Les petits lions

Grand Prix Akhmat 2016 à Grozny, capitale de la Tchétchénie. Comme dans la plupart des compétitions de « Mixed Martial Arts » (MMA), sport de combat associant des techniques de frappe, de lutte au corps à corps et de soumission, les affrontements ont lieu sur un ring octogonal et grillagé au centre d’une salle violemment éclairée, devant un public surexcité. Mais au début de ce tournoi-là, ce sont des enfants, âgés de 8 à 11 ans, qui assurent le spectacle. Ils montent sur le ring deux par deux, sous les cris et les applaudissements des adultes. Leurs mains sont gantées mais ils ne portent pas de casques. Leurs torses et leurs pieds sont nus. Au signal de l’arbitre, ils se ruent l’un sur l’autre. Pleuvent alors les coups de pied et de poing. Les petits corps se cherchent, s’atteignent, s’étreignent, vacillent, s’effondrent ; valsent d’un bout à l’autre du ring. Parfois ils heurtent le grillage, que frappent les entraîneurs à chaque fois que leur garçon remporte un round. Quand il remporte le combat, c’est l’explosion de joie. Fluet, le plus jeune des vainqueurs est soulevé de terre, triomphal. Le plus âgé est aussi plus gras ; l’arbitre se contente de hisser le bras du garçon en signe de victoire. Les petits champions sont ornés d’une large ceinture dorée, démesurée pour leurs bustes enfantins.

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Des enfants sur le ring à Grozny
Crédits : Fight Club Akhmat / Vkontakte

Retransmis en direct à la télévision, ce spectacle a suscité l’indignation dans toute la Fédération de Russie, dont la République tchétchène fait partie. Le président de l’Union russe de MMA, Fedor Emelianenko, a exprimé sa propre désapprobation publiquement, au lendemain du tournoi, qui avait lieu le 5 octobre 2016 : « Ce qui s’est passé hier à Grozny est inacceptable et, de plus, ne peut être justifié », a-t-il écrit sur Instagram, avant de rappeler des principes du MMA. En Russie, les enfants de moins de 12 ans ne peuvent pas monter sur le ring sans casque ni t-shirt. Ils ne peuvent pas assister à des compétitions d’adultes, encore moins y participer, ni même combattre selon les mêmes règles. De son côté, le ministère des Sports russe a condamné le début du tournoi de Grozny dans un communiqué daté du 18 octobre. Or les fils du président tchétchène – Akhmad, Zelimkhan et Adam Kadyrov – faisaient partie des petits combattants du Grand Prix Akhmat 2016. Ramzan Kadyrov faisait quant à lui partie des spectateurs, visiblement très fier de ses rejetons : le jour-même, il a posté des vidéos de leurs combats sur Instagram et traité affectueusement le benjamin de « lion ». Inutile de préciser que les trois garçons ont tous gagné. Dans la famille Kadyrov, on n’est pas habitué à la défaite. Porté au pouvoir par Vladimir Poutine en 2007, le président tchétchène a été réélu avec plus de 98 % des voix en septembre 2016. Son régime est qualifié de « tyrannie » par un récent rapport de l’organisation Human Rights Watch. Il est soupçonné d’avoir fait enlever, torturer et assassiner plusieurs de ses opposants.

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Le président tchétchène et un entraîneur de Akhmat
Crédits : Kadyrov / Instagram

L’amour de Ramzan Kadyrov pour les sports de combat est connu. Boxeur expérimenté, il a notamment convoqué le ministre des Sports et de la Culture physique tchétchène sur le ring en avril 2013, pour le punir de ne pas bien entretenir le bâtiment de son ministère. Un autre combat immortalisé sur Instagram, cette fois avec des photographies, qui montrent un ministre dominé par son président et ses crochets du gauche et du droit. C’est d’ailleurs Kadyrov qui a fondé, en 2014, le fight club Akhmat, organisateur du tournoi de MMA controversé à Grozny. « Le fight club Akhmat est une véritable pépinière de talents », commente Yéléna Mac-Glandières, chercheuse en géopolitique à l’université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis. « Et il fait venir beaucoup de combattants étrangers, des Allemands et des Américains notamment. » Cependant, l’amour de Ramzan Kadyrov pour les sports de combat en général et le MMA en particulier semble largement partagé en Tchétchénie : « Quand on se promène dans le pays, on ne voit pas seulement des publicités pour Akhmat, on voit aussi des autocollants du club un peu partout. »

Une longue lutte

La Tchétchénie est une petite nation musulmane d’1,3 million d’habitants. Son histoire est l’histoire d’une lutte qui se déroule sur le versant nord de la chaîne montagneuse du Caucase, au cœur de steppes semi-désertiques, au creux des vallées du fleuve Terek et de son affluent, la Sounja. Les cosaques pénètrent ce territoire dès le milieu du XVIe siècle, mais la Tchétchénie ne sera conquise par les Russes qu’en 1859, au terme d’une guerre impitoyable.

