Jeu de miroir

Entre l’automne 2011 et le début de l’année 2015, un courtier en bourse russe du nom d’Igor Volkov appelait le bureau des actions du siège de la Deutsche Bank à Moscou pratiquement tous les jours. Volkov avait affaire à un sales trader – le plus souvent une jeune femme du nom de Dina Maksoutova – à qui il demandait de passer deux ordres simultanément. Dans le premier, il utilisait des roubles pour acheter des actions russes de valeur « phare », comme Lukoil, pour le compte d’une entreprise russe. Généralement, l’ordre représentait environ dix millions de dollars d’actions. Dans le second ordre, Volkov – qui agissait pour le compte d’une autre société, le plus souvent immatriculée dans un territoire offshore comme les îles Vierges britanniques – vendait la même quantité des mêmes actions russes, à Londres, en l’échange de dollars, de livres ou d’euros. L’entreprise russe et la société offshore étaient toutes les deux détenues par le même propriétaire. La Deutsche Bank aidait donc son client à acheter et à vendre à lui-même.

À première vue, ces transactions semblaient banales, voire inutiles. La Deutsche Bank touchait une petite commission pour l’exécution des ordres d’achat et de vente, et les clients en étaient grosso modo au même point financièrement. C’est parce qu’inspecter ces transactions individuellement était comme se tenir trop près d’un tableau impressionniste : on voyait les coups de pinceaux mais pas les nénuphars. En réalité, ces transactions n’avaient pas pour but de faire des bénéfices. C’était une façon de faire sortir de l’argent du pays. L’entreprise russe et la société offshore appartenant au même propriétaire, ces opérations apparemment ordinaires étaient alchimiques : transformer des roubles coincés en Russie en dollars bien planqués à l’étranger. Sur les marchés de Moscou, ce tour de passe-passe avait un surnom : konvert. Dans les médias spécialisés, cette pratique est connue sous le nom de trading miroir.

feat_wiswell-3

Les bureaux de la Deutsche Bank à Moscou
Crédits : Andrey Rudakov

Les transactions miroir ne sont pas illégales en soi. L’objectif du bureau des actions d’une banque d’investissement est d’aider les clients autorisés à acheter et vendre des actions, et il peut y avoir des raisons légitimes d’effectuer des opérations simultanées. Un client peut par exemple vouloir tirer parti de la différence entre la valeur locale d’une action et son cours à l’étranger. Ces transactions miroir n’enfreignant aucune réglementation prises individuellement, certains employés qui travaillaient au siège russe de la Deutsche Bank à l’époque nient en bloc qu’il s’agissait d’activités frauduleuses. (J’ai parlé à 14 employés anciens et actuels de la Deutsche Bank à Moscou de ces transactions miroir, ainsi qu’à plusieurs personnes proches des clients impliqués. La plupart ont demandé à ne pas être nommés, soit parce qu’ils avaient signé des accords de confidentialité, soit parce qu’ils travaillent encore dans le secteur bancaire.)

Lorsqu’on prend de la distance pour les observer, ces transactions miroir répétées constituent une ruse diablement efficace pour déplacer et cacher de l’argent d’origine suspecte. Les activités de la Deutsche Bank sont à présent soumises à une enquête menée par le département de la Justice américain, le département des Services financiers de l’État de New York et certaines autorités des marchés financiers du Royaume-Uni et d’Allemagne. Trois membres de son bureau des actions russe ont été suspendus pour leur rôle dans les transactions miroir. Dans un rapport interne, la Deutsche Bank a révélé que jusqu’au mois d’avril 2015, près de dix milliards de dollars ont été sortis de Russie par ce biais. Reste à savoir à qui appartenait cet argent et pourquoi il a été déplacé.

~

La Deutsche Bank est une institution colossale dont le siège est situé à Francfort. Elle compte environ 100 000 employés dans 70 pays. À sa fondation en 1870, son but avoué était de faciliter les échanges entre l’Allemagne et les autres pays. Elle s’est rapidement établie à Shanghai, Londres et Buenos Aires. En 1881, la banque est arrivée en Russie, où elle a aidé au financement de chemins de fer commandés par Alexandre III. Elle y opère depuis ce temps-là.

ulyces-deutschebank-01

Le logo de la Deutsche Bank

Pendant la période nazie, la Deutsche Bank a souillé sa réputation en finançant le régime d’Hitler et en achetant de l’or volé aux juifs. Après la guerre, la banque s’est concentrée sur son marché domestique, où elle a joué un rôle significatif dans le « miracle économique » allemand, au sortir duquel le pays a retrouvé sa position d’État le plus puissant d’Europe. À la suite de la déréglementation des marchés financiers américains et britanniques, dans les années 1980, la Deutsche Bank a renoué avec ses ambitions internationales en faisant l’acquisition de banques d’investissement majeures : l’établissement londonien Morgan Grenfell, en 1989, et l’établissement américain Bankers Trust, en 1998. Au début du nouveau millénaire, la Deutsche Bank était devenue l’une des dix plus grandes banques du monde. En octobre 2001, elle faisait ses débuts à la bourse de New York.

Bien que le siège de la banque reste en Allemagne, son pouvoir a abandonné Francfort pour s’installer à Londres, paradis de l’investissement où des bénéfices plus copieux attendaient. La confrontation de différentes cultures bancaires n’a pas toujours été un succès au sein de l’institution. Dans les années 1990, quand des centaines d’Américains sont venus travailler pour la Deutsche Bank à Londres, les responsables allemands ont dû installer un panneau dans le hall d’entrée épelant phonétiquement « Deutsche », car beaucoup d’Américains appelaient leur employeur douche bank, la banque des gros cons.

