : « La grande guerre patriotique était la guerre du Bien contre le Mal, de la Lumière contre les Ténèbres, du Paradis contre l’Enfer. » Des chars blindés allemands et des colonnes de soldats SS font leur apparition. Ils exécutent sans merci plusieurs hommes, et conduisent les femmes et les enfants dans des camions-plateaux. Soudain, dans l’ombre : une brigade de l’Armée rouge. Leurs fusils et leurs mitraillettes tirent, ils parviennent à avancer. Les SS commencent à tomber les uns après les autres. Un cri triomphant fend l’air, sous une charge russe déferlante. Un char Soviet T-34 gronde, pièce de musée rapportée de Volgograd. Les Allemands sont défaits. De son perchoir, le Chirurgien déclare : « Le Saint Graal de la victoire et de la lumière éternelle, la même que celle du Buisson ardent, brillait lors des temps les plus sombres du chagrin russe. Avec ce Graal, nous avons arrosé les germes du nouvel État, l’État de Russie, et il s’est développé malgré les sécheresses et les tempêtes. »

Plusieurs dignitaires de Crimée, parmi lesquels le gouverneur de Sébastopol, assistent au spectacle depuis une plateforme VIP. Les Loups de la Nuit ont invité Poutine, mais il a préféré ne pas s’y rendre. L’absence du président est un mystère, étant donné le soutien flamboyant qu’il accorde au Chirurgien, mais la presse russe l’a à peine mentionnée. Peu de temps après, cependant, des marines russes et des chars ont été repérés près d’une base aérienne syrienne. En l’espace de quelques semaines, Poutine a dévoilé une poussée diplomatique majeure – plus d’aide militaire, un plan de paix potentiel pour la Syrie – pour consolider les pouvoirs du président en place, Bachar el-Assad. L’état désastreux de la Syrie a permis à Poutine, d’après plusieurs analystes, d’élaborer une tactique infaillible : soutenir un allié et détourner l’attention du conflit en Ukraine, tout en permettant à la Russie de rasseoir son statut de grande puissance sur la scène internationale. https://www.youtube.com/watch?v=WrwsJAq07Jk Alors que le spectacle continue, de gigantesques marteaux pneumatiques se balancent de haut en bas, et une petite armée de prolétaires soviétiques – métallurgistes, travailleurs d’usine, fabricants de bombes atomiques – commencent à reconstruire héroïquement le pays. Le spectacle est la descendance méconnaissable des éditions précédentes. Elles étaient désordonnées, cousues de fil blanc, paillardes et anarchiques : des hommes déguisés en chevaliers s’affrontant sur des motos. Des numéros de strip-tease avec des serpents. Un motard arborait même un drapeau américain. « J’ai toujours la liberté. Je l’ai toujours, mais peut-être moins qu’avant », m’avouait le Chirurgien lorsque nous nous sommes rencontrés à Sébastopol. « Mais maintenant, d’autres choses sont plus importantes pour moi : nous sommes en lutte pour la Mère-Patrie, et je suis un soldat de cette lutte. C’est mon combat, c’est ma guerre pour mon pays. »

Le spectacle atteint son apothéose. Des feux d’artifice explosent dans le ciel. Les Loups de la Nuit défilent pour accueillir l’immense foule. Ils acclament la prestation, miroir de la Russie telle qu’elle fut, et comme ils sont persuadés qu’elle pourrait être à nouveau un jour : invaincue, indisciplinée, redoutable. Au moins 100 000 personnes sur les lieux du show, des millions d’autres devant le direct retransmis par la télévision d’État, lèvent les yeux vers un blason en cage. Il représente une étoile soviétique, un aigle à deux têtes tsariste et deux épis de blé, symbole de nationalisme et d’héroïsme créé par les Loups de la Nuit. Le blason s’élève bien haut, au-dessus de la foule de Sébastopol. Une véritable mise en scène de l’empire.


Traduit de l’anglais par Nathalie Delhove d’après l’article « Putin’s Angels: Inside Russia’s Most Infamous Motorcycle Club », paru dans Rolling Stone. Couverture : Les Loups de la Nuit à Louhansk. Création graphique par Ulyces.


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