À l’extrémité sud de la Russie

L’effondrement de l’empire tsariste, en 1917, ranime les velléités indépendantistes des Tchétchènes, aussitôt balayées par l’Armée rouge. À la fin des années 1920, les persécutions religieuses qui accompagnent la collectivisation entraînent une série de révoltes contre le régime fédéral de l’URSS. Le mouvement prend de l’ampleur pendant la Seconde Guerre mondiale et, en février 1944, Staline décide de déporter les Tchétchènes en Asie centrale. Un tiers des déportés périssent pendant le transfert. Les survivants ne sont autorisés à revenir dans leur pays qu’en 1957. Lorsque l’URSS se disloque en 1991, le général Djokhar Doudaïev proclame l’indépendance de la République tchétchène d’Itchkérie. Le président russe Boris Ieltsine tente plusieurs fois de le renverser, avant d’opter pour une intervention militaire en 1994.

Cette guerre, qui dure deux ans et demi, s’achève par une défaite des forces fédérales. Mais Moscou lance une nouvelle offensive en 1999, prétextant des attentats en Russie et des incursions tchétchènes au Daguestan. Grozny tombe le 1er février 2000. Les attentats contre le régime fédéral se multiplient. La Tchétchénie devient alors le terrain d’opérations de « nettoyage » par l’armée russe et les milices locales. Ciblant les terroristes, ces opérations s’accompagnent de nombreuses exactions à l’encontre des populations civiles – pillages, arrestations arbitraires, disparitions, tortures, exécutions sommaires. Si les sports de combat sont si populaires en Tchétchénie, c’est qu’ils s’inscrivent dans une longue tradition d’exaltation des valeurs guerrières. « Le MMA permet au président Ramzan Kadyrov de faire le lien entre le passé et la modernité », souligne la chercheuse Yéléna Mac-Glandières. « Il lui permet aussi de canaliser l’énergie des jeunes gens, tout en promouvant un mode de vie sain, viril, responsable, musulman. Il lui permet enfin de créer un sentiment d’appartenance communautaire et de susciter une adhésion à sa politique de manière positive. Le MMA est un véritable instrument de soft power, qui fait rayonner la Tchétchénie bien au-delà de ses frontières. » Ce sport témoigne d’un fantasme à la fois international et multiséculaire : la réunion de tous les arts martiaux en une seule et même discipline. Mais c’est le jiu-jitsu brésilien des années 1920 qui a joué un rôle déterminant dans l’avènement de la forme moderne du « combat libre ».

Carlos et Hélio Gracie

Le jiu-jitsu brésilien s’est développé sous l’impulsion des frères Carlos et Hélio Gracie. C’est le fils de ce dernier, Rorion, qui l’a importé aux États-Unis au début des années 1980, et popularisé avec l’Ultimate Fighting Championship (UFC) au début des années 1990. La première édition de cette compétition, qui a eu lieu à Denver, est souvent considérée comme l’acte de naissance du MMA. Les Tchétchènes sont particulièrement bien représentés dans cette discipline, avec des athlètes comme Mamed Khalidov, Adlan Amagov, Mairbek Taisumov, Khusein Khaliev, et Abdul-Kerim Edilov. Celui-ci est un fervent partisan de Ramzan Kadyrov.

Le duel ultime

Abdul-Kerim Edilov a personnellement entraîné les fils de Ramzan Kadyrov pour l’ouverture du Grand Prix Akhmat 2016, et il n’a pas du tout apprécié les critiques du président de l’Union russe de MMA, Fedor Emelianenko. « Je ne sais pas pourquoi Fedor a mal parlé de ces combats », a-t-il écrit sur Instagram. « Par jalousie ? À cause du niveau des combattants du tournoi ? Parce qu’il n’était pas invité ? Parce qu’il était ivre ? » Une publication qui lui a valu une provocation en duel de la part de l’Ukrainien Nikita Krylov, toujours sur le réseau social : « Retrouve-moi au printemps à l’UFC et alors nous déciderons qui fait du sport, et qui écrit sur Instagram. »