En 2007, le cours des actions de la banque a atteint un sommet historique : 159 dollars. Mais elle enflait aussi vite que mal. Avant l’effondrement du marché de l’immobilier aux États-Unis en 2008, qui a engendré une crise financière mondiale, la Deutsche Bank a engendré environ 32 milliards de dollars de CDO, ce qui n’a fait qu’aggraver la bulle immobilière. En 2010, ce sont ses propres employés qui l’ont accusée d’avoir dissimulé des pertes d’une valeur de 12 milliards de dollars. Eric Ben-Artzi, un ancien analyste risques, était l’un des trois lanceurs d’alerte. Il a confié à la Securities and Exchange Commission (SEC) que si on avait été au fait la véritable santé financière de la banque en 2008, elle aurait pu s’effondrer comme Lehman Brothers. L’année dernière, la Deutsche Bank a dû s’acquitter d’une amende de 55 millions de dollars auprès de la SEC mais n’a reconnu aucune malversation. Ben-Artzi affirme que les responsables de la banque n’ont encouru qu’une petite pénalité pour un crime terrible. « Il y avait une vraie culture de la criminalité là-bas », dit-il. « Le management de la Deutsche Bank l’a structurellement conçue pour permettre aux individus corrompus de s’adonner à la fraude. »

Les scandales prolifèrent à la Deutsche Bank. Depuis 2008, elle a payé plus de neuf milliards de dollars en amendes et arrangements pour des méfaits qui vont de la conspiration pour manipuler le prix de l’or et de l’argent, à l’escroquerie de sociétés de prêt hypothécaire, en passant par des violations des sanctions américaines après avoir fait affaire avec l’Iran, la Syrie, la Libye, le Myanmar et le Soudan. L’année dernière, la Deutsche Bank a dû payer 2,5 milliards de dollars aux régulateurs des marchés financiers américains et britanniques et licencier sept employés pour son rôle dans la manipulation du Libor londonien, qui représente le taux d’intérêts moyen auquel les banques prêtent aux autres banques. En Grande-Bretagne, une autorité financière majeure a réprimandé la Deutsche Bank non seulement pour sa manipulation du Libor mais aussi pour son manque de franchise. « Les fautes de la Deutsche Bank ont été aggravés par le fait qu’ils nous ont plusieurs fois induits en erreur », explique Georgina Philippou, de la FCA. « La banque a mis bien trop longtemps à nous fournir des documents cruciaux et ils ont beaucoup trop traîné à remettre de l’ordre dans leurs systèmes. »

En avril 2015, la combine des transactions miroir a été révélée. Après une enquête interne de deux mois, trois employés de la Deutsche Bank ont été suspendus. L’un d’eux était Tim Wiswell, un Américain de 37 ans qui travaillait comme directeur du bureau des actions russe. Les deux autres étaient des traders russes du même bureau : Dina Maksoutova et Gueorgui Bouznik. Quelques temps plus tard, Bloomberg News a révélé qu’une partie de l’argent des transactions miroir appartenait à Igor Poutine, un cousin du président russe, et à Arkadi et Boris Rotenberg. Les frères Rotenberg possèdent la plus grande entreprise de construction russe, SGM, et sont de vieux amis de Vladimir Poutine. Ils figurent sur la liste des personnalités russes sanctionnées par l’UE et les États-Unis, qui a été établie en réponse à l’intervention militaire de Poutine en Crimée. D’après le département du Trésor américain, les Rotenberg ont « gagné des milliards de dollars grâce à des contrats » accordés à leur société par le gouvernement russe, souvent après un processus de candidature opaque. L’année dernière, SGM a notamment décroché un contrat d’une valeur de 5,8 milliards de dollars pour construire un pont de 20 kilomètres entre la Russie et la Crimée.

ST. PETERSBURG - FEBRUARY 27: A picture taken on February 27, 2012, shows billionaire Boris Rotenberg attending a judo competition in Saint Petersburg. US President Barack Obama announced the new round of punitive measures against 20 Russian lawmakers and senior government officials, in addition to 11 individuals already targeted. Obama said Russia risked further isolation if it did not reverse course. Among those named were top businessmen close to President Vladimir Putin such as billionaire Boris Rotenberg. (Photo by SERGEI SNEGOV/AFP/Getty Images)

Les frères Rotenberg
Crédits : Sergei Snegov

En juin 2015, cédant sous la pression accrue des actionnaires après le scandale de trading miroir et d’autres affaires, les co-PDG de la Deutsche Bank, Anshu Jain et Jürgen Fitschen, ont présenté leur démission. Ils ont été remplacés par John Cryan, dont la mission est de nettoyer la banque. En septembre dernier, il a annoncé la cessation imminente de toute activité d’investissement bancaire en Russie. Quand la banque d’investissement de Moscou a fermé ses portes, en mars 2016, les employés au chômage ont organisé un dîner dans un restaurant proche de leurs anciens bureaux. À la fin de la soirée, les banquiers dansaient sur les tables.

Le courtier russe

Un grand nombre d’employés passés et présents de la Deutsche Bank comprennent mal comment le bureau des actions d’une succursale mineure a pu entacher l’institution toute entière. La fonction du bureau de Moscou était simple : il achetait et vendait des actions pour les entreprises clientes autorisées – fonds communs, sociétés de courtage, fonds spéculatifs, etc. Le bureau comptait une vingtaine d’employés parmi lesquels des chercheurs, qui analysaient les données financières ; des sales traders, qui prenaient les appels des clients pour acheter et vendre des ordres ; et des traders, qui exécutaient les ordres. D’après un ancien employé, le bénéfice annuel du bureau avant le crash de 2008 était approximativement de 300 millions de dollars. Après le crash, les bénéfices ont chuté de plus de moitié. Dans ce contexte de décroissance massive, le bureau de Moscou a dû trouver de nouveaux flux de revenus hors des sentiers battus.

1-114

Karina Rotenberg dans Tatler
Crédits : Tatler

Au sein de la fédération de Russie, de nombreuses entreprises se soustraient aux impôts en installant leur siège dans des juridictions offshore, comme Chypre. Les Russes fortunés, de leur côté, déplacent souvent leurs fortunes privées dans des paradis fiscaux, pour cacher leurs avoirs aux yeux d’un État qu’ils jugent prédateur et capricieux. Cet argent fugitif est fréquemment investi dans des biens immobiliers : sur Park Lane à Londres ou Park Avenue à New York. (La femme de Boris Rotenberg, Karina, a révélé à l’édition russe de Tatler que la famille avait trois résidences principales : une à Moscou, une à Monaco, et une « dacha » en Provence, où elle a ses chevaux.)

