La piste sanglante

La première fois qu’elle a entendu parler de voleurs d’organes, l’anthropologue Nancy Scheper-Hughes travaillait sur le terrain dans le nord-est du Brésil. C’était en 1987, et une rumeur circulait dans le bidonville d’Alto do Cruzeiro, qui surplombe la ville de Timbaúba dans la région de Pernambuco, réputée pour sa culture de la canne à sucre. On parlait à mi-voix d’étrangers parcourant les chemins de terre dans des camionnettes jaunes, à la recherche d’enfants sans surveillance qu’ils kidnappaient et tuaient pour dérober leurs organes transplantables. On retrouvait plus tard les corps des enfants dans un fossé au bord de la route, ou dans les containers à poubelles d’un hôpital.

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Alto do Cruzeiro
Crédits : Nancy Scheper-Hughes

Scheper-Hughes était alors une enseignante prometteuse à l’université de Californie à Berkeley, et elle avait de bonnes raisons d’être sceptique. Dans le cadre de son étude sur la pauvreté et la maternité dans le bidonville, elle avait interrogé les fabricants de cercueils de la région, ainsi que les fonctionnaires en charge des registres de décès. Le taux de mortalité infantile était effroyable, mais on ne trouvait aucune trace de corps éviscérés de façon chirurgicale. « Bah, ce sont des histoires inventées par les pauvres et les illettrés », lui dit le directeur du cimetière municipal. Pourtant, même si elle se doutait que ces rumeurs n’étaient pas totalement fondées, Scheper-Hughes refusait de les ignorer catégoriquement, car elle appartenait à une école de pensée rejetant les notions de vérité absolue ou objective. Mais malgré son désir de se montrer solidaire des croyances de ses interlocuteurs, elle éprouvait de grandes difficultés à trouver la bonne façon de les présenter dans son livre, Death Without Weeping: The Violence of Everyday Life in Brazil, paru en 1992. En définitive, d’après elle, les histoires de vol d’organes ne pouvaient être comprises qu’à la lumière des menaces physiques qui pesaient sur ces populations appauvries. En plus de la faim et de la soif permanentes, les habitants de la région étaient victimes de mauvais traitements de la part de leurs employeurs, de l’armée et des forces de l’ordre. Les soins médicaux disponibles faisaient souvent plus de mal que de bien. Le personnel médical et les pharmaciens diagnostiquaient les malnutris et les malades chroniques comme des « névrosés » (une catégorie fourre-tout), et leur prescrivaient des tranquillisants, des somnifères, des vitamines et autres élixirs. Les habitants savaient pertinemment que des gens plus riches, au Brésil et à l’étranger, avaient accès à de biens meilleurs soins, y compris à des procédures inconnues chez eux, comme la greffe de tissus et d’organes.

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Nancy Scheper-Hughes
Crédits : UC Berkeley

« Les gens de l’Alto imaginaient sans peine que leurs corps étaient convoités à la façon d’un réservoir de pièces détachées par les riches », écrit Scheper-Hughes dans Death Without Weeping. Ces histoires d’équipes chirurgicales tuant les enfants du coin pour récupérer leurs organes persistaient, d’après elle, « car les habitants du bidonville, “mal informés”, ont compris quelque chose. Ils sont sur la bonne voie et s’accrochent à leur intuition : quelque chose va sérieusement de travers. » Le livre, qui fut très bien reçu et nominé pour le National Book Critics Circle Award, assit sa réputation et la fit considérer comme l’une des meilleures anthropologues de sa génération. En 1995, Scheper-Hughes fut l’unique anthropologue invitée à s’exprimer lors d’un congrès médical sur le trafic d’organes à Bellagio, en Italie. Bien qu’il n’existât aucune preuve solide que des gens étaient assassinés pour leurs organes, des rumeurs semblables à celles que Scheper-Hughes avaient récoltées au Brésil circulaient désormais de l’Amérique du Sud à la Suède, en passant par l’Italie, la Roumanie et l’Albanie. En France, une légende urbaine évoquait des enfants kidnappés à Disneyland pour leurs reins. Les organisateurs de la conférence avaient demandé à Scheper-Hughes d’expliquer la persistance de ces mythes macabres. Si les autres participants à la conférence, principalement des chirurgiens, espéraient apprendre de Scheper-Hughes ce que ces rumeurs contenaient de vrai ou de faux, ils furent probablement déçus. Elle leur expliqua en effet que ces histoires étaient « vraies, jusqu’à un point indéterminé entre le fait et la métaphore », comme elle l’écrirait par la suite. En y repensant, elle est certaine que les chirurgiens – qu’elle considère comme des gens brillants et compétents mais pas précisément « intellectuels », un peu comme des pilotes de chasse — n’ont pas vraiment compris ses analyses théoriques. « On ne parlait pas la même langue », m’a-t-elle expliqué.

