La toxine botulique

L’ancien dictateur cubain Fidel Castro adorait le lait, et tout particulièrement la glace. Voilà qui fait du bien à une révolution. « Un dimanche, se laissant aller, Castro termina un repas conséquent par dix-huit boules de glace », écrivait Gabriel Garcia Márquez, romancier acclamé, dans son essai « A Personal Portrait of Fidel » (« Un portrait personnel de Fidel »). L’auteur était un ami et partisan de longue date du dictateur. Il se rappelait de temps à autre cette anecdote lors d’interviews.

Parfois, Castro mangeait vingt-six boules de glace, et d’autres fois vingt-huit. Cela pourrait paraître ridicule, s’il n’y avait tant d’autres histoires étranges concernant l’amour que Castro portait à cette friandise crémeuse. Les biographies de Castro sont remplies d’anecdotes curieuses, de confrontations diplomatiques gênantes et de programmes impliquant des vaches, du lait et de nombreux autres produits laitiers. La passion du dictateur pour les produits laitiers l’a conduit à se disputer avec un ambassadeur français à propos de fromage, à élever une race de « super vaches » et, à au moins une occasion, elle l’a presque mené à sa perte.

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L’hôtel Habana Libre
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Quand Castro vivait à l’hôtel Habana Libre au début des années 1960, il dégustait régulièrement un milk-shake au chocolat au comptoir du bar de l’hôtel. Mais en 1961, la CIA engagea des assassins de la Mafia pour empoisonner le repas lacté du dictateur. Richard Bissell, alors directeur adjoint de la CIA et responsable de la planification, se chargea d’offrir à Sam Giancana et à Santo Trafficante, Jr, chefs des familles mafieuses de Chicago et Tampa, 150 000 dollars pour leur aide dans l’assassinat de Castro au moyen d’une pilule empoisonnée.

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Giancana et Trafficante

Trafficante et Giancana en avaient après le dictateur. Castro avait fermé les casinos de La Havane, qui étaient pour eux une affaire lucrative avant qu’il n’expulse en 1959 Fulgencio Batista, le dictateur soutenu par les États-Unis. Un serveur de l’hôtel devait glisser une des pilules dans le milk-shake de Castro.

La légende raconte que la pilule contenait de l’arsenic, mais, selon des documents de la CIA rendus publics en 2007, l’agence avait en réalité opté pour la toxine botulique, plus lente à agir, qui laisserait à l’assassin potentiel assez de temps pour s’enfuir. Seulement, le serveur conserva la pilule dans le congélateur de la cuisine de l’hôtel, où le froid la colla au revêtement intérieur. Lorsqu’il essaya de l’en arracher, elle s’ouvrit et le contenu empoisonné se déversa. L’assassin raté dut abandonner l’opération.

Le camembert cubain

Peu de régimes dans le monde ont autant investi dans les produits laitiers que Cuba. Le lait est une denrée de base de l’alimentation cubaine, et sa production en est une industrie vitale autant qu’un indicateur économique pertinent. Fidel Castro s’est retiré de la présidence cubaine en 2008, donnant les rênes du pouvoir à son frère, le président Raúl Castro. Néanmoins, tout au long de son règne, l’intérêt qu’avait Fidel Castro pour le leche trahissait des motifs à la fois personnels et politiques qu’il formulait souvent dans ses discours de guerre froide. Pour lui, l’industrie laitière cubaine était un symbole de la « révolution en cours » dans le pays, contre les intérêts occidentaux et capitalistes.

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Un producteur de fromage cubain
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Lorsque Castro prit le pouvoir en 1959, il mit en place une série de réformes économiques, industrielles et agricoles. Il supervisa nombre d’entre elles lui-même, et sauver les industries en péril du lait et du bétail à Cuba devint une absolue priorité. L’un de ses premiers projets fétiches était la production de camembert de qualité supérieure.

Si le fromage crémeux à pâte molle est emblématique de la cuisine française, Castro voulait faire mieux. Quand l’agronome et diplomate français André Voisin visita Cuba en 1964, Castro l’incita à reconnaître que le nouveau « camembert cubain », produit sur l’île, était meilleur que celui de France. Le biographe Robert Quirk résume l’échange entre Castro et Voisin dans son livre Fidel Castro. Selon Quirk, Castro implora Voisin de goûter un morceau de son camembert cubain. Voisin s’exécuta. « Pas mauvais », lâcha le diplomate.