L’impact de cette fuite de capitaux se ressent aux deux extrémités du voyage. Un rapport publié l’année dernière par des analystes de la Deutsche Bank estiment que les afflux de capitaux non comptabilisés au Royaume-Uni en provenance de Russie sont fortement corrélés à l’augmentation du prix des maisons en Angleterre et, dans une moindre mesure, à un renforcement de la livre sterling. Les fuites de capitaux affaiblissent l’assiette fiscale russe et sa monnaie. En 2012, Poutine a lancé un programme de « dés-offshorisation », pressant les entreprises et les oligarques de conserver leurs sièges et leurs fortunes au pays. Deux ans plus tard, après que l’incursion de la Russie en Crimée a conduit à des sanctions de l’Union européenne et des États-Unis, Poutine a déclaré l’offshorisation illégale. Mais avec le naufrage du rouble, les Russes nourrissent plus que jamais le désir de sortir leur argent du pays. Le trading miroir était le plan d’évasion idéal.

Selon certaines personnes au fait du trading miroir de la Deutsche Bank, les principaux clients impliqués dans la combine sont venus trouver la banque en 2011 en la personne de Serguei Souverov, un analyste financier. Souverov a quitté la banque peu de temps après. (Il n’a été accusé d’aucun méfait.) Igor Volkov, le courtier russe, est devenu le principal représentant des clients. Au départ, les comptes dont s’occupait Volkov – des fonds basés en Russie et à l’étranger, avec des noms anodins tels que Westminster, Chadborg, Cherryfield, Financial Bridge et Lotus – passaient des ordres classiques. Mais Volkov n’a pas tardé à prévenir ses contacts à la Deutsche Bank qu’il voulait réaliser de plus gros volumes d’échanges simultanés. (Il m’a été impossible de le contacter.)

Que savait la Deutsche Bank à propos des entreprises représentées par Volkov ? Chaque nouveau fonds qui souhaitait commercer avec la Deutsche Bank – les « contreparties » – était soumis à un « double examen » par les départements conformité de Londres et Moscou, afin de s’assurer que leurs papiers étaient en ordre. Toutes les contreparties ont passé les examens sans encombre. La banque devait aussi compléter une évaluation KYC (Know Your Client) et déterminer si le client avait la moindre tendance criminelle. La Deutsche Bank ne s’est pas appesanti sur la source des fonds – cela vaut pour Westminster et les autres clients de Volkov. D’après d’anciens employés du bureau, la procédure KYC exigeait simplement des sales traders qu’ils demandent aux contreparties d’écrire un paragraphe dans lequel ils indiquaient la source de leurs fonds. « Personne ne posait davantage de questions », se souvient un ancien employé.

Le bureau des actions russe avait en temps normal quatre sales traders pour prendre les appels des clients. Deux étaient américains et deux – Maksoutova et Bouznik – étaient russes. Les sales traders en référaient à Tim Wiswell, l’Américain en charge de l’équipe du bureau, et Carl Hayes, un responsable de Londres. Deux autres managers – Batoubay Ozkan à Moscou et Max Koep à Londres – supervisaient les activités du bureau.

Plusieurs employés de la Deutsche Bank à Londres étaient au courant des transactions miroir.

Maksoutova et Bouznik se chargeaient des clients russes. C’est à Maksoutova que revenaient les clients représentés par Volkov. Ses collègues racontent qu’elle savait peu de choses de Volkov. Un ancien collègue trader de Volkov le décrit comme un homme corpulent d’une quarantaine d’années. Il ajoute qu’ « il aime la bière ». Un autre de ses anciens collègues dit de lui que « ce n’était pas un grand trader, mais un excellent pêcheur ». Volkov avait auparavant travaillé chez Antanta Kapital, une société de courtage détenue par Arcadi Gaydamak, un milliardaire russe-israélien. Antanta Kapital a cessé ses activités de trading en 2008 et Gaydamak a plus tard été mis en examen en Israël pour fraude et blanchiment d’argent. (Il a fait du sursis à l’époque, mais il a récemment passé trois mois en prison en France pour trafic d’armes illégal.)

En 2009, des hauts dirigeants d’Antanta Kapital ont formé Westminster Capital Management, qui est devenu l’un des premiers gros clients du bureau en matière de trading miroir. Un employé de la Deutsche Bank décrit Volkov comme le « bras armé » de Westminster. Ce dernier a commencé à réaliser des transactions miroir pour d’autres entreprises.

Quatre employés de la Deutsche Bank à Moscou se souviennent que personne ne cherchait à dissimuler la combine. Wiswell, Bouznik et Maksoutova ont tous rencontré Volkov, et ses ordres étaient discutés ouvertement au bureau. Leurs collègues se rappellent aussi que Hayes a interrogé Bouznik et Wiswell à propos des transactions miroir. Rares sont les conversations de ce type à avoir été enregistrées par les système de surveillance de la Deutsche Bank, malheureusement. Au bureau, ces discussions avaient lieu en face à face au détour d’un couloir, et les vidéoconférences avec leurs collègues de Londres n’étaient pas enregistrées.

Plusieurs employés de la Deutsche Bank à Londres étaient au courant des transactions miroir, bien que les ordres soient passés à Moscou. Le bureau de Londres réalisait la moitié des transactions. Les opérations ont été consignées par un système informatique appelé DB Cat, qui cataloguait chaque transaction réalisée par la banque. Hayes et Koep, les superviseurs de Londres, pouvaient consulter les reçus d’opérations depuis leurs ordinateurs.

Beaucoup d’employés de la Deutsche Bank étaient au fait des transactions miroir, mais tout le monde n’était pas en accord avec ces pratiques pour autant. Fin 2012, Maksoutova est partie en congé maternité et Bouznik a temporairement travaillé avec Volkov. Il n’était pas à l’aise avec ces ordres d’achat et de vente identiques, et il a demandé deux fois à rencontrer Wiswell pour discuter du trading miroir. Ses collègues racontent que Wiswell a personnellement consulté les comptes de Volkov. Il l’a assuré que les opérations étaient légales, et Bouznik n’a pas fait part de ses préoccupations à d’autres managers. (Ni Wiswell, ni son avocat n’ont répondu à mes dizaines de sollicitations de commentaires.)

ulyces-deutschebank-couv

La Deutsche Bank dans la tourmente
Crédits : DR

Un jour de 2011, le côté russe d’une transaction miroir – d’une valeur d’environ dix millions de dollars – n’a pas pu aboutir : la contrepartie, Westminster Capital Management, venait de perdre sa licence de trading. Le Service fédéral des marchés financiers (FFMS) en Russie a pénalisé Westminster et Financial Bridge pour s’être servi de la bourse de façon irrégulière afin de faire sortir de l’argent du pays. L’échec de l’opération était un vrai problème pour la Deutsche Bank. La banque avait acheté plusieurs millions de dollars d’actions sans recevoir un centime de la part de Westminster. Lorsqu’un bureau de trading est soudainement déficitaire de plusieurs millions de dollars, tous les employés de l’institution le remarquent. L’épisode aurait dû donner lieu à de sérieux soupçons – surtout compte tenu de la révocation de la licence de Westminster –, mais ça n’a apparemment pas été le cas.