Néanmoins, Scheper-Hughes tira parti du temps qu’elle passa avec les médecins du mieux qu’elle pouvait. À Bellagio, elle décida d’improviser une recherche ethnographique sur les pratiques actuelles de la greffe chirurgicale. Pendant leurs discussions lors de promenades en bateau sur le lac de Côme ou lors d’une visite des champs d’oliviers de la Villa Serbelloni, les médecins répondaient volontiers à ses questions. Un chirurgien lui dit qu’il avait entendu parler de patients qui s’étaient rendus en Inde pour acheter des reins. Elle se souvient aussi qu’un chirurgien israélien lui avait expliqué que les ouvriers palestiniens étaient « très généreux » avec leurs reins, et qu’ils les donnaient souvent à des étrangers en échange de « petites sommes ». Un chirurgien cardiaque d’Europe de l’Est lui fit part de son inquiétude de voir le tourisme médical encourager les médecins de son pays à récolter des organes sur des donneurs en état de mort cérébrale, qui n’étaient « pas aussi morts qu’on aurait pu l’espérer ». Par ces nouvelles pratiques, Scheper-Hugues commença à comprendre que les organes et les tissus voyageaient généralement du sud vers le nord, des pauvres vers les riches, et des personnes à la peau foncée vers celles à la peau plus claire. Même si aucun des chirurgiens n’avait confirmé les rumeurs de kidnappings et de vol d’organes, Scheper-Hughes réalisa que le « vrai de vrai » trafic d’organes humains, comme elle l’appelle, devait être étudié plus en profondeur. « Il y avait tant de questions sans réponse », se souvient-elle. « Comment les patients étaient-ils mis au courant que des organes étaient disponibles dans d’autres pays ? Qui étaient les pauvres gens qui vendaient leurs organes ? Personne n’était encore monté au front pour le découvrir. »

Il était temps d’arrêter de suivre les rumeurs pour remonter la piste des cadavres.

L’enquête de Scheper-Hughes sur le trafic d’organes allait constituer un cas d’école pour un nouveau type d’anthropologie. Il ne s’agirait pas de l’étude d’une culture isolée et exotique, mais bien de celle d’un marché noir mondialisé et interconnecté : un marché transcendant les classes, les cultures et les frontières, reliant les donneurs pauvres aux individus et aux institutions de grand standing du monde moderne. Pour Scheper-Hughes, le projet représentait l’opportunité de montrer qu’un anthropologue pouvait avoir un impact réel et significatif sur une injustice en plein essor. « Il y a une plaisanterie bien connue dans notre discipline : “Si tu veux que quelque chose reste secret, publie-le dans une revue d’anthropologie” », m’a-t-elle confié un jour. « Nous sommes vus comme des personnages amusants et inoffensifs. » Scheper-Hughes avait de plus grandes ambitions. Elle décida qu’il était temps, comme elle le dit elle-même, d’arrêter de suivre les rumeurs pour remonter la piste des cadavres.

Métamorphoses d’une discipline

Dans ses écrits, Scheper-Hughes décrit ses années de recherche dans le marché noir international des organes comme une déroutante « descente aux Enfers ». Lorsqu’elle en parle en personne, elle est animée et énergique. À 69 ans, Scheper-Hughes est en quelque sorte un mélange détonnant entre une grand-mère et un hipster. Je lui ai rendu visite par une journée d’hiver, chez elle, près du campus de Berkeley. Ses cheveux étaient coupés courts, en pointes, striés de mèches magenta, et elle portait une chemise à manches courtes qui laissait apparaître un tatouage stylisé en forme de tortue – un cadeau de son fils pour son soixantième anniversaire. Tout en évoquant ses dizaines de voyages à travers le monde, lors desquels elle interrogea des chirurgiens, des donneurs, des receveurs et divers intermédiaires, elle me montrait son bureau, qui avait été jadis le garage de la maison. À l’intérieur se trouvaient des milliers de dossiers, classés dans des dizaines de caisses en plastique et d’armoires noires, mais aussi des tiroirs pleins de cassettes et de carnets de notes. Depuis le milieu des années 1990, Scheper-Hughes a publié une cinquantaine d’articles et de chapitres de livres sur le trafic d’organes, matériel qu’elle synthétise en ce moment en vue de la publication d’un livre, audacieusement intitulé A World Cut in Two (« Un monde coupé en deux »). Au fil des années, elle a exercé une influence notable sur les tendances intellectuelles de son domaine, et son étude du trafic d’organes sera probablement sa dernière prise de position sur l’importance et la valeur de la discipline à laquelle elle a consacré sa vie. La question de savoir si la somme de ce travail représente un triomphe de la recherche anthropologique ou un conte mettant en garde contre la tendance à l’auto-justice du monde académique est déjà vigoureusement débattue parmi ses collègues. Quand Scheper-Hughes a commencé à s’intéresser de près au trafic d’organes, dans les années 1990, elle était la porte-parole d’un débat houleux sur le futur de l’anthropologie, alors au beau milieu d’une crise d’identité couvant depuis longtemps déjà.

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Nancy Scheper-Hughes en 1987
Crédits : Nancy Scheper-Hughes

