Le téléphone dans le peignoir

Devant les yeux mi-clos de Thierry Herzog, une cohorte de policiers pénètre dans son appartement avec une assurance que la lumière n’a pas encore. Ce mardi 4 mars 2014, au petit matin, le célèbre avocat est réveillé par une perquisition. Alors que les agents commencent leurs fouilles, l’un d’eux lui demande combien de téléphone il possède. « Un seul », répond Me Herzog, impassible. Après avoir demandé au conseil de l’ancien président Nicolas Sarkozy de confirmer sa réponse, le policier compose un numéro, qui fait aussitôt sonner un mobile. Ce deuxième appareil se cachait dans le peignoir de Thierry Herzog.

Les forces de l’ordre connaissaient l’existence de cette ligne non-officielle, car voilà des semaines que le pénaliste est sur écoute. Il est loin d’être le seul. Au fil des mois, on a appris que plusieurs ténors du barreau de Paris ont été secrètement écoutés par le parquet national financier (PNF). Pour savoir comment Nicolas Sarkozy avait été informé qu’il était sur écoute, ainsi que Thierry Herzog, le PNF aurait notamment placé Eric Dupond-Moretti, Hervé Témime, Jean Veil, Jacqueline Laffont et Marie-Alix Canu-Bernard sous surveillance.

Pour faire la lumière sur cette affaire, et répondre à l’indignation de l’Ordre des avocats de Paris, la garde des Sceaux Nicole Belloubet a saisi le PNF le 1er juillet 2020. Une enquête sera ainsi menée afin de « déterminer l’étendue et la proportionnalité des investigations effectuées et le cadre procédural de cette enquête ». Le rapport de l’inspection devra être remis le 15 septembre prochain.

Selon Me Canu-Bernard, avocate pénaliste au Barreau de Paris depuis 1991, « le parquet a détourné la procédure légale permettant les écoutes d’un avocat, ce qui impose normalement d’informer le bâtonnier et de préciser le motif ». Car il faut savoir, confirme au téléphone l’avocat au Barreau de Paris, Me Benoit David, que « la mise sur écoute d’un avocat doit se faire dans un cadre très précis. » Le bâtonnier de Paris « n’est pas obligé d’avertir les avocats concernés, mais il doit être prévenu que des avocats ont été mis sur écoute », précise l’avocat.

Justement, le bâtonnier de Paris, Olivier Coussi, estime que « si ces faits sont avérés, ils représentent une menace inquiétante pour le secret professionnel ». Le fait que le bâtonnier n’ait pas été prévenu des écoutes peut entraîner leur nullité. Cela caractériserait aussi un « dysfonctionnement de la justice », valant à l’État d’être « assigné devant le tribunal de grande instance en réparation du préjudice subi », précise Me Benoît David.

Le célèbre avocat Eric Dupont-Moretti fait partie des personnes qui ont été placées sur écoute par le PNF. Il a indiqué avoir déposé plainte mardi 30 juin pour « violation de la vie privée et du secret des correspondances » et « abus d’autorité ». Un autre avocat, Me Hervé Temime, dénonce l’emploi de moyens « disproportionnés et déloyaux pour s’en prendre à tout prix à Nicolas Sarkozy et à son avocat, dans un dossier totalement inconsistant ».

L’avocate de Nicolas Sarkozy, Me Jacqueline Laffont, assure que le résultat de cette enquête du PNF aurait été caché à la défense jusqu’au moment où Nicolas Sarkozy allait être renvoyé devant le tribunal correctionnel. L’ancien président de la République a lui tweeté le 25 juin dernier en n’exprimant « qu’une seule demande : le respect de l’État de droit ». Il exige que la vérité soit établie sur les circonstances dans lesquelles a été menée l’enquête. L’inspection de Nicole Belloubet va dans le sens de cette demande.

« Le but de l’inspection est de vérifier si le PNF n’a pas dépassé le rôle qu’il doit avoir normalement, s’il n’a pas abusé de ses droits, et de voir s’il y a eu un dysfonctionnement. C’est comme une enquête de police où l’IGPN est saisie », explique Me Benoît David en référence à la police des polices. L’actuel chef du PNF, Jean François Bohnert, défend le travail de son institution en affirmant qu’à aucun moment, les magistrats et les enquêteurs « ne sont sortis des clous ».