Les employés racontent que l’échec de la transaction a trouvé une issue en novembre 2012, quand Westminster a remboursé la Deutsche Bank. Volkov a recommencé à appeler le bureau pour effectuer des transactions miroir, pour le compte d’autres contreparties. Ces sociétés ont supposément été soumises à un examen rigoureux, et la totalité d’entre elles ont été jugées satisfaisantes par le département conformité de la Deutsche Bank. Pourtant, un détail laissait penser qu’il y avait quelque chose de louche. Ces clients perdaient constamment de petites sommes d’argent : la différence entre le cours de l’action à Moscou et sa valeur à Londres jouait souvent contre eux, et ils devaient payer à la Deutsche Bank une commission pour chaque transaction – entre dix centièmes et quinze centièmes de point de pourcentage par transaction. Un ancien manager de la Deutsche Bank explique que ce curieux entêtement des contreparties à perdre de l’argent encore et encore aurait dû « sonner une alarme de tous les diables » : il était évident que le véritable but des transactions miroir était de faciliter la fuite des capitaux.

Wiswell, Bouznik et Maksoutova savaient qu’un intérêt commun devait exister entre les contreparties, car la plupart étaient représentées par Volkov. Mais même les employés de la Deutsche Bank ne travaillant pas au bureau auraient pu remarquer après un rapide examen à quel point les fonds étaient uniformes. D’après des documents publics, Chadborg Trade LLP, qui est basé au Royaume-Uni, détenait la totalité de Lotus Capital, qui était basé en Russie. Une autre entité britannique qui faisant partie de la combine, ErgoInvest, était enregistrée au même bureau du Hertfordshire que Chadborg. Par ailleurs, Westminster Capital Management a été acheté en 2010 par un homme du nom d’Andreï Gorbatov. En 2014, Gorbatov a acheté une autre société de courtage russe impliquée dans les transactions miroir : Rye, Man & Gor. Certains disent que les mêmes personnes qui ont fondé Westminster sont également à l’origine d’une des autres contreparties : Cherryfield Management, enregistrée dans les îles Vierges britanniques.

9070881979_86dc12f988_b

Bien à l’abri sur les îles Vierges britanniques

Les contreparties n’étaient pas la propriété d’oligarques russes. Il s’agissait de sociétés de courtage dirigées par des intermédiaires qui prenaient des commissions pour effectuer des transactions miroir, pour le compte de riches individus et d’entreprises cherchant à mettre leur argent à l’abri en territoire offshore. Un homme d’affaires voulant sortir son argent de cette façon investissait dans un fonds russe comme Westminster, puis il avait ensuite recours à des transactions miroir pour transférer cet argent dans un fonds offshore comme Cherryfield. Le fonds offshore transférait à son tour l’argent, en dollars, sur le compte offshore privé de l’homme d’affaires. Un intermédiaire ayant fondé l’un des fonds russes en question m’a confié que le coût de ses services dépendait du désir des autorités russes de mettre un frein à la fuite de capitaux. En 2011, quand les contrôles étaient laxistes, ses honoraires étaient de 0,2 %. En 2015, les sanctions se sont raffermies et Poutine s’est montré déterminé à retenir autant d’argent que possible en Russie : ses honoraires sont montés à plus de 5 %.

L’empreinte de chaque transaction miroir est minuscule. Un employé de la Deutsche Bank raconte qu’en 2014, le bureau des actions de Moscou opérait entre 70 et 90 millions de dollars d’actions par jour. Les transactions miroir, elles, n’excédaient jamais 20 millions de dollars par jour et se situaient la plupart du temps aux alentours de dix millions de dollars. (La Deutsche Bank affirme que certaines des transactions suspectes étaient « à sens unique », c’est-à-dire qu’une autre banque se chargeait de l’ordre miroir – une transaction plus laborieuse mais moins aisément traçable.)

Tout est en ordre

À qui appartiennent les fortunes qui ont été dissimulées ? En avril dernier, j’ai rencontré un courtier de Moscou qui a travaillé avec certains des clients suspects de la Deutsche Bank. Il m’a expliqué que la combine du trading miroir n’avait rien de nouveau. Elle a été inventée au cours de la décennie passée par d’autres banques en Russie, pour aider les importateurs à éviter de payer de lourdes taxes sur leurs produits. L’arnaque était simple mais ingénieuse. Un importateur russe disait dans ses factures qu’il avait acheté, disons, dix canards en plastique plutôt que de révéler le véritable chiffre, qui était de 10 000 canards en plastique. Cela lui permettant de ne payer des taxes que sur dix canards en plastique. Bien sûr, l’importateur devait tout de même payer son fournisseur étranger pour les canards en plastique restants. Il le faisait en faisant sortir de l’argent du pays au moyen de transactions miroir. Plutôt que de payer de lourdes taxes au trésor russe, l’importateur s’acquittait des honoraires d’un blanchisseur d’argent, beaucoup moins élevés.

Le courtier auquel j’ai parlé a du mal à croire que les Russes les plus fortunés, comme les frères Rotenberg, utilisent les transactions miroir. Il est vrai qu’il existe de nombreux moyens pour les amis de Poutine d’envoyer leur argent offshore, en utilisant par exemple les banques détenues par le gouvernement russe, comme Gazprombank, qui possède des succursales à l’étranger. D’autres personnes auxquelles j’ai parlé remettent en cause l’analyse du courtier russe : les sanctions des États-Unis et de l’Union européenne ont rendu difficile pour les milliardaires russes de mettre leur argent au chaud, et les transactions miroir ont l’avantage d’être une méthode discrète, du fait des montants relativement bas de chaque transaction.

image

Ramzan Kadyrov
Crédits : Kremlin

Un autre banquier russe, qui a participé à l’élaboration de la combine, m’a confié qu’une grande partie de l’argent appartenait à des Tchétchènes ayant des connexions avec le Kremlin. La Tchétchénie, cette région semi-autonome au nord du Caucase, est dirigée par l’exubérant et barbare Ramzan Kadyrov, proche de Poutine. La Tchétchénie reçoit d’importantes subventions de la part de la Russie, et une bonne part de cet argent finit dans les poches de personnages proches de Kadyrov.