Dans les années 1940 et 1950, les anthropologistes portèrent l’étendard de la science sur le terrain. À cette époque, un étudiant qui cherchait à établir une ethnographie d’un peuple reculé aurait sans doute emporté avec lui une copie de Outline of Cultural Materials, de George Murdock, qui listait plus de cinq cents catégories, institutions et comportements culturels sous des titres comme « famille », « pratiques religieuses », etc. On demandait aux anthropologues de documenter les relations familiales et de répondre à des questions simples et directes, comme « Comment la nourriture est-elle stockée et conservée ? », « Cultive-t-on la nourriture destinée aux animaux ? » et « Le marié emménage-t-il avec la famille de son épouse après le mariage, ou inversement ? ». Comme toute le monde récoltait le même genre d’informations, les données pouvaient être répliquées et mises à jour, et les cultures, peu importe leur taille, pouvaient être classifiées et comparées. Les anthropologues de cette époque cherchaient à établir une taxonomie des comportements sociaux humains. La ténacité et l’objectivité du chercheur étaient ses principales qualités. Les chercheurs qui ont émergé pendant l’agitation politique des années 1960 ont rejeté ce modèle en bloc. Scheper-Hughes faisait partie de ceux qui pensaient que l’approche scientifico-taxonomique ne représentaient qu’une forme différente d’impérialisme, et que toute volonté d’objectivité ou de vérité littérale n’était au final qu’une illusion ou, pire encore, une justification de l’exploitation et de la violence. Bien sûr, une question restait en suspens : s’ils ne devaient pas se contenter de récolter et cataloguer des faits sur d’autres cultures, que devaient faire les anthropologues ? Dans un débat avec con confrère Roy D’Andrade en 1995 dans Current Anthropology, Scheper-Hughes prit position en faveur de ce qu’elle appelait une « anthropologie militante », au sein de laquelle les chercheurs rejoindraient les luttes politiques de leurs sujets d’étude. Le métier d’anthropologue ne consisterait ainsi pas simplement à documenter le quotidien, mais bien à se dégager des apparences pour révéler les forces cachées et les idéologies exposant les peuples à la domination et à l’oppression. Pour cela, elle cherchait à se séparer de l’habit traditionnel de l’universitaire – dans « l’esprit du “carnavalesque” brésilien » – et à rejoindre les opprimés dans leur combat contre les institutions telles que les hôpitaux et les universités. « Cette nouvelle école d’ “anthropologues aux pieds nus” que j’ai en tête », écrivait-elle, « doit être composée d’alarmistes, de troupes de choc – capables de produire des textes politiquement élaborés et moralement exigeants, et des images capables de se faufiler entre les couches de l’acceptation, de la complicité et de la mauvaise foi qui permet à la souffrance et à la mort de perdurer. »

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Scheper-Hughes sur le terrain
Crédits : Nancy Scheper-Hughes

D’Andrade et d’autres voyaient dans l’appel à monter au créneau (ou au carnaval) de Scheper-Hughes un grave danger pour la discipline. Il pensait que Scheper-Hughes et ses alliés intellectuels éloignaient la discipline d’une science objective, au profit de ce qu’il appelait un « modèle moral » basé sur un dualisme simpliste entre opprimés et oppresseurs. Son style d’anthropologie, activiste, transformerait une discipline pleine d’avenir en « pamphlet moralisateur ». « Avec le modèle moral, la vérité n’est pas précisément ce pour quoi on se bat », affirme D’Andrade, qui passe aujourd’hui sa retraite en Caroline du Nord. « Ce qu’on cherche à faire, c’est dénoncer un mal réel. » Je lui demande qui a emporté son débat public avec Sheper-Hughes. « Je croyais qu’après la bagarre, les gens reviendraient à se demander : “Comment sait-on si quelque chose est vrai ou non ?” Mais au final, le modèle moral a emporté toute l’Amérique et l’anthropologie culturelle a cessé d’être une chose que tout chercheur en sciences sociales qui se respecte appellerait une science. L’hégémonie de la position de Scheper-Hughes est devenue totale. » Un autre consensus a émergé pendant les années 1990 : l’obsession de l’anthropologie culturelle pour des sociétés exotiques et reculées avait fait son temps. Pourquoi les anthropologues ne s’intéresseraient-ils pas aux institutions ayant un vrai pouvoir sur le monde (les banques, les multinationales, les tribunaux et les agences gouvernementales) ? Ou, en ce qui nous concerne ici, les unités de transplantation chirurgicale des grands hôpitaux ? À l’époque, seule une poignée d’articles avait abordé l’importance grandissante du marché mondial des organes. Depuis les années 1970, la greffe d’organes, jusqu’alors une procédure expérimentale, était devenue une pratique courante aux États-Unis, en Europe et en Asie, dans une demi-douzaine de pays d’Amérique du Sud, et dans quatre pays africains.

En 1983, l’introduction de la cyclosporine, un médicament immunosuppresseur, a fait augmenter de façon spectaculaire le nombre de donneurs potentiels pour chaque patient. Dès le milieu des années 1990, la littérature médicale pointait l’émergence d’un phénomène nouveau : le tourisme lié à la transplantation. En 1989, un petit article était paru dans le Lancet, rapportant une enquête sur des allégations selon lesquelles quatre Turcs avaient été emmenés à l’Humana Hospital Wellington, à Londres, pour y vendre leur reins. Une autre recherche démontrait que la vente de reins issus de donneurs vivants augmentait rapidement en Inde, et qu’en Chine, on récoltait les organes sur les corps des condamnés à mort fraîchement exécutés.

Une enquête mondiale

Alors que la majorité des gouvernements et des associations médicales internationales condamnaient la vente d’organes humains, les lois et les codes de conduite professionnels n’étaient pas cohérents, et souvent peu appliqués. Ce qui était clair, c’est que la demande d’organes excédait largement l’offre presque partout. Aux États-Unis, malgré d’importantes campagnes pour encourager au don d’organes, plus de 37 000 personnes étaient sur liste d’attente pour une transplantation. Chaque année, 10 % des patients en attente d’une greffe cardiaque mouraient avant d’avoir pu recevoir un organe.

