ADN mixte

Depuis la rive de Buffalo, dans l’État de New York, l’horizon n’a pas bougé, baigné dans les reflets opales du lac Érié. Au nord, de l’autre côté des chutes du Niagara, le lac Ontario apparaît aussi tel qu’en lui-même, comme les trois autres Grands Lacs de la région. Mais les scientifiques savent que des transformations sont en cours sous la surface. Quelques espèces invasives comme l’écrevisse marbrée ou la carpe asiatique prolifèrent au détriment des autres animaux.

Ce que certains scientifiques savent aussi, c’est qu’un bouleversement bien plus grand est en germe à la surface, dans les laboratoires de l’université d’État de New York, à Buffalo. Le 13 mai dernier, ses chercheurs publiaient une étude aux résultats à peine croyables. Après avoir prélevé de l’ADN humain, ils ont injecté des cellules souches dans un embryon de souris. Observations et analyses faites, la greffe a pris : l’embryon contient 4 % de cellules humaines. Une autre étude parue le 24 mai, qui doit encore être vérifiée, évoque des chimères composées à 20 % de cellules humaines par embryon.

De telle expériences font naître des fantasmes explorés par la science fiction. Le manga Hunter × Hunter imagine par exemple des colonies de fourmis chimères qui, par mélange d’ADN, ont acquis une taille et des comportement presque humains. Sans en arriver jusque-là, les méthodes actuellement utilisées font déjà naître une foule de questions.

Pour Pierre Savatier, biologiste et directeur des recherches à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), elles ne sont pas exempte de risques. « En France, nous avons déjà injecté des cellules souches pluripotentes humaines dans un singe, le macaque rhésus », indique-t-il. « C’est une espèce beaucoup plus proche de l’homme mais cela pose d’abord un problème éthique car d’un point de vue philosophique, le statut moral entre un singe et un homme est plus complexe qu’entre un homme et un porc. »

Pierre Savatier

Les scientifiques français font aussi en sorte que les cellules ne se différencient pas en neurones, sous peine de créer un embryon au cerveau mi-animal mi-homme. « Technologiquement, on a des garde-fous qui évitent cela mais il faut savoir les mettre en œuvre pour éviter de créer des entités chimères qui mettent en jeu des problèmes éthiques graves », ajoute Pierre Savatier. Ces barrières ne sont pas les mêmes partout. L’année dernière, un scien­ti­fique japo­nais est devenu le premier à obte­nir l’ac­cord de son gouver­ne­ment pour la créa­tion d’em­bryons « hybrides », soit des embryons d’ani­maux conte­nant des cellules humaines, avec pour but de développer des organes. Ce chercheur s’appelle Hiromitsu Nakauchi et c’est un précurseur.

Le précurseur

Il y a dix ans, Hiromitsu Nakauchi a révolutionné le génie génétique en implantant un gène dans des souris afin que ces dernières naissent sans pancréas. Les rongeurs ont ainsi développé différentes maladies, notamment le diabète. Ensuite, Nakauchi a pris des cellules souches pluripotentes de rats et les a injectées dans les embryons de souris qui n’avaient pas de pancréas.

Les cellules souches pluripotentes ont une particularité : elles ne sont pas spécialisées et s’adaptent aux directives qu’on leur donne ainsi qu’à l’environnement dans lequel on les met en culture. On peut les retirer d’un embryon, les modifier puis les réinjecter dans ce même embryon afin d’étudier comment les mutations créées interfèrent avec le développement embryonnaire. Aujourd’hui, Hiromitsu Nakauchi prévoit de réaliser des injections sur des porcs et des moutons afin que ces derniers développent des organes constitués de cellules humaines, qui pourront ensuite être transplantés chez l’humain.

Les souris, dans lesquelles les chercheurs ont injecté des cellules souches pluripotentes de rats sains, ont ensuite reconstitué un pancréas. « L’idée est de se dire que si l’on a réussi ça, on pourrait peut-être un jour créer un pancréas humain chez un animal. Mais on en est encore loin, cela relève un peu de la science-fiction », explique Pierre Savatier. Alors qu’environ 50 % des cellules souches pluripotentes survivent lors d’une injection entre deux animaux, « en moyenne seule une cellule sur 10 000 survit (0,01 %) » lors d’une injection entre un humain et un animal.

Aux États-Unis, les chercheurs travaillent principalement sur une injection de cellules humaines en utilisant le porc comme animal hôte. Ils transfèrent ensuite l’embryon dans l’utérus de la femelle mais arrêtent les expérimentations au bout de 4 ou 5 semaines. Selon Pierre Savatier, l’espérance de vie dépend de l’organe concerné. Par exemple, un singe serait tout à fait capable de survivre avec un pancréas humain.

Éthique plastique

En France, les barrières sont plus hautes qu’au Japon et ou États-Unis. « Pour l’instant, nous n’avons fait que des injections in vitro et cultivé l’embryon un certain temps sans franchir le cap qui consiste à le transférer dans une femelle singe, simplement parce que la loi ne nous le permet pas », précise Pierre Savatier. Ce dernier ajoute qu’il est nécessaire de faire évoluer cette loi pour mener ces expérimentations plus loin, à l’image du Japon.

Hiromitsu Nakauchi

« En France, la loi ne définit pas ce qu’est une chimère donc elle n’a pas vraiment de valeur. L’un des messages que l’on a est qu’il faut clarifier la loi et donner des définitions aux choses », ajoute-t-il. Jusqu’ici, l’injection des cellules pluripotentes humaines dans des animaux est autorisée, mais l’inverse est interdit. « On ne demande pas de pouvoir faire tout et n’importe quoi, juste des choses scientifiquement et médicalement justifiées ». Selon lui, créer des animaux chimériques « ne présente pas de risque sanitaire ».

Si créer un porc avec un pancréas humain ne pose pas de problème éthique majeur pour la communauté scientifique, la fabrication de chimères entre deux espèces peut toucher d’autres organes que celui visé. Dans le cas où des cellules humaines se retrouveraient dans le cerveau de l’animal, un animal dont le cerveau comporte une contribution humaine aurait été créé.

« On ne sait pas si cet animal aurait des capacités cognitives supérieures aux autres animaux, car on ne l’a jamais fait, et on peut se demander dans quelle mesure cet animal chimère sera humanisé », songe Pierre Savatier. Ces chimères pourraient constituer une ressource considérable pour des malades ayant besoin d’une transplantation d’organes. Mais en les créant, les scientifiques risquent d’affecter le vivant avec une rapidité jamais vue.


Couverture : U.S. Salk Institute