Mais l’opération des transactions miroir de la Deutsche Bank semble être liée à une tentative plus globale d’expatrier de l’argent : le scandale moldave. Depuis 2010, de faux prêts et accords de dettes impliquant des sociétés britanniques ont aidé à sortir environ 20 milliards de dollars de Russie vers une banque lettone, en passant par la Moldavie. Quand la combine moldave a été découverte, à la fin de l’année 2015, plusieurs personnes ont été arrêtées. L’une d’elles étaient Alexander Grigoriev, un financier russe détenant Promsberbank – une institution aujourd’hui fermée, basée à Podolsk, qui comptait Igor Poutine parmi les membres de son conseil d’administration. Deux des actionnaires majoritaires de Promsberbank – dont Financial Bridge – ont été accusés d’effectuer des transactions miroir. L’agence de presse russe RBC a rapporté que « les agissements criminels de Promsberbank » et les transactions miroir de la Deutsche Bank étaient connectés.

La Deutsche Bank ne s’est pas exprimée sur l’identité des clients impliqués dans les transactions incriminées. Toutefois, John Cryan, le PDG, a affirmé que la banque n’avait pas sciemment soutenu des personnalités russes figurant sur la liste des sanctions. Dans l’argot abscons de la finance, le fiasco russe de la Deutsche Bank est fréquemment taxé de « défaillance des contrôles ». Dans une interview datant de mars 2016, Cryan déclarait : « À notre connaissance, ces transactions en elles-mêmes étaient inoffensives. Cela dit, l’affaire nous pousse à nous demander à quel point nos systèmes et nos contrôles sont efficaces, tout particulièrement ceux concernant l’accueil de nouveaux clients, un domaine dans lequel nous avons éprouvé des difficultés à collecter des informations suffisantes. »

Ce langage passif cadre difficilement avec la nature flagrante de la combine. Roman Borisovich, un ancien banquier d’investissement pour la Deutsche Bank à Londres qui s’occupait des sociétés russes, insiste sur le fait que la corruption des Russes était flagrante.

deutsche-bankLa myopie de la Deutsche Bank n’est pas passée inaperçue auprès des régulateurs. En mars, la FCA du Royaume-Uni leur a envoyé une lettre stipulant que la branche britannique de la banque faisait montre de « graves lacunes en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, de nature structurelle ». Un mois plus tard, Georg Thoma, un avocat siégeant au comité d’intégrité de la Deutsche Bank – il avait été nommé précisément pour améliorer les contrôles et analyser les mauvaises conduites passées de la banque – a été débarqué. Il venait de se disputer avec les responsables lors d’une réunion du conseil d’administration. Le président adjoint du conseil, Alfred Herling, a confié au journal de Francfort Allgemeine Sonntagszeitung que Thoma avait fait preuve d’ « excès de zèle » en cherchant des liens entre les hauts dirigeants de la banque et les fautes qu’elle avait commise par le passé.

Le rapport de l’enquête interne de la Deutsche Bank sur les transactions miroir n’inspire pas la confiance. Il a fallu deux ans avant que ne s’exprime la moindre inquiétude vis-à-vis des transactions miroir, et quand tous les voyants sont passés au rouge, il s’est écoulé des mois avant qu’ils ne réagissent. Le rapport interne indique qu’au début de l’année 2014, différentes parties ont posé des questions à propos de la propriété des transactions miroir, parmi lesquelles l’Hellenic Bank, à Chypre, la Banque centrale de Russie, et même certains membres du staff de la Deutsche Bank. Quand les responsables de l’Hellenic Bank ont contacté la Deutsche Bank et posé des questions sur ces transactions inhabituelles, ce n’est pas le département conformité qui leur a répondu. Leur demande a été traitée par le bureau des actions qui effectuait lesdites transactions… Evidemment, les employés de Moscou ont assuré l’Hellenic Bank que tout était en ordre.

Le blanchisseur

Tim Wiswell, le directeur du bureau des actions, était surnommé Wiz par ses collègues. Il a grandi à Essex, dans le Connecticut, et a toujours entretenu des liens étroits avec la Russie. Son père, George C. Wiswell III, a travaillé pendant de nombreuses années dans le secteur des hydrocarbures à Moscou. Tim y a fait une année de lycée.

Wiswell a été diplômé du Colby College, dans le Maine, en 2001. Il n’avait pas encore 30 ans quand il est arrivé à Moscou et il parlait déjà russe. Il a fait un stage chez Alfa-Bank, la banque privée de Mikhail Fridman, le deuxième homme le plus riche de Russie. Lorsqu’il a compris qu’il ne serait pas engagé, il a accepté un poste de subalterne chez United Financial Group, la banque d’investissement russe cofondée par Charlie Ryan, pionnier américain de la finance russe post-soviétique. En 2006, UFG a été rachetée par la Deutsche Bank. En quelques années, Wiswell est devenu le directeur du bureau des actions.

Ses collègues chez UFG se rappellent de lui comme d’un type très américain, qui aimait faire de la voile et skier. Son ancien patron là-bas, Martin Skelly, m’a confié que Wiswell était un employé très travailleur et apprécié. Il l’a comparé au personnage de Matt Damon dans les films Jason Bourne – « le même genre de type robuste, qui présente bien, serein et réfléchi ». En 2010, Wiswell et Natalia Makosiy, une historienne de l’art de Moscou, se sont mariés à New Port, dans l’État de Rhode Island. Les photographies de l’événement, sur lesquelles ont peut voir un samovar gorgé d’alcool russe, ont paru dans un magazine de mariage.