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UC Berkeley
Un bâtiment de l’université construit en 1873
Crédits

Les recherches de Scheper-Hughes sur le trafic d’organes ont réellement commencé peu de temps après la conférence de Bellagio, lorsqu’elle décida de faire équipe avec l’organisateur de l’événement, un historien de la médecine à l’université Columbia du nom de David Rothman, ainsi qu’avec sa femme Sheila, professeure en sciences médico-sociales à Columbia, et Lawrence Cohen, un anthropologue de Berkeley. Tous les quatre décidèrent de s’éparpiller sur la surface du globe, en se partageant les points chauds du tourisme d’organes. Les Rothman se concentreraient sur la Chine, Cohen enquêterait en Inde, et Scheper-Hughes voyagerait principalement au Brésil et en Afrique du Sud. Les recherches démarrèrent de façon spectaculaire. Pendant les vacances scolaires, à la fin des années 1990, Scheper-Hughes visitait les unités de dialyse, les banques d’organes, les morgues et les hôpitaux d’Amérique du Sud et d’Afrique, pour s’entretenir avec des chirurgiens, des pathologistes, des néphrologues, des infirmières, des défenseurs des droits des patients et des représentants du gouvernement. « C’est devenu un travail de détective », assure-t-elle. « J’utilisais une technique simple : la boule de neige. Je me rendais dans une morgue ou dans une unité de transplantation et je récupérais des informations auprès d’une personne. Ensuite, je me demandais : “Et maintenant, qu’est-ce que je fais ?” Commencer à assembler les pièces du puzzle était excitant. » Ses collaborateurs, eux aussi, progressaient rapidement. S’il était difficile d’obtenir des estimations fiables sur le nombre de transplantations liées au marché noir, les preuves de l’existence de ce trafic apparaissaient partout où ils posaient les yeux.

En Inde, Cohen trouva des gens qui vendaient leurs reins à des cliniques privées qui fournissaient des patients dans le monde entier, en dépit la loi de 1994 interdisant ce type de transactions. Il découvrit qu’il était devenu si banal de vendre ses reins en Inde que certains parents pauvres parlaient même de vendre un organe pour payer la dot de leur fille. David Rothman, pour sa part, fut vite convaincu qu’une campagne anti-criminelle en Chine était liée à une entreprise en plein essor, qui vendait les organes de condamnés à mort exécutés.

Certains de ses confrères  trouvaient que les écrits de Scheper-Hughes tenaient plus de la presse à scandale que de l’anthropologie.

Au Brésil et en Afrique du Sud, Scheper-Hughes découvrit que les corps de nombreux pauvres gens étaient récupérés, sans autorisation, pour exporter des tissus utiles (cornées, peau, valves cardiaques) vers des pays plus riches. À São Paulo, elle travailla avec un membre du conseil municipal qui traquait le commerce illégal de tissus humains issus des cadavres de gens démunis et de pensionnaires de maisons de retraite. Il lui montra des documents attestant que plus de 30 000 hypophyses avaient été envoyées vers les États-Unis sur une période de trois ans. En Afrique du Sud, un directeur d’unité de recherche d’une faculté de médecine publique lui montra aussi des documents autorisant la vente de valves cardiaques à des centres médicaux en Autriche et en Allemagne. Elle découvrit également, dans des centres médicaux privés au Brésil et en Afrique du Sud, que des reins pris sur des donneurs vivants étaient achetés et vendus.

En 1998, alors qu’elle était en train de rédiger les premiers articles importants sur ses enquêtes de terrain, Scheper-Hughes et ses collaborateurs se retrouvèrent dans un Starbucks de Tokyo pendant une conférence sur l’éthique médicale, afin de comparer leurs découvertes. La documentation dont ils disposaient était si considérable qu’ils décidèrent de mettre sur pied une organisation appelée Organs Watch, qui servirait à réunir les informations sur les greffes à l’échelle mondiale, et ferait office de centre de recherche par la suite. En 1999, ils avaient déjà obtenu une bourse de 230 000 dollars auprès de l’Open Society Institute, ainsi qu’une promesse de l’université de Californie d’aider à la création de la nouvelle organisation.

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Mais la collaboration entre les Rothman et Scheper-Hughes ne devait pas perdurer. Le premier article majeur de Scheper-Hughes sur le trafic d’organes, qu’elle publia en avril 2000 dans Current Anthropology, synthétisait ses découvertes dans les morgues et les hôpitaux du Brésil et d’Afrique du Sud. Le ton de l’article était neutre au point de ressembler par moments au script d’un film d’horreur. « Le capitalisme mondialisé et les avancées dans le domaine de la biotechnologie ont donné lieu à un “goût” nouveau, issu de la médecine, pour les corps humains, morts comme vivants, pour la peau et les os, la chair et le sang, les tissus, la moelle et le matériel génétique de “l’autre” », écrivait-elle. Elle décrivait la greffe d’organes et de tissus comme « une forme post-moderne de sacrifice humain » et accusait les chirurgiens spécialisés dans la greffe de conspirer pour inventer « une demande artificielle au sein d’une population toujours plus vaste de malades, de vieillards et de mourants ». Certains anthropologues trouvèrent cet article révolutionnaire. Pour Elliott Leyton, de la Memorial University of Newfoundland, cet article était rien moins que « le début de la justification morale, qu’on attendait depuis tant d’années, d’une grande partie de l’anthropologie moderne, perdue pendant trop longtemps dans la contemplation de son nombril ». D’autres anthropologues, toutefois, trouvèrent que Scheper-Hughes prenait des libertés avec l’identification de ses sources, et que ses écrits tenaient plus de la presse à scandale que de l’anthropologie. Pour son collègue David Rothman, la rhétorique de Scheper-Hughes n’avait rien d’académique. Il était particulièrement choqué par ses accusations à l’encontre des médecins, qui créeraient artificiellement une demande pour les organes. Rothman se souvient s’être rendu à Berkeley avec sa femme et collaboratrice en novembre 1999, pour participer à l’inauguration d’Organs Watch. « Quand Sheila et moi avons vu le site web qui avait été mis sur pied, nous avons été – je cherche le mot juste – dérangés », explique-t-il. « Il était sensationnaliste, il jouait sur les émotions, la provocation, avec des photos de cadavres, mais aucun graphique. Nous avons réalisé que nous travaillions d’une façon très différente de Nancy. » Après une sévère dispute, les Rothman coupèrent les ponts avec Scheper-Hughes et mirent fin à leur collaboration avec Organs Watch. Mais Scheper-Hughes ne faisait que commencer.

