Groupes privés

À une trentaine de kilomètres à l’ouest de l’Euphrate, dans la petite ville syrienne de Manbij, Adnan Al Mohamad saute de page en page sur Facebook. Ses enfants jouent dans son dos. L’archéologue a fondé une famille au milieu de terres fertiles, bordées par des routes commerciales et en-dessous desquelles se trouvaient des vestiges narrant l’histoire de la région. Des mosaïques byzantines, des statues de divinités ou encore des tombes romaines remplies de pièces d’or représentaient un véritable trésor historique protégé. Mais en 2012, des pilleurs se les sont accaparés pour les revendre sur différentes plateformes en ligne, dont Facebook. Certains appartenaient à Daech.

Depuis ce jour-là, Adnan s’est engagé dans un combat contre le pillage et la revente de vestiges archéologiques, une cause qui n’en finit pas de le mobiliser. Dans un rapport publié en juillet 2020, l’Institut pour le dialogue stratégique (un think tank britannique) a dénombré 288 comptes Facebook liés à l’État islamique. Six mois plus tôt, en janvier, le Conseil de sécurité des Nations unies a publié un rapport sur le financement du terrorisme.

Facebook y est cité comme un « outil pour le trafic illicite de biens culturels » qui finance Daech. D’Irak, de Syrie et jusqu’en Turquie, la plateforme a été utilisée comme point de vente par l’organisation terroriste pour revendre des trésors archéologiques qui ont été pillés. En juin 2019, Facebook était abondamment cité dans un rapport de 90 pages publié par le projet Antiquities Trafficking and Heritage Anthropolgy Research (ATHAR), qui regroupe des spécialistes de la région.

Une mosaïque en vente sur Facebook

Ses experts enquêtent sur le monde du trafic numérique international, sur le financement du terrorisme et sur le crime organisé. Dans leur rapport, ils proposent que Facebook interdise la circulation de biens culturels illicites et, au lieu de supprimer le contenu, le signale aux autorités. Lesquelles pourraient alors poursuivre les auteurs des publications et faire en sorte que les objets soient restitués.

À l’été 2019, Facebook a commencé à supprimer certains groupes liés au terrorisme. L’entreprise affirme en avoir annihilé 49. Mais l’hydre renaît sans cesse. Profitant du confinement imposé en temps de pandémie de Covid-19, les pillards ont visité des sites archéologiques désertés. Dans leur sillage, au moins cinq nouveaux groupes ont apparu sur le réseau social. De mi-avril à mi-mai, l’un d’eux est parvenu à rassembler quelque 120 000 membres.

Certains membres étaient spécialistes du pillage et expliquaient aux autres comment dérober un vestige en fonction du site archéologique ou de l’objet en question. Ils ont même réalisé des vidéos avec des images d’illustrations afin d’être plus clairs dans leurs explications. Avec de telles méthodes, Daech aurait gagné plusieurs millions d’euros.

Pillage et revente

En tant qu’archéologue, Adnan Al Mohamad n’en revient pas de voir des pièces inestimables proposées sur les réseaux sociaux. « Je suis devenu archéologue car j’aime mon patrimoine », explique-t-il. Des centaines d’années d’histoire et des héritages à la valeur culturelle immense disparaissent constamment sous ses yeux. « La contrebande et le trafic de vestiges représentent un crime de guerre, alors pourquoi Facebook n’applique-t-il pas les lois internationales ? » s’interroge l’homme.

Il y a encore quelques années, très peu de personnes utilisaient Facebook au Moyen-Orient, à l’exception de la Turquie. Mais de 2011 à 2017, le nombre d’utilisateurs dans la région a augmenté de 1 900 %. Durant ces six années, l’État islamique cherchait des financements de tous côtés. À Alep, en Syrie, l’organisation terroriste a profité du chaos pour piller les biens culturels et les revendre sur Facebook à des prix exorbitants.

Par exemple, une mosaïque qui s’échangeait à 15 euros en Syrie pouvait être revendue pour 35 000 euros sur Facebook. Certains objets partaient même pour des centaines de milliers d’euros. Plusieurs années se sont écoulées sans que Facebook réagisse pour empêcher Daech de détruire une grande partie du patrimoine de l’Unesco. En Syrie, de nombreuses mosaïques romaines se sont ainsi perdues dans la nature.

Le lion devant le musée de Palmyre

Le professeur américain d’origine syrienne Amr Al-Azm a passé deux ans à enquêter. Il a déniché des centaines de groupes sur les réseaux, dont la plupart sont privés et rassemblent des milliers de membres. Ces recherches ont mené en 2018 à la publication d’un rapport sur le trafic au Moyen-Orient via Facebook. Elles ont aidé les autorités à retrouver les traces de nombreux pillards. La police de Barcelone a par exemple saisi plusieurs mosaïques et sarcophages en provenance de sites en Libye. Deux hommes ont alors été accusés d’avoir participé au trafic d’objets antiques pour financer un groupe affilié à l’État islamique.

Selon l’Unesco, le pillage de Daech a été réalisé à une « échelle industrielle ». « Ce qui se passe en Syrie est terrible », déclare le docteur St John Simpson, conservateur au British Museum. « C’est déchirant. Chaque site est endommagé et le sera pour toujours. » L’urgence de la situation pour la préservation du patrimoine culturel a finalement poussé Facebook à réagir. En juin dernier, la plateforme a publié sa nouvelle politique sur les biens historiques. Elle interdit le commerce de découvertes archéologiques, d’anciens manuscrits, de pierres tombales, d’objets funéraires et de momies.

Mais encore faut-il que ces objets soient repérés par les modérateurs du réseau social. Or pendant la pandémie, ils n’ont pas été capables de censurer un groupe de près de 120 000 membres. Autant dire que même si Daech a été sensiblement affaibli, le commerce de vestiges n’est pas près de s’arrêter.


Couverture : Tim Benett/Ulyces