Abdul-Kerim Edilov et les petits Kadyrov
Crédits : Abdul-Kerim Edilov/Instagram

L’athlète de MMA Nikita Krylov est originaire de Khroustalny, ville de la province de Lugansk, une région majoritairement russophone qui s’est en grande partie séparée du reste du pays peu après le début du conflit ukrainien, en 2014. Il s’est ensuite installé dans le Donetsk, autre région russophone et sécessionniste de l’Ukraine. Ses prises de position en faveur du Kremlin, connu pour son soutien au mouvement séparatiste ukrainien, l’ont rendu persona non grata dans la capitale de son pays, Kiev. Il réside maintenant à Moscou. Abdul-Kerim Edilov et Nikita Krylov sont donc à priori du même bord politique : celui du président russe Vladimir Poutine, qui se tient toujours derrière le président tchétchène Ramzan Kadyrov. Nombre de Tchétchènes ont épousé la cause des séparatistes ukrainiens, allant même jusqu’à se battre à leurs côtés en 2015.

Pour autant, Ukrainiens pro-russes et Tchétchènes pro-russes ne font pas forcément bon ménage depuis le début du conflit. Les Tchétchènes pro-russes doivent en effet faire face au préjugé qui les poursuit au sein de la communauté russophone, préjugé lié aux siècles de conflits qui ont opposé les Slaves à ces Caucasiens, ainsi qu’à leurs différences ethnique et religieuse. Quant aux Tchétchènes hostiles aux Russes, ils ont combattu aux côtés des nationalistes ukrainiens et ils sont pour certains des vétérans du djihad en Syrie. Au sein même de la Fédération de Russie, les Tchétchènes sont toujours perçus comme formant un peuple à part, quelles que soient leurs opinions politiques. « Ils ont très mauvaise réputation », explique Yéléna Mac-Glandières. « On leur reproche surtout les importantes subventions de l’État fédéral, mais le problème djihadiste n’arrange pas les choses, leur président non plus : il a beau être loyaliste, sa personnalité est très controversée. » Voilà sans doute pourquoi le combat de MMA qui opposera le Tchétchène Abdul-Kerim Edilov à l’Ukrainien Nikita Krylov au printemps 2017 prend des allures de guerre par procuration. Il fascine bien évidemment les fans des deux athlètes : le challenge de Krylov a recueilli plus de 4 000 likes sur Instagram. Mais c’est aussi un combat très attendu en dehors des cercles du MMA : il a ainsi fait les gros titres de médias généralistes, comme le site d’information ukrainien Strana.

L’issue de cette guerre-là est incertaine. D’après le site de l’UFC, le Tchétchène est combattant professionnel depuis 2010, l’Ukrainien depuis 2012 seulement. Mais Krylov a remporté neuf de ses 13 derniers combats, dont sept en moins d’une minute, tandis qu’Edilov a été privé de saison en 2016-2017, après avoir été testé positif au Meldonium. Les deux athlètes, classés dans la catégorie des « poids légers », représentent 93 kilos de muscles chacun. L’affrontement promet d’être brutal. Au goût de Ramzan Kadyrov.


Couverture : Ramzan Kadyrov.


LES MOINES SHAOLIN FONT DU MMA, MAINTENANT

Avec l’arrivée en force du MMA en Chine, le Kung-fu traditionnel tombe en désuétude. Pourtant, à Shaolin, les jeunes bénéficient de l’enseignement de combattants étrangers.

Centre-ville de Chengdu
Province du Sichuan

Peu après l’aube aux abords de Chengdu, la capitale de la province du Sichuan, Li Quan frappe un sac de sable à coups de pieds. Malgré le vrombissement constant des bus qui se dirigent vers la ville, on peut entendre l’eau bouillir sur la cuisinière. Après son entraînement, Li vérifie son téléphone et se sert une tasse de thé. Des étrangers sont en chemin pour s’entraîner au Kung-fu avec le maître. En Chine, le nombre d’artistes martiaux qui, comme Li, maintiennent en vie la flamme de cette vieille tradition, se réduit rapidement. Quelques-uns de ces maîtres, généralement âgés de quarante ou cinquante ans, sont d’heureux directeurs d’écoles d’arts martiaux remplies d’élèves… mais pour la plupart, ils sont agents de sécurité, professeurs d’éducation physique, conducteurs de poids lourds, voire gardes du corps. Dans les films, les maîtres du Kung-fu ont un travail pour couvrir leurs activités nocturnes héroïques. Mais en réalité, ce travail leur permet tout bonnement de survivre.

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