Docteur Scheper-Hughes

Dès le lancement d’Organs Watch en 1999, Scheper-Hughes commença à recevoir des centaines de pistes par e-mail et par téléphone, de la part de gens qui prétendaient connaître les dessous du trafic d’organes et de tissus. Elle commença à suivre personnellement une bonne partie de ces histoires. « Je fonctionnais dans le flou, comme un derviche tourneur », dit-elle.

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Foule dans les rues d’Istanbul
Crédits

Elle commença également à repousser ce qu’elle considérait comme les limites éthiques communément admises de la recherche anthropologique. Durant ses voyages, comme elle l’écrivit dans un article paru en 2006 dans les Annals of Transplantation, elle se faisait parfois passer pour une patiente en attente d’une greffe ou pour quelqu’un cherchant à acheter un rein pour un proche malade. Lors d’une visite en Turquie, elle s’était faite passer pour une femme cherchant à acheter un rein pour son mari malade sur un marché aux puces, près d’une station de minibus à Aksaray, un quartier d’Istanbul marqué par la pauvreté et l’immigration. Elle trouva un boulanger au chômage, qui lui dit accepter de vendre un de ses reins, et elle alla jusqu’à discuter avec lui dans un café du coin pour négocier le prix. À d’autres moments, écrit-elle, elle se rendait simplement dans des hôpitaux ou des cliniques, pour questionner un chirurgien ou un administrateur, ou pour tirer des informations des patients. Lorsqu’elle était arrêtée ou interrogée par le personnel ou la sécurité, elle se présentait comme le « Dr Scheper-Hughes », sachant très bien que son interlocuteur ne se douterait pas qu’elle faisait référence à son doctorat en anthropologie. Face à ce qu’elle a appelé une « mafia des organes » internationale, Scheper-Hughes expliquait dans un article (paru en 2009 dans Anthropology News) qu’elle n’avait pas eu le choix, et avait dû abandonner de nombreuses règles en vigueur dans sa profession. « Quand on étudie une forme de violence organisée, structurée et en grande partie invisible », écrit-elle, « il y a des moments où l’on doit se demander s’il est plus important de suivre à la lettre le code professionnel, ou d’intervenir. »

Les recherches qu’elle a effectué à cette époque ont permis de mettre en lumière un grand nombre d’informations sur les réseaux illégaux de trafiquants d’organes. Le commerce du rein la fascinait particulièrement. Contrairement aux cornées ou aux valves cardiaques récoltées sur des cadavres, les reins étaient transportés d’un pays à l’autre par le biais des corps – vivants – d’individus consentants. Aux Philippines, les vendeurs de reins qu’elle a interviewés n’hésitaient pas à relever leur chemise pour lui montrer les cicatrices issues de leur néphrectomie, avec une fierté évidente. Ils parlaient de l’intervention chirurgicale comme d’un sacrifice consenti pour leur famille, et les membres de leur communauté comparaient parfois leurs incisions abdominales aux coups de lance reçus par le Christ sur la croix. En Moldavie, comme elle l’a rapporté en 2003 dans un article du Journal of Human Rights, les gens qui avaient vendu leurs reins étaient tellement considérés comme handicapés, d’un point de vue moral et physique, qu’ils étaient traités comme des parias. « Ce fils de pute m’a rendu invalide », déclarait un donneur – rémunéré – à propos de son chirurgien. De jeunes Brésiliens qu’on avait emmenés en Afrique du Sud pour vendre leurs reins ont expliqué à Scheper-Hughes que cette expérience leur avait ouvert l’accès au monde du tourisme et des merveilles de la médecine. L’un d’entre eux lui a confié que son principal regret était de ne pas avoir passé plus de temps à l’hôpital. « Il y avait des draps propres, des douches chaudes, et plein de nourriture », se souvenait-il. Pendant sa convalescence, il est descendu dans la cour de l’hôpital et s’est offert son tout premier cappuccino. « C’était comme de l’ambroisie », disait-il. « Je me sentais comme un vrai touriste. » Au final, certains affirment qu’ils le referaient, d’autres regrettent leur décision. « Ils m’ont bien traité, jusqu’à ce qu’ils aient obtenu ce qu’ils voulaient », lui a confié un autre vendeur. « Ensuite, ils m’ont jeté comme un déchet. »

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Au cours de ses voyages, Scheper-Hughes a également pu tisser des liens avec des trafiquants de reins, les intermédiaires qui cherchaient des donneurs dans les pays et les quartiers pauvres. L’un d’entre eux, qui a été condamné et s’appelait Gadalya « Gaddy » Tauber, lui a accordé de longues interviews pendant qu’il purgeait sa peine à la prison militaire Henrique Dias, dans la province brésilienne de Recife. Elle apprit ainsi que Tauber avait aidé à mettre en place un système de trafic qui envoyait des pauvres Brésiliens vers un centre médical privé en Afrique du Sud, afin de fournir des reins à des touristes Israéliens. Il utilisait les services de « chasseurs de reins », dont certains étaient des jeunes hommes qui avaient déjà été donneurs, pour trouver de nouvelles recrues. Ce n’était pas très difficile. Une fois que quelques jeunes revenaient des centres chirurgicaux sud-africains en exhibant leurs liasses de billets, Tauber et ses associés se retrouvaient avec plus de donneurs que ce dont ils avaient besoin. Ils commencèrent à faire baisser le prix qu’ils offraient aux donneurs, de 10 000 dollars à 6 000, puis à 3 000, expliquait Scheper-Hughes dans un portrait de Tauber écrit en 2007.