Natalia Makosiy and Timothy Wiswell

Natalia Makosiy et Timothy Wiswell
Crédits : Christian Oth Studio

De nombreux jeunes américains ont été engagés par des banques de Moscou ces dernières années. Will Hammond, un Américain qui a travaillé avec Wiswell à UFG, a écrit un livre sur son expérience du trading – et des boîtes de nuit – de Moscou. La Russie était pour lui « l’est sauvage » : « Si vous vouliez être compétitif, il fallait faire beaucoup de choses qu’on ne faisait pas dans le monde occidental, car on était en Russie. Il y avait une mentalité commerciale très agressive, qu’on retrouvait dans toutes les banques russes. » D’autres se souviennent qu’il était fréquent de recourir au front running, c’est-à-dire d’utiliser un ordre passé par un client pour s’enrichir personnellement. En Amérique, cette méthode serait considérée comme du délit d’initié. (Le délit d’initié n’est devenu illégal en Russie qu’en 2011.)

Un ancien collègue de Wiswell à la Deutsche Bank raconte que même avant les transactions miroir, certaines de ses activités en tant que directeur du bureau des actions étaient louches. Au cours des dernières années, un fonds appelé Lanturno a fait quelquefois affaire avec la Deutsche Bank « de gré à gré ». Ce genre de transactions ne se font pas sur un marché boursier ; c’est le courtier qui établit le prix en fonction de la valeur du marché. (De nombreuses transactions miroir se sont faites de cette façon-là.) L’ancien collègue de Wiswell se rappelle certaines occasions où Lanturno perdait de l’argent sur une transaction, soit en achetant trop cher, soit en vendant trop bas. Mais le lendemain matin, les relevés bancaires n’indiquaient pas qu’ils avaient perdu de l’argent.

Interrogé par ses collègues, Wiswell disait qu’il avait modifié les registres de Lanturno pour rectifier une erreur de sa part. Les sommes en question étaient petites, donc on les ignorait – les pertes annulées variaient entre dix et vingt mille dollars. Son ancien collègue se souvient que Wiswell s’est envolé quelques temps après aux îles Maurice dans un jet privé appartenant au propriétaire de Lanturno, Dmitry Perevalov, pour célébrer le quarantième anniversaire de ce dernier. Deux photographies sur Facebook montrent que les deux hommes ont également fait du ski ensemble. (Perevalov nie avoir demandé le moindre changement dans une transaction, et ajoute qu’il aurait été « impossible » de changer un ordre une fois entré dans les systèmes de la Deutsche Bank. D’anciens employés affirment pour leur part qu’il était fréquent que des transactions soient modifiées après coup.)

J’ai reçu la photocopie d’une de ces transactions, de la part d’une source à l’intérieur de la Deutsche Bank. Elle montre qu’entre le 13 octobre 2009 et le 27 octobre 2009, Wiswell a effectué une série curieuse de transactions de gré à gré pour le compte d’une contrepartie du nom de Gigalogic Holdings. D’après d’anciens employés de la Deutsche Bank, il s’agit du fonds d’investissement personnel de Stephen Lynch, un investisseur américain en Russie – et ami de Wiswell. Comme c’est le trader qui fixe le prix de ces échanges, en fonction d’une estimation de la valeur de l’action sur le marché, il a toute latitude pour se faire une marge. Le document montre que Wiswell a plusieurs fois acheté bas et vendu cher pour le compte de Gigalogic, versant à Lynch près d’un million de dollars de l’argent de la Deutsche Bank. D’après ses collègues, quand Wiswell a dû s’expliquer sur ces transactions, il a répondu qu’elle avaient été approuvées par ses supérieurs. Lynch, disait-il, avait été d’une grande aide dans une enchère à laquelle la Deutsche Bank avait participé, et le repayer de gré à gré était « plus simple que de lui faire un chèque ». (L’avocat de Lynch nie qu’il a un jour été payé par Wiswell, ainsi que toute connexion entre Lynch et Gigalogic. Lorsqu’on lui a présenté des documents prouvant que Lynch détenait toutes les parts de Gigalogic entre 2007 et 2012, l’avocat a refusé de faire davantage de commentaires.)

Quand les transactions miroir de la Deutsche Bank ont débuté, en 2011, les revenus du bureau de Wiswell étaient en chute libre, et il était probablement sous pression pour améliorer les résultats. Pour Maksoutova et Bouznik, il n’y avait aucun avantage financier évident à effectuer ces transactions : le volume excédent n’a eu aucun impact sur leurs bonus. Ils sont en revanche nombreux à penser à la Deutsche Bank que Wiswell a profité personnellement de la combine.

En août 2015, peu de temps après que Wiswell a été suspendu, il a été viré. Il a alors engagé un procès pour renvoi injustifié. Les audiences à Moscou étaient ouvertes à la presse. Le 1er février 2016, un avocat de la Deutsche Bank a qualifié Wiswell de « cerveau de l’opération qui a permis de faire sortir des milliards de dollars du pays ». Il a également dit que la femme de Wiswell avait reçu un versement de 250 000 dollars pour « services financiers », sur le compte en banque d’une société enregistrée à son nom. Wiswell a perdu le procès.

feat_wiswell-1

Wiswell en voyage
Crédits : Facebook

La Deutsche Bank refuse de se prononcer sur l’affaire, peut-être à cause de l’enquête toujours en cours sur son bureau de Moscou. Mais d’après certains employés de la Deutsche Bank, de hauts responsables auraient affirmé que Wiswell avait reçu des sommes bien plus importantes que le versement de 250 000 dollars cité par l’avocat lors du procès.

Will Hammond, le collègue de Wiswell à l’UFG, a l’impression que ces accusations faisaient partie d’une tentative de tout mettre sur le dos de Wiswell et de sauver la mise aux superviseurs de la Deutsche Bank. L’un d’eux, Batubay Ozkan, prévoit de quitter la banque cette année à l’amiable ; Hayes et Koep – qui pouvaient surveiller les transactions réalisées par le bureau de Wiswell à distance – travaillent encore pour la Deutsche Bank à Londres. (Aucun des trois n’a été accusé du moindre méfait.) « Ils vont au devant de graves problèmes s’ils veulent faire porter le chapeau à Wiz », dit Hammond.