Bismuth est au courant

Un mois avant de sonner dans son peignoir, en février 2014, le second téléphone de Thierry Herzog sonne. À l’autre bout du fil, c’est Nicolas Sarkozy. Les deux hommes se parlent sur leurs mobiles secondaires, puisqu’ils se savent écoutés sur leurs téléphones principaux. La justice cherche à savoir si des fonds libyens sont venus abonder le compte de campagne de l’ancien ministre de l’Intérieur en 2007. Dans le cadre de cette investigation, les enquêteurs ont décidé de placer Sarkozy sur écoute en septembre 2013.

Pour éviter de se faire espionner, Nicolas Sarkozy a donc ouvert une seconde ligne téléphonique au nom d’un certain « Paul Bismuth ». Malheureusement pour lui, les autorités ne sont pas tombées dans le panneau et ont placé une nouvelle fois Sarkozy sur écoute. Ces écoutes révèlent que l’ancien président est un peu trop bien renseigné sur une procédure couverte par le secret à la Cour de cassation : l’affaire Bettencourt.

Les enquêteurs découvrent alors que les deux hommes auraient tenté de corrompre un magistrat à la Cour de Cassation : Gilbert Azibert. Ce dernier a renseigné Nicolas Sarkozy et son avocat sur l’avancée de la procédure, dans le cadre de l’affaire Bettencourt. En échange, Nicolas Sarkozy est suspecté de lui avoir promis un poste de procureur à Monaco. Le 25 février, Nicolas Sarkozy a rendez-vous avec le ministre d’État Michel Roger pour appuyer la candidature de Gilbert Azibert à Monaco, présument les enquêteurs.

L’ancien président prévoyait de « faire la démarche à midi », mais le lendemain, il se serait rétracté. « Ça m’embête de demander quelque chose », ce serait « un peu ridicule » jugeait Sarkozy. À ce moment-là, le PNF a ouvert une enquête pour violation du secret de l’instruction afin de déterminer l’identité de la personne qui a indiqué à Nicolas Sarkozy et son avocat qu’ils étaient sur écoute. En parallèle, le PNF a ouvert une enquête pour trafic d’influence contre Nicolas Sarkozy.

Eric Dupont-Moretti

Pour identifier la taupe, le PNF a utilisé les « fadettes » de Thierry Herzog, c’est-à-dire ses relevés d’appels téléphoniques, puis celles d’Eric Dupont-Moretti, qui a essayé de le joindre le 25 février. Pour faire avancer l’enquête, ils ont décidé de poursuivre les investigations en 2016 en plaçant sur écoute de nombreux grands avocats du Barreau de Paris qui ont été en contact avec Nicolas Sarkozy ou son avocat, ou qui ont collaboré avec eux. Parmi les avocats concernés on retrouve Eric Dupont-Moretti, Jean Veil, Jacqueline Laffont ou encore Hervé Témime.

Trois ans plus tard, à la fin de l’année 2019, l’affaire a été classée sans suite pour infraction insuffisamment caractérisée. Cependant, les avocats placés sur écoute pendant plus de trois années n’ont jamais été mis au courant de cette procédure. Ces derniers ont découvert l’ampleur de la surveillance au début de l’année 2020.  « Ça montre l’aspect désespéré de la procédure, on va chercher jusqu’au bout du monde des preuves qui n’existent pas, tout ça pour déboucher sur un constat d’échec et le cacher à la défense », a réagi auprès de l’AFP Paul-Albert Iweins, l’avocat de Me Herzog.

La mise sur écoute des avocats a apparemment été réalisée en catimini par le PNF, sans que quiconque en soit averti. Avec une telle méthode, peut-être les enquêteurs cherchaient-ils à éviter à tous prix que Sarkozy apprenne qu’il était sur écoute. Mais ils devront en répondre. Quant à Nicolas Sarkozy, Thierry Herzog et Gilbert Azibert, ils seront jugé entre le 23 novembre et le 10 décembre prochains.


Couverture : Taylor Grote