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Gadalya « Gaddy » Tauber
Crédits : Nancy Scheper-Hughes

Les portraits de Scheper-Hughes, consacrés à des donneurs, des patients et même des trafiquants comme Tauber sont écrits avec subtilité, et traversé par une grande empathie. À certains moments toutefois – en particulier lorsqu’elle écrit sur des médecins, des bio-éthiciens et d’autres membres de l’ « establishment de la greffe » – sa plume prend un ton bien plus acerbe. « Les chirurgiens spécialisés dans les greffes considèrent que tout leur est dû, qu’ils ont toujours raison, cette façon de se considérer comme des “élus divins”, au-dessus (ou en dehors) des lois humaines qui gouvernent le commun des mortels », écrivait-elle dans un article. « Ces chirurgiens hors-la-loi sont protégés par la hiérarchie de leur corporation. » Quand Scheper-Hughes a commencé à présenter ses découvertes à des médecins et des professionnels de la greffe, elle s’est trouvée face à une série de refus et de rejets très rudes. Elle se souvient avoir été traitée de menteuse par un grand pathologiste lors d’un congrès sur l’éthique médicale au Cap, en 1999. En 2002, lors d’un congrès consacré au trafic d’organes à Bucarest, elle a été chahutée par des membres du public : « Qui l’a invitée ? Pourquoi devrait-on croire ces calomnies ? » Pour Scheper-Hughes, ces réactions étaient la preuve qu’elle proclamait des vérités que l’ « establishment de la greffe » ne voulait pas entendre. Sa conclusion à l’époque, qu’elle m’a transmise par e-mail, était que « personne, absolument personne ne s’intéressait à ce sujet ». Cette affirmation correspond difficilement à ce qui se passait alors autour d’elle. Un certain nombre de congrès internationaux – auxquels Scheper-Hughes a participé – ont été organisés pour réagir face au marché illégal d’organes et de tissus humains en plein essor, et il en résulta des déclarations et des recommandations sans ambiguïté pour tenter de limiter ce trafic. En octobre 2000, l’Association Médicale Mondiale condamna la vente d’organes et de tissus humains, et appela les pays concernés à adopter des lois visant à prévenir ces abus. Le mois suivant, l’Assemblée générale des Nations-Unies adopta les protocoles de Palerme qui, entre autres, définissent la vente et le don contraints d’organes comme une forme de trafic d’êtres humains.

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Une favela de Rio de Janeiro
Au loin, le Christ Rédempteur
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Certains de ses collègues pensent que si le corps médical a réagi si négativement à Scheper-Hughes, ce n’est pas tant à cause des faits qu’elle présentait qu’en raison de son style rhétorique et de son penchant pour la confrontation. « Je pense qu’on peut dire que Nancy se montre très suspicieuse, voire hostile à l’égard du monde médical », dit David Rothman, son ancien collaborateur. « J’ai employé un langage très fort à certains moments – un terme comme “néo-cannibalisme” n’était clairement pas l’idéal pour me faire des amis… » admet Scheper-Hughes lorsque je lui répète les critiques de Rothman. « C’est ainsi que fonctionne l’anthropologie interprétative. On travaille sur le langage et le sous-texte. » D’autres collègues de Scheper-Hughes m’ont confié qu’elle semblait toujours la plus énergique lorsqu’elle combattait. Et en effet, mettre les membres du corps médical dans l’embarras, plutôt que de cultiver une influence collégiale parmi eux pourrait très bien avoir été son objectif dès le début. Bien qu’elle rejette l’analyse de Rothman, qui la juge hostile aux médecins, Scheper-Hughes a depuis longtemps affirmé que son travail consistait à enquêter sur une profession centrée sur elle-même et sujette à l’auto-glorification. Elle se sentait obligée de défier les médecins qui parlaient de « sauver des vies » – comme si sauver le receveur de l’organe effaçait toute autre considération. Elle critiquait également les anthropologues de la santé, « domestiqués », « appliqués à doses cliniques », qui travaillaient en proche collaboration avec les médecins afin de fournir la petite dose de savoir culturel aidant à faire passer la pilule de la médecine occidentale. Dès 1990, elle affirmait que le travail d’un anthropologue de la santé était de remettre en cause, et même de se moquer de la médecine occidentale. « Jouons le bouffon de la cour, cette petite voix qu’on entend en marge, parfois moqueuse, parfois ironique, toujours malicieuse », a-t-elle écrit dans un journal très important. « Aux jeunes anthropologues de la santé, je dirais : “Retirez cette blouse blanche, immédiatement ! Accrochez-la au porte-manteau, et mettez le masque blanc de l’Arlequin.” » Elle prévenait, dès cette époque, qu’il y aurait un prix à payer pour ceux qui adopteraient cette attitude querelleuse. Si votre but était de gagner le respect des médecins, ou d’éviter « la dérision au sein des cercles académiques conventionnels », écrivait-elle, le travail d’anthropologue actif n’est pas fait pour vous.

L’affaire Rosenbaum

Au début des années 2000, alors qu’elle tentait d’établir un schéma plus complet des interactions entre les trafiquants, les chasseurs de reins et les réseaux qui constituaient le commerce international du rein, Scheper-Hughes fit une découverte majeure – une découverte qui laissait entrevoir les liens entre le marché mondial des organes et de grands hôpitaux américains. Des informateurs en Israël lui avaient dit dans les années 1990 qu’un homme appelé Levy Izhak Rosenbaum était une figure très importante, qui mettait en contact donneurs et receveurs de reins. Quelques années plus tard, à l’été 2002, Scheper-Hughes commença à recevoir des e-mails d’un homme qui lui demandait son aide afin de s’extraire d’une organisation appelée United Lifeline, et dirigée par Rosenbaum.