Par une soirée d’avril à Moscou, j’ai rencontré un courtier familier de la structure des transactions miroir. La ville sortait à peine d’un hiver glacial, et des jeunes gens flirtaient à la sortie de la station Paveletskaya comme en plein été. Alors que nous traversions la place, il parlait des transactions miroir comme d’une ruse parmi des milliers d’autres employées par les hommes d’affaires avisés. Mais pourquoi, lui ai-je demandé, une personne jouissant d’une position aussi importante dans une grande banque aurait-elle participé à une telle combine ? Le salaire annuel de Wiswell avoisinait après tout le million et demi de dollars. Le courtier a ri avant de répondre que Wiswell avait été payé grassement par les clients dont ils s’occupaient. Pour les architectes de la combine, graisser la patte d’un employé de la banque valait le coup, m’a-t-il expliqué. « Ces types mettent toujours la main au portefeuille. Ils pensent que c’est un moyen de vous tenir. Comme ça vous ne faites rien d’inattendu. » Il estime que Wiswell était plus un fonctionnaire zélé qu’un génie criminel. Certaines fois, l’argent était transféré sur un compte offshore géré par sa femme, d’autres fois de l’argent liquide lui était livré dans un sac.

L’endroit où se trouve actuellement Wiswell n’est pas certain. Il a récemment lancé une entreprise de bière artisanale, Barbell Brewery, à Moscou, mais il a quitté le pays il y a plusieurs mois avec sa femme et ses deux enfants pour un voyage en Asie du Sud-Est. En mars, sa femme a publié une annonce sur Facebook dans laquelle elle cherchait une nounou, indiquant que sa famille se trouvait pour une durée indéterminée à Bali, dans la cité balnéaire de Seminyak. Elle a dit plus tard à un professeur de danse balinais que la famille prévoyait de rester sur l’île pour un an. (La femme de Wiswell a refusé ma demande d’interview par l’intermédiaire d’un avocat.)

Certains de ses anciens collègues pensent que Wiswell reviendra à Moscou, où il possède un appartement. La Russie sera probablement clémente envers lui. Lorsque les régulateurs de Moscou ont mis leur nez dans les transactions miroir, ils ont trouvé peu de choses à y redire. Ils ont simplement déclaré que la Deutsche Bank avait été victime d’une combine illégale, et ils ont imposé à la banque une sanction symbolique – environ 5 000 dollars. Les régulateurs américains et européens seront autrement plus sévères. Il est peu probable qu’on revoie Wiswell aux États-Unis avant longtemps, compte tenu de l’enquête du département de la Justice sur la Deutsche Bank. Un des amis de Wiswell, aujourd’hui en Amérique, l’appelle le « Edward Snowden de la finance ».

seminyak_bali_59

Seminyak, à Bali
Crédits : DR

Hors radar

Le 9 mars 2015, moins d’un mois avant que le scandale des transactions miroir ne soit révélé au public, Oliver Harvey et Robin Winkler, deux stratèges du département recherche de la Deutsche Bank à Londres, ont publié un rapport intitulé « Dark Matter », qui décrit les mouvements de capitaux non comptabilisés entre les pays. La plupart des articles économiques sont poliment ignorés par le monde entier, mais « Dark Matter » a beaucoup attiré l’attention. Plusieurs journaux ont publié des articles à son sujet, et Harvey est apparu sur CNN et à la BBC pour parler de ses recherches.

Les conclusions du rapport confirment des suspicions de longue date. Les auteurs expliquent que dans n’importe quelle économie nationale, il y a des mouvements de capitaux qui n’apparaissent pas sur ce qu’on appelle la « balance des paiements ». Les erreurs et les omissions accidentelles doivent être aléatoires, et ne révèlent par conséquent aucun schéma. Les auteurs ont découvert qu’au Royaume-Uni, elles n’avaient rien d’aléatoire. La Grande-Bretagne totalise « un grand nombre d’erreurs positives » qui suggèrent un nombre significatif « de rentrées de capitaux non comptabilisées ». En analysant les données d’autres pays, Harvey et Winkler ont pu déduire d’où provenait la majeure partie des capitaux non comptabilisés parvenant au Royaume-Uni. Depuis 2010, écrivent-ils, environ un milliard et demi de dollars non comptabilisés arrivent à Londres tous les mois, dont « une grosse partie » de Russie. Les auteurs expliquent que les fuites de capitaux non comptabilisés en provenance de Moscou incluent notamment « des activités criminelles comme l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent ».

Dans un système financier connecté et numérisé, comment une telle fuite de capitaux peut-elle avoir lieu ? Les transferts bancaires laissent une trace. Importations et exportations sont comptabilisées. Comment de l’argent peut-il disparaître quelque part et resurgir autre part ? Les deux stratèges n’ont pas eu à creuser beaucoup pour trouver la réponse, désolante : sur les 18 milliards de dollars qui entreraient chaque année au Royaume-Uni selon eux, environ 20 % sont arrivés là grâce aux transactions effectuées par leur propre banque. La moitié de ces transactions étaient gérées au siège de la Deutsche Bank à la City de Londres, à deux pas du bureau où Harvey et Winkler ont mené leur enquête.

John Cryan a annoncé qu’il y aurait des licenciements.

John Cryan, le PDG de la Deutsche Bank, a peu de temps pour penser à l’embarras que cause toute cette affaire. Quel que soit ce qui ressort des différentes enquêtes sur le trading miroir, la banque a des ennuis jusqu’au cou. Elle a perdu 7,5 milliards de dollars l’année dernière. Cryan dit des résultats de 2015 qu’ils « donnent à réfléchir ». La récente décision de la Grande-Bretagne de quitter l’Union européenne met encore davantage la Deutsche Bank en péril. En 2016, la banque a pour le moment perdu la moitié de sa valeur sur le marché, et début août le prix de son action a atteint la valeur la plus basse de son histoire : 12,58 dollars. Les seuls investisseurs qui aiment la banque ces temps-ci sont les vendeurs à découvert.

Le magnat de la finance George Soros a pris une position courte à la Deutsche Bank juste avant le référendum du Brexit. Il a parié contre le cours de l’action et aurait réalisé un bénéfice de plus de 100 millions de dollars lorsque l’action a piqué du nez. Pendant ce temps, contrairement à beaucoup d’autres créanciers de Wall Street, la Deutsche Bank continue de prêter des millions de dollars à des entreprises associées avec Donald Trump. Quand le Times a questionné Trump sur ses références à Wall Street, il a répondu qu’une gestionnaire de fortune privée de la Deutsche Bank, Rosemary Vrablic, pouvait se porter garante pour lui.

