Le clash

Sur les allées reliant les bureaux de l’Apple Infinite Loop, vaisseau de verre et de carbone posé au milieu de la vallée de Santa Clara, les ingénieurs ont recommencé à courir d’un projet à l’autre. En cette fin du mois de juin 2020, ils sortent du télétravail et se croisent à nouveau sur le site de Cupertino, au sud de la baie de San Francisco. Ils ont un gros projet à terminer, mais certains préféraient sans doute s’éviter. Cela fait des années que les milliers d’experts du Technology Development Group (TDG) cherchent à révolutionner la réalité virtuelle (VR) et la réalité augmentée (AR), mais des dissensions internes compromettent leurs ambitions.

Depuis l’Apple Watch en 2015, Apple n’a guère innové. D’après Bloomberg, la multinationale planche pourtant depuis un long moment sur deux nouveaux produits. Pour le moment baptisées N421, des lunettes de réalité augmentée seront accompagnées par un casque provisoirement dénommé N301, qui mélangera VR et AR. Ce dernier devrait être doté d’une capacité de calcul inégalée. Sa sortie est prévue pour 2022, mais il aurait pu arriver bien plus tôt si les ingénieurs d’Apple ne s’étaient pas divisés sur sa conception.

Les deux produits ont été développés sous la supervision de Mike Rockwell. Arrivé à Apple en 2015, ce directeur du TDG est à la tête d’une équipe composée d’un millier d’ingénieurs spécialisés dans la VR et l’AR. Rockwell a proposé au designer Jony Ive d’associer un pod stationnaire connecté au casque par wifi, car il était tout simplement impossible de faire entrer toute la puissance voulue dans un casque. Jony Ive lui, n’était pas très emballé par cette proposition et a encouragé Rockwell à opter pour un casque totalement autonome, même s’il fallait pour cela sacrifier un peu de puissance.

Seulement Rockwell a persisté, affirmant qu’un casque accompagné d’un pod aurait des performances si grandes qu’aucun autre produit sur le marché ne pourrait le concurrencer. Les deux hommes sont alors entrés en conflit pendant plusieurs mois, retardant ainsi le développement du produit. Ces derniers jours, l’activité du géant dans ce domaine s’est néanmoins accélérée. Début juin 2020, l’United States Patent and Trademark Office a validé un brevet d’Apple, pour un casque de réalité virtuelle et augmenté capable de corriger les problèmes de vue des personnes astigmates, hypermétropes ou myopes. Son dispositif optique serait conçu pour pouvoir analyser la vision du porteur et ainsi adapter la correction à appliquer.

Quelques jours plus tard, un autre brevet a été validé. Cette fois, le document évoquait des lunettes de réalité augmentée. Dans un cas comme dans l’autre, le fonctionnement de l’appareil demeurait mystérieux. Rockwell ne peut pour le moment pas en dévoiler davantage. Selon lui, un casque devrait sortir en 2022 et des lunettes en 2023. Apple aurait donc fini par avoir une vision claire de ce qu’il fallait faire en la matière. Malheureusement, cette vision n’est pas celle de Rockwell.

Le serpent de mer

Quelques mois avant l’arrivée de Rockwell chez Apple, l’entreprise a lancé un projet de voiture électrique pour concurrencer Tesla. Des centaines d’ingénieurs ont été recrutés à cet effet, mais ils ne sont pas restés là bien longtemps. Dès fin 2016, le projet a été abandonné et une bonne partie de ses responsables limogés. En interne, cet échec a été vu comme un naufrage. Apple n’a cependant pas complètement abandonné l’idée de s’intéresser au futur de l’automobile.

La même année, l’ingénieur d’Apple Mark Rober a déposé deux brevets. Ils décrivent un casque de VR utilisé afin de soulager le mal des transports de certaines personnes à bord d’un véhicule autonome. Cela leur permettrait notamment de travailler sans être mal à l’aise alors que le véhicule est en mouvement. Pour ce faire, l’appareil devrait remplacer le monde réel par un environnement virtuel, tout en incluant quelques indices visuels s’accordant aux mouvements physiques ressentis. En bref, une technologie qui permettrait à n’importe quel passager d’un véhicule autonome de lire ou de travailler dans des conditions idéales sans tenir compte de la route.

Mark Rockwell

Dans les mois qui ont suivi, Apple a racheté plusieurs entreprises d’AR et de VR. En novembre 2017, il a absorbé Vrvana et son casque Totem. L’année suivante, Akonia Holographics est à son tour tombée dans l’escarcelle de la marque à la pomme. Cette start-up développe des effets pour les lunettes de réalité augmentée en utilisant les services de la compagnie HoloMirror. Sa technologie est censée ouvrir la voie aux « lunettes les plus fines et les plus légères jamais portées dans le monde ».

Dans le même temps, Apple investissait plus de 15 milliards de dollars dans la recherche et le développement par an. Rockwell comptait sur cet argent pour mettre en place son projet de pod stationnaire, qui devait coûter plus cher que le casque voulu par Jony Ive. Même si le directeur du TDG est très respecté chez Apple et a le soutien de hauts-responsables, certains membres du groupe ne goûtent pas vraiment l’autonomie dont il dispose. Mais surtout, Apple a créé sa renommée sur des produits simples d’utilisation, faciles à transporter et pratiques. Aussi, son boiter externe n’avait-il pas les préférences de tout le monde.

Pour finir, c’est donc le design qui l’a emporté sur la performance : Tim Cook a préféré le projet de Jony Ive. Non seulement la sortie du N301 a-t-elle été retardée, mais le PDG n’a cessé de répéter que les lunettes de réalité augmentée étaient plus importantes. Elles auraient pour lui l’avantage de ne pas sortir les utilisateurs du monde réel. Ce n’est donc pas une révolution.


Couverture : Bram van Oost