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Centres de soins Albert Einstein en Pennsylvanie
Crédits : Einstein Healthcare Network

Tout en réunissant plus de documentation sur Rosenbaum et ses liens avec divers hôpitaux américains, Scheper-Hughes rapporta l’information directement aux chirurgiens des hôpitaux concernés. En 2002, elle organisa une réunion avec les chirurgiens de l’hôpital Albert Einstein de Philadelphie, afin de les confronter personnellement aux informations qu’elle avait découvertes sur des transplantations qui y avaient été arrangées par Rosenbaum. « J’étais très nerveuse », se souvient-elle. « Je me disais : “Qu’est-ce que je suis en train de faire, à jouer à Madame le Procureur ?” Mais je me suis dit que, si je voulais publier ces informations, je devais les en informer. » À la même époque, Scheper-Hughes prit une autre décision inhabituelle pour un anthropologue : elle commença à partager ses découvertes avec les autorités policières, et notamment des représentants du FBI, de la Food and Drug Administration et de l’unité du Département d’État en charge des fraudes liées aux visas. Ses informations semblaient ne susciter que peu d’intérêt et n’entraîner que peu d’action. Elle se souvient d’une rencontre particulièrement frustrante avec un agent du FBI en 2003. « Je voyais bien qu’il avait la tête ailleurs », raconte-t-elle. « Il n’avait pas l’air de se rendre compte qu’il s’agissait d’un crime grave. » Frustrée, elle pensait en elle-même : « Bon, je peux le faire. Filez-moi un badge et j’irai arrêter quelqu’un moi-même. » Scheper-Hughes admet que d’autres anthropologues considèrent que fournir des informations aux autorités revient à franchir une limite éthique de plus. Toutefois, selon elle, la nature de ses informations justifiait largement sa décision. « Je me fous que certains anthropologues pensent que nos sujets d’étude sont protégés par un secret professionnel absolu », me dit-elle. « Je pense que ce genre de pureté est tout simplement scandaleux. » Pour Scheper-Hughes, le désintérêt apparent des autorités américaines contrastait fondamentalement avec la façon dont elle avait été traitée par les représentants des forces de l’ordre dans d’autres pays.

En 2004, elle fut invitée à former des enquêteurs de la police et des procureurs en Afrique du Sud dans le cadre de leur enquête sur des transplantations illégales concernant des donneurs brésiliens dans plusieurs grands hôpitaux de Durban, Johannesburg et Le Cap. Elle transmit à un capitaine de la police moustachu, nommé Louis Helberg, les noms et les coordonnées de trafiquants, de chirurgiens, de receveurs et de donneurs au Brésil et en Israël, ainsi que le nom des hôpitaux qu’elle pensait impliqués dans ce commerce. En retour, Helberg lui fournit l’accès à des dossiers médicaux et des factures confisquées, qu’elle l’aida à passer au crible et à déchiffrer.

Frustrée par le manque de volonté des enquêteurs à prendre ces crimes au sérieux, Scheper-Hughes continua l’enquête de son côté.

Avec l’aide et les conseils de Scheper-Hughes, Helberg put retracer les étapes de son enquête internationale, se rendant au Brésil et en Israël, tout en entrant en contact avec de nombreuses sources de l’anthropologue. À la suite de cette enquête, le plus grand groupe hospitalier sud-africain, Netcare, reconnut avoir pratiqué plus d’une centaine de transplantations illégales, et accepta de payer des amendes substantielles. Lorsque cette histoire fut révélée au grand jour, elle fit la une des journaux en Afrique du Sud. Un néphrologue plaida coupable d’avoir transgressé à quatre-vingt-dix reprises la loi sud-africaine sur les tissus humains. Quatre autres chirurgiens de Netcare, ainsi que deux autres membres du personnel, furent accusés de diverses infractions (même si les poursuites furent abandonnées par la suite).

Aux États-Unis toutefois, Scheper-Hughes dut attendre 2009 – soit sept ans après qu’elle eut commencé à partager ses informations avec le FBI – avant de recevoir le coup de fil de procureurs fédéraux lui annonçant l’arrestation de Rosenbaum. Il avait été arrêté (avec quarante-quatre autres personnes) dans le cadre de la plus grosse opération policière liée à une affaire de corruption politique et de blanchiment d’argent dans l’histoire du New Jersey. Maintenant qu’ils avaient besoin d’un dossier à charge contre Rosenbaum, les procureurs fédéraux se montraient intéressés par les recherches de Scheper-Hughes, et ils la rencontrèrent à de nombreuses occasions. Elle proposa de témoigner durant le procès mais, en octobre 2011, Rosenbaum plaida coupable pour l’organisation de trois greffes de reins illégales, ainsi que pour organisation de malfaiteurs en vue de l’organisation d’une greffe illégale. Rosenbaum représentait alors l’unique poursuite judiciaire réussie en lien avec le National Organ Transplant Act de 1984. Scheper-Hughes espérait que le cas de Rosenbaum ouvrirait la porte à davantage d’enquêtes et de poursuites, mais cela ne fut pas le cas. « Pourquoi est-il le seul accusé au tribunal de Trenton ? », m’a-t-elle dans un e-mail après que Rosenbaum a plaidé coupable d’association de malfaiteurs. « Où sont les autres malfaiteurs ? » Frustrée par le manque de volonté des enquêteurs à prendre ces crimes au sérieux, à lancer de nouvelles poursuites, ou à attaquer les chirurgiens et les hôpitaux sans qui le trafic d’organes ne pourrait fonctionner, Scheper-Hughes continua l’enquête de son côté.

