Le culte

Depuis le plafond, une lumière blanche tombe sur le sommet d’un escalier bordé de colonnes et de torches. Elle plonge ainsi dans les deux ailes violettes qui sont accrochées au-dessus des marches et s’y mélange, comme à l’entrée d’un temple. Quatre jeunes femmes trônent au milieu de ce décor solennel, régnant sur un culte qui peut paraître bien mystérieux. Les initiés auront reconnu la première scène du clip de « How You Like That », le nouveau morceau du quatuor coréen Blackpink. Et leur culte est en train de se répandre un peu partout dans le monde.

Pour le lancement de la vidéo, le 26 juin dernier, plus d’1,65 million de fans étaient présents en live sur YouTube. Après ce premier record, « How You Like That » est devenu le clip le plus regardé sur la plateforme en 24 heures, avec plus de 82,4 millions de vues une journée. L’année dernière, ce groupe de K-Pop aux 40 millions d’abonnés avait atteint le milliard de vues avec « DDU-DU DDU-DU ». Il est ainsi passé devant un autre phénomène de la K-Pop, BTS, qui avait explosé en avril 2019 et dont le clip « DNA » vient tout juste de dépasser lui aussi la barre du milliard de vues. Le groupe aurait rapporté cinq milliards de dollars à l’économie coréenne en 2018.

Devenue populaire un peu partout en Asie au mitan des années 2000, la K-Pop est aujourd’hui le genre qui se développe le plus vite au monde. Aux États-Unis, ses fans sont si nombreux qu’ils peuvent saboter un meeting de Donald Trump et peser pour le mouvement BlackLivesMatter. Samedi 20 juin, ils ont acheté plus de la moitié des places pour le premier rassemblement du président américain depuis le début de la pandémie à Tulsa, dans l’État de l’Oklahoma… sans aucune intention de s’y rendre. Trump s’est ainsi retrouvé avec un peu plus de 6 000 personnes à son meeting, alors qu’il prévoyait d’en rencontrer 20 000.

Autre sabotage : celui d’une application de la police. Fin mai, les autorités de Dallas ont créé une application visant à récolter des vidéos de personnes ayant fait des écarts de comportement lors des manifestations contre le racisme et les violences policières. Le lendemain de sa création, l’application était temporairement fermée à cause d’un flood, c’est-à-dire une réception trop importante de messages. Les fans de K-Pop se sont joués de la police en envoyant des vidéos d’eux ou de leurs artistes en train de réaliser des chorégraphies.

Derrière ce phénomène devenu étonnamment politique, la mécanique bien huilée du label YG Entertainment tourne à plein régime. Fondée en 1996, cette maison de disque a déjà connu un succès international en signant un contrat avec PSY, l’auteur du tube « Gangnam Style » en 2012. Et elle ne laisse rien au hasard : « Toutes les personnes qui participent à l’élaboration d’un morceau et de son clip, comme les chorégraphes, les beatmakers, ou même les paroliers, sont des maîtres dans leur domaine », nous explique Jane Carda, rédactrice en chef et fondatrice du K-Pop Life Magazine. En plus du domaine artistique, YG Entertainment gère savamment la relation entre ses stars et leurs fans.

« Les labels cherchent à faire connaître les membres des groupes avant même leur début. Ils veulent créer une relation particulière avec les membres et les présenter en tant que groupe mais également en tant qu’individus », précise Jane Carda. « Même si des budgets importants sont investi dans le développement de la k-pop, les fans sont également une part très importante du développement d’un groupe et ils font beaucoup pour assurer par eux-mêmes la promotion de leur groupe favori. » Cette stratégie fonctionne d’autant mieux que, dans la culture coréenne, il est important d’établir des liens entre deux personnes, ou deux entreprises, avant même de chercher à produire quelque chose.

À l’heure où les réseaux sociaux exercent un rôle majeur dans la carrière des artistes, c’est ce qui a permis à la K-Pop de conquérir le monde.

Big bang

Dans l’histoire de la K-Pop, le premier groupe cité est souvent Seo Taiji & Boys, un trio de rap très inspiré par les MC américains des années 1990. À sa séparation en mars 1996, un membre du trio, Yang Hyun-suk, a fondé YG Entertainment. Après quelques années à financer des rappeurs locaux sans grand relai, le label a lancé la carrière d’un adolescent qui se faisait appeler Se7en. Fort de ce succès inespéré, Yang Hyun-suk s’est mis à faire confiance à des inconnus pour monter des boys ou des girls bands. « Les jeunes coréens qui entrent dans un label pour se former, travaillent des années sans ménager leurs efforts », explique Jane Carda « Ils atteignent un très haut niveau en chant, en danse ou encore en acting et les fans du genre musical aiment à le rappeler. Ce ne sont pas que de beaux minois mais aussi des artistes complets. »

Cette méthode a fonctionné pour YG Entertainment avec Big Bang en 2006, qui deviendra le troisième groupe le mieux payé dans le monde juste derrière One Direction et Backstreet Boys, et devant Maroon 5. La relève a été prise en 2009 par les quatre filles de 2NE1, à qui Blackpink est aujourd’hui comparé. Si les premières prestations télévisées des interprètes de « How You Like That » n’étaient guère convaincantes, elles se sont peu à peu améliorées, tout en se bâtissant une solide réputation à l’extérieur du champ musical. Jisso est devenue l’égérie de Dior et de Kiss Me, Jennie influenceuse et Lisa la star la plus suivie sur Instagram. Rosé a de son côté collaboré avec le chanteur sud-coréen G-Dragon.

En 2019, Blackpink a décroché trois records au Guinness Book avec le single « Kill This Love », écouté à 312 millions de reprises sur Spotify et vu 824 millions de fois sur YouTube. La même année, le quatuor a réalisé la tournée la plus lucrative jamais réalisée par des musiciennes coréennes. Dans la foulée, Jisoo posait pour Burberry à Londres, Rosé pour Yves Saint-Laurent, tandis que Jennie rencontrait Cardi B par l’entremise de Chanel.

Mais la proximité entre ces artistes et leurs fans ne sert pas seulement les marques. Le groupe BTS a annoncé le 7 juin un don d’un million de dollars en soutien au mouvement BlackLivesMatter. Les fans du groupe ont alors formé le One in an Armyun fonds pour récolter l’argent nécessaire. En moins de 24 heures, le million de dollars était atteint. Ce mouvement se prolonge à travers la diaspora. Le 11 juin dernier, le chanteur et producteur américain d’origine sud-coréenne Jay Park a sorti le clip de son morceau « All The Way Up ». Dès le début de celui-ci, il évoque la mort de George Floyd, en écrivant #BlackLivesMatter sur un fond noir.

La K-Pop a désormais une telle résonance qu’elle peut peser sur des grands sujets. « Il y a tellement de millions de fans dans le monde que tous les pays se sont adaptés et tout le monde a un rayon K-Pop désormais », constate Jane Carda. « Quand on a créé le magazine il y a neuf ans, il y avait un concert par an, aujourd’hui on ne peut même pas tous les traiter tellement il y en a. » Après avoir sorti le morceau « Sour Candy » avec Lady Gaga fin mai, Blackpink s’est mis sur orbite avec « How You Like That ». Tout est en place pour que son culte continue de faire des adeptes hors d’Asie.


Couverture : YG Entertainment