Cette réponse ne satisfit pas Castro, et il insista devant Voisin, comparant la version cubaine à la recette française. Voisin consentit à dire que c’était un camembert « dans le style français », et qu’il n’était « pas mal ». « Il est comme le camembert français », ajouta le diplomate à contrecœur. Castro le pressa davantage, insistant pour que Voisin reconnût qu’il était en réalité meilleur que le camembert français. C’en fut trop pour Voisin. Il tapa du poing sur le comptoir. « Meilleur ? Jamais ! » s’exclama-t-il.

Puis il se pencha sur Castro et tira un cigare de la poche de sa veste. « Concéderiez-vous à dire qu’il existe un cigare meilleur que celui-ci dans le monde ? » demanda Voisin. « Il est impossible de surpasser la tradition. Mon fromage et vos cigares sont le fruit de siècles d’expérience. » Quirk conclut que bien que Castro fut « apaisé » pour un moment, le dictateur resta certain qu’avec « des efforts intenses et une conscience révolutionnaire, les Cubains pourraient surpasser n’importe quel pays du monde dans n’importe quel domaine ».

Mais ses efforts pour surpasser le camembert français s’épuisèrent, et Castro se concentra sur un autre front : s’assurer que Cuba comptât plus de parfums de glaces que l’Amérique.

La Coppelia

La tentative d’assassinat manquée de la CIA contribua peu à modérer les envies gourmandes de Castro. Un jour, le dictateur ordonna à son ambassadeur au Canada de lui envoyer vingt-huit pots de glace de la marque Howard Johnson, un de chaque parfum.

« C’est notre façon de montrer que nous pouvons tout faire mieux que les Américains. » — Fidel Castro

Après les avoir tous goûtés, Castro déclara : « La révolution cubaine doit produire sa propre glace de qualité ! » Castro chargea Celia Sánchez, sa secrétaire particulière et amie proche depuis l’époque où ils étaient guérilleros, d’ouvrir une glacerie pour surpasser Howard Johnson. Ils l’appelèrent Coppelia, en souvenir du ballet préféré de Sánchez, et elle ouvrit ses portes le 4 juin 1966.

La journaliste Georgie Anne Geyer raconte sa visite de Coppelia avec Castro, peu après l’ouverture, dans son livre Buying the Night Flight : the Autobiography of a Woman Foreign Correspondent. « Avoir un entretien avec Castro était une chose merveilleuse », se souvient-elle. « Vous n’aviez jamais besoin de lui poser une question : il commençait, et sept heures plus tard, ou huit, il s’arrêtait. » Elle note une pause étrange dans la conversation vers 1 h 30 du matin, quand Castro reprit son souffle et dit : « Allons manger de la glace. »

Cette glacerie de deux étages, que Geyer décrit comme « une glacerie énorme et extrêmement moderne », se situait directement en face du hall d’entrée de l’hôtel où elle et Castro s’étaient retrouvés. « Nous avons maintenant vingt-huit parfums », se vanta Castro. « C’est plus que Howard Johnson ! » Geyer sentit que pour lui, « cela représentait plus qu’un simple goût pour la glace », car « elle occupait un pâté de maisons entier, c’était le seul bâtiment moderne aux alentours et elle n’était liée au sol que par des arcs-boutants. »

Bienvenue à la Coppelia
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Cette différence déconcerta Geyer, qui était stupéfaite et désorientée par la scène. « Me trouvais-je dans le Cuba communiste ? » se demanda-t-elle. « Ou dans Charlie et la chocolaterie ? » « Avant la révolution, le peuple cubain adorait les glaces Howard Johnson », lui expliqua Castro. « C’est notre façon de montrer que nous pouvons tout faire mieux que les Américains. » La glacerie rentrait dans le style monumental socialiste. À son apogée, les 414 employés de Coppelia servaient 16 000 litres de glace à 35 000 clients de 10 h 45 à 1 h 45 du matin tous les jours. Elle possédait quatre salons intérieurs, quatre cafés extérieurs et un bar extérieur.