L’ambiance n’est pas à la fête à la Deutsche Bank, d’autant plus que Cryan a annoncé qu’il y aurait des licenciements. Une étude récente montre que moins de la moitié des employés de la Deutsche Bank sont fiers d’y travailler. (Cryan a une nouvelle fois estimé que cela donnait à réfléchir.) Chez les actionnaires, la situation est la même. Ingo Speich, gestionnaire de fonds chez Union Investment, une entreprise allemande qui figure parmi les plus gros actionnaires de Deutsche Bank, raconte qu’en 2015, il y a eu des huées à l’assemblée générale annuelle de la banque. Cette année, Speich s’est levé et a déploré à voix haute « une décennie de mauvaise gestion ». Pendant ce temps, la capitalisation boursière de la Deutsche Bank est devenue une plaisanterie acide à Wall Street. Cet été, la Deutsche Bank, qui fête ses 146 ans, a été valorisée à environ 18 milliards de dollars – la même somme que Snapchat.

Depuis 2011, le Réserve fédérale réalise un test de résistance annuel des bailleurs de fonds américains, pour évaluer si les banques disposent d’assez de capital pour tenir le coup en cas de crise économique. La Deutsche Bank a échoué au test en 2015 et de nouveau en juin dernier. Peu après la parution du dernier rapport de la Réserve fédérale, le FMI a émis un avertissement. La Deutsche Bank, a-t-il dit, n’est pas seulement « l’un des plus importants contributeurs aux risques systémiques du système bancaire mondial », c’est aussi un agent contagieux, à cause des lourdes retombées qui toucheraient d’autres créanciers et assureurs. Toute défaillance de la Deutsche Bank serait une nouvelle terrible pour tout le monde, estime le FMI.

ulyces-deutschebank-02

Des nuages noirs planent au-dessus de la Deutsche Bank
Crédits : Bloomberg

Étant donné la fragilité de la Deutsche Bank, le scandale du trading miroir n’aurait pas pu tomber à plus mauvais moment. Cryan a promis de résoudre la crise russe d’ici la fin de l’année, et la banque a récemment mis de côté un milliard de dollars pour couvrir ses frais juridiques. Cela pourrait ne pas être assez. L’année dernière, la Deutsche Bank a écopé d’une amende relativement basse de 258 millions de dollars pour avoir contourné les sanctions contre l’Iran, le Soudan et d’autres pays. En 2014, pourtant, BNP Paribas s’était acquitté de près de neuf milliards de dollars pour apaiser les régulateurs après avoir violé ces sanctions. Les transactions miroir pourraient encourir une lourde amende de la part des régulateurs américains, qui voient d’un très mauvais œil les activités ressemblant à du blanchiment d’argent. Une amende aussi importante que celle imposée à BNP Paribas pourrait demander à la Deutsche Bank de rassembler des fonds pour survivre. Un sauvetage du gouvernement allemand pourrait s’avérer nécessaire. Un déficit de capital de la plus grande banque allemande pourrait provoquer une crise financière dans toute l’Europe. Le choc infligé à l’économie mondiale serait profond.

Le site web de la Deutsche Bank comporte un énoncé de valeurs. Le document a été écrit en 2013, quand la Deutsche Bank a créé un nouveau code éthique pour « faire des affaires dans la plus grande intégrité ». Au regard du scandale des transactions miroir, cette section du texte ressort tout particulièrement : « Nous permettons le succès de nos clients en cherchant constamment des solutions adaptées à leurs problèmes. Nous ferons tout ce qui est juste, pas uniquement ce qui est permis. »


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Deutsche Bank’s 10 billion $ scandal », paru dans le New Yorker.

Couverture : Le siège de la Deutsche Bank à Francfort. (DR)


L’AVENIR DE L’ITALIE REPOSE-T-IL SUR LE SAUVETAGE DE LA PLUS VIEILLE BANQUE DU MONDE

ulyces-montedeipaschi-couv01 haroldjames

Monte dei Paschi est la plus vieille institution financière du monde. Elle fait face à une crise sans précédent qui pourrait avoir des répercussions terribles.

I. Une vieille institution

La Banca Monte dei Paschi di Siena (ou « Crédit des Paschi de Sienne ») est à première vue l’archétype d’une bonne institution financière, locale et non-exploitante. Il s’agit de la plus vieille banque du monde, dont le siège est situé dans le palazzo médiéval d’une des plus belles villes d’Italie. Elle fut fondée en 1472 afin de pouvoir accorder des prêts non-usuraires aux pauvres « méritoires ». Force est de constater que peu de choses ont changé à Monte dei Paschi. Mais si la troisième plus grande banque d’Italie sert de fondation à quoi que ce soit aujourd’hui, c’est à une crise financière. Une crise qui pourrait décider de l’avenir politique non seulement de l’Italie, mais aussi de l’Union européenne toute entière.

ulyces-montedeipaschi-01

L’entrée de la banque, à Sienne
Crédits : Alessia Pierdomenico

Au cours des dix dernières années, Monte dei Paschi a nécessité trois recapitalisations, pour une augmentation totale de capital de 16 milliards d’euros. Cette somme colossale provenait  d’investisseurs du secteur privé – surtout des banques italiennes – mais pas du gouvernement. Vendredi 29 juillet 2016, les Italiens ont appris que Monte dei Paschi était la seule banque à avoir échoué à la plupart des tests de résistance auxquels ont été soumises les institutions financières européennes. La question est de savoir ce que le gouvernement italien va décider de faire à présent, à Rome et à Bruxelles. Il n’est pas nouveau pour les crises bancaires italiennes d’être autant le fruit d’une tension économique générale que d’une transformation politique fondamentale. En 1893, la chute du prix de l’immobilier conduisit à la révélation de la fraude qui gangrenait la Banca Romana, l’une des banques émettrices du pays. Sa faillite entraîna la chute du gouvernement de centre gauche de l’époque et à un remaniement de la politique italienne. Certains craignent qu’une crise bancaire au XXIe siècle puisse avoir un effet analogue et mettre à bas le gouvernement de centre gauche de Matteo Renzi. Un tel scénario laisserait place à une constellation politique nouvelle : le parti d’opposition du Mouvement 5 étoiles, qui a remporté deux victoires de taille aux dernières élections municipales à Rome et à Turin, formerait un gouvernement dont l’ambition première serait de préparer la sortie de l’euro.

IL VOUS RESTE À LIRE 80 % DE CETTE HISTOIRE