Aujourd’hui, Coppelia ne propose habituellement qu’un ou deux parfums, mais les clients continuent à faire la queue dès dix heures du matin, et attendent parfois même des heures pour en savourer la glace. Après avoir tâté le terrain de l’industrie laitière avec le camembert cubain et la glace, Castro chercha à remanier toute l’industrie laitière du pays. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?

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À l’intérieur de la Coppelia
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Super Meuh

D’abord, il tenta d’importer des vaches holsteins du Canada pour remplacer les troupeaux domestiques de Cuba. Mais comme cela se solda par un échec, Fidel entreprit d’élever une « super vache » qui surpasserait toutes les autres au niveau de la production de lait et de viande. Dans les jours précédant la révolution, Cuba avait des millions de têtes de bétail, mais la plupart étaient des créoles, une race datant de l’époque coloniale espagnole, et des zébus d’Inde.

Les deux races étaient bien adaptées au climat tropical humide de Cuba, mais elles étaient aussi de maigres productrices de lait. Les holsteins quant à elles, étaient réputées pour leur abondance laitière. Cependant, les quelques holsteins de l’île s’en tiraient mal pendant la saison chaude et sèche, perdant un poids important et produisant considérablement moins de lait. Puisque l’amélioration de l’industrie laitière était nécessaire pour la révolution, l’argent ne constituait pas un obstacle.

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Un timbre à l’effigie d’Ubre Blanca
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Cuba acheta simplement au prix fort des dizaines de milliers de taureaux et de vaches holsteins au Canada, et les abrita dans des installations climatisées (comme la ferme d’élevage expérimentale de Nina Bonita, à Cangrejeras) construites aux portes de La Havane. Presque un tiers des holsteins achetées au Canada moururent dans les premières semaines. Même avec les subventions soviétiques, il était impossible de fournir des installations au climat contrôlé pour toute l’industrie laitière du pays. Le projet fut un échec.

Mais pour Castro, la solution était toute trouvée : il fallait croiser les holsteins ou les brown swiss avec des zébus pour créer une « super vache » qui pourrait supporter le climat et produire de plus grandes quantités de lait. La Havane appela la première génération de vaches les F-1, la deuxième F-2, et ainsi de suite. Mais Castro se mit plus tard à regrouper ces vaches sous le nom de « holsteins tropicales ». Il persévéra avec le programme tout au long des années 1970 et 1980, mais les chiffres étaient contre lui.

Le Rapport annuel sur Cuba de 1998 du Bureau américain de recherche et d’analyse politique déclarait que bien que le taux de cheptels eût brièvement augmenté pendant la première décennie où Castro était au pouvoir, il commença à baisser lentement mais sûrement au début des années 1970. Des milliers de têtes de bétail mourraient chaque année en raison de la malnutrition et des mauvaises conditions de vie. Néanmoins, le bricolage génétique de Castro n’était pas sans petites victoires. Par exemple, il y avait une vache célèbre connue sous le nom de Ubre Blanca, ou « Mamelle Blanche ».

Ubre Blanca était un des hybrides holsteins de Cuba, née vers 1972. Aux dires de tous, cette vache était généreuse. Le Livre Guinness des records certifia que la vache produisait 110 litres de lait par jour en 1982, et 24 268,9 litres sur un cycle de lactation de 305 jours la même année, battant ainsi le record mondial dans les deux catégories.

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La statue de Ubre Blanca à Nuevo Gerona

Castro saisit l’occasion pour faire une apparition télévisée avec la vache afin de se vanter de sa capacité à réaliser ce qu’aucune vache américaine ne pouvait faire. Bien sûr, Ubre Blanca fut un succès unique, mais elle devint un symbole de fierté nationale. Granma, le journal du Parti communiste, publiait des nouvelles quotidiennes sur sa santé et sa productivité, et il la présentait en première page.

À sa mort en 1985, Granma publia une notice nécrologique complète. « Elle a donné tout ce qu’elle avait pour le peuple », écrivit Pastor Ponce, un agronome au Centre national pour la santé du bétail de Cuba. Castro commanda une statue en marbre de Ubre Blanca, ordonna aux généticiens de prélever ses ovules et de conserver des échantillons de tissus au Centre pour l’ingénierie et la biotechnologie génétique du pays. Il la fit empailler et exposer de façon permanente au Centre national pour la santé du bétail, non loin de La Havane.

Sa statue se dresse toujours dans la cité rurale de Nuevo Gerona, sa ville d’origine, près de l’endroit où elle paissait autrefois. Après la mort de Ubre Blanca, le reste des holsteins tropicales continua à produire des quantités modestes de lait. Toutefois, aucun des sept enfants de Ubra Blanca ne réalisa les mêmes prodiges. Le programme perdura, et un nombre excessif de vaches laitières cubaines continuèrent à mourir chaque année.

Castro attribuait souvent ces échecs aux États-Unis. Il disait que l’embargo américain était fautif, et inventait des théories disant qu’une attaque chimique et biologique des Américains était responsable du déclin du bétail. Les embargos et les théories de guerre biologique mis de côté, le gouvernement révolutionnaire se rendit compte qu’il avait besoin de nouvelles idées. Si les « super vaches » ne fonctionnaient pas, alors peut-être pourrait-il se diriger vers autre chose.

Orgie lactique

En 1987, Castro demanda à ses scientifiques de produire des vaches miniatures de la taille d’un chien. Boris Luis Garcia, un scientifique qui travaillait sur le projet, déclara dans le Wall Street Journal que le plan requérait un élevage de vaches assez petites pour tenir dans un appartement, mais assez productives pour abreuver une famille entière en lait.

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Une vache miniature dans le style de celles qu’auraient voulu Castro
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Les vaches miniatures se nourriraient d’une herbe poussant dans des tiroirs sous lampes fluorescentes. « C’est ce que Castro avait prévu pour nous », expliqua Garcia. Rien ne ressortit de ce projet de vaches miniatures, mais Castro avait encore une dernière corde à son arc pour résoudre la crise laitière au Cuba. Inspiré par le clonage réussi de Dolly la brebis en Écosse, il ordonna à ses scientifiques d’utiliser les échantillons de tissus de Ubre Blanca qui avaient été conservés pour la cloner.

« Si nous découvrons une technique – si une autre Ubre Blanca est découverte, ou un descendant extraordinaire de Ubre Blanca –, qu’est-ce qui nous empêche d’appliquer immédiatement cette pratique à travers le pays, sur toutes les vaches de Cuba ? » déclara Castro lors d’un discours en 1987. « Nous sommes tout près… De grandes choses vont arriver », annonça Jose Morales, le directeur du projet de clonage, en 2002. « Ce projet est extrêmement important pour le Comandante Castro. »

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Aujourd’hui, Cuba souffre encore de pénuries de lait. Aucune trace à l’horizon d’une armée de vaches clonées. Mais les relations entre Cuba et les États-Unis se sont améliorées. En 2000, le président Bill Clinton a réformé les conditions d’échanges agricoles avec La Havane. L’Amérique est aujourd’hui l’un des plus importants fournisseurs de nourriture et de bétail de Cuba.

Durant son séjour, Castro le força à goûter le lait produit par de nombreuses vaches.

En décembre dernier, le président Barack Obama et le président Raúl Castro ont annoncé que les deux pays allaient débuter une normalisation de leurs relations. Pendant ce temps, Fidel est toujours en vie – ainsi que son obsession pour le lait. Et les anecdotes à propos de son étrange fixette lactique persistent. À l’aube des années 1970, le diplomate chilien Jorge Edwards Valdés fit un voyage à Cuba.

Durant son séjour, Castro le força à goûter le lait produit par de nombreuses vaches. Le dictateur mettait un point d’honneur à ce qu’il parvînt à discerner les plus subtiles différences entre la production de chaque spécimen. « Il était impossible de déterminer de quelle vache provenait le lait », explique Edwards dans le documentaire The Last Communist (« Le Dernier communiste »). « Pour couronner le tout, dans certains pots, le lait de différentes vaches avait été mélangé. Nous avons eu droit à une curieuse orgie de dégustation de lait. »


Traduit de l’anglais par Marine Périnet d’après l’article « Fidel Castro Had a Bizarre Obsession With Milk », paru dans War Is Boring. Couverture : Fidel Castro mange des glaces, par Charles Charles Tasnadi, en 1975.