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Un jour de janvier 2012, Scheper-Hughes m’appela pour me dire qu’elle était sur le point de faire une autre découverte capitale : un médecin à la retraite, ancien chirurgien spécialisé dans la greffe dans un grand hôpital de la côte est, avait accepté de la rencontrer en personne. Scheper-Hughes me demanda de l’accompagner pour assister à l’entrevue. Nous nous sommes retrouvés à l’Institute for Advanced Study à Princeton, dans le New Jersey, où elle passait son année à travailler d’arrache-pied pour terminer son livre sur le trafic d’organes. Elle me donna les clés pour que je conduise : « Je suis nerveuse sur l’autoroute », m’a-t-elle confié. Elle est aussi claustrophobe dans les avions et les ascenseurs, et a du mal à lire les cartes, a-t-elle ajouté. Après avoir voyagé un moment avec elle, je me suis mis à trouver les innombrables voyages qui avaient émaillé sa vie professionnelle plus remarquables encore.

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Levy Izhak Rosenbaum
Première condamnation sur le sol américain pour trafic d’organes
Crédits : NJ Star-Ledger

À la tombée de la nuit, nous sommes arrivés dans un hôtel Holiday Inn. Le chirurgien à la retraite, un homme élégant, nous a rencontrés dans le bar de l’hôtel. Scheper-Hughes a appelé la serveuse, lui a demandé de baisser le son du match de basket-ball, et a encouragé le médecin à commander à boire. Elle a ensuite commencé à lui poser des questions ouvertes sur son histoire personnelle et professionnelle. Son langage corporel était amical, presque intime. Elle riait des plaisanteries du médecin et secouait la tête avec empathie quand il lui racontait ses luttes avec la bureaucratie hospitalière. Le chirurgien a admis qu’il avait pratiqué des transplantations – dont on a appris plus tard qu’elles avaient été arrangées par Rosenbaum –, mais il a affirmé qu’il n’avait jamais réellement su que les donneurs avaient été payés. « Au fond de moi, je sais qu’il y a toujours la possibilité que le donneur reçoive une récompense, mais on ne peut rien y faire. Personnellement, je ne vois pas en quoi c’est un problème. » Avant d’ajouter : « Je sais bien que c’est illégal. Il y a un protocole. » Scheper-Hughes lui a alors révélé que d’autres l’accusaient d’être le chef du réseau. « Vous avez été identifié comme… la personne qui a mis tout cela sur pied », a-t-elle dit, faisant référence aux greffes organisées par Rosenbaum. « Je dois vous le dire. Je n’y ai pas cru, mais c’est ce qu’ils ont dit. Ils vous ont accusé d’avoir tout organisé. » « Je n’ai rien organisé du tout », a-t-il tranché en secouant la tête. Scheper-Hughes insistait, alternant entre ton compatissant et questions plus pointues. Le médecin a fini par admettre que certaines des transplantations organisées par Rosenbaum semblaient « douteuses ». « Certains receveurs venaient de New York, et le fait qu’ils aient trouvé tel ou tel donneur en Israël semblait un peu étrange. » Il est allé jusqu’à reconnaître que, probablement, tout le personnel hospitalier impliqué avait de bonnes raisons d’être suspicieux. « Il est évident que tout le monde dans le programme sentait qu’il était possible que les donneurs soient rémunérés. Je n’ai pas pensé que c’était à moi de faire la police. Tant que je ne sais rien et tant que je n’ai aucune preuve, je ne refuserai pas la greffe sous prétexte que j’ai un doute », dit-il. Scheper-Hughes avait déjà entendu cet argument de la part de chirurgiens du monde entier, et je pouvais la sentir se crisper. Quand le chirurgien a affirmé que tous ses patients se portaient très bien, le ton de sa voix s’est fait plus sévère. « Il y a une chose que je veux vous dire », a-t-elle dit. « Vos patients ne vont pas tous si bien et les donneurs non plus. » Puis : « Il n’existe aucun soin post-opératoire fiable. Ils sont partis à des milliers de kilomètres d’ici et vous n’avez aucune idée de ce qui leur est arrivé. Vous ne savez pas qui d’entre eux est mort ou a survécu. » Le médecin a eu l’air échaudé pendant un moment, mais il persistait à affirmer qu’il avait amélioré l’état de santé de patients ayant besoin d’une greffe, et qu’il n’avait rien fait de mal. La semaine suivante, Scheper-Hughes a parlé au téléphone avec un substitut du procureur fédéral, Mark McCarren, un des principaux enquêteurs dans l’affaire Rosenbaum, avec qui elle a partagé les informations qu’elle avait obtenues du chirurgien à la retraite. McCarren m’a confié qu’il lui était reconnaissant de son aide : « Elle disposait de bien plus d’informations que ce dont j’avais besoin. Il est évident qu’elle a beaucoup cran et de courage pour traiter ce problème de cette manière. »

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Sources : Der Spiegel, Organs Watch

Scheper-Hughes était moins élogieuse en décrivant les efforts de McCarren. Elle m’a souvent répété ses inquiétudes : pour elle, McCarren et son équipe ne prenaient pas pleinement la mesure de la gravité de ces crimes. Pourquoi, se demandait-elle, les procureurs n’avaient-ils pas enquêté plus sérieusement sur les chirurgiens d’hôpitaux américains liés à Rosenbaum ? (Au-delà de ce qui se trouvait dans le dossier judiciaire, McCarren s’est refusé à tout commentaire sur les personnes impliquées dans son enquête.) Car en définitive, comme me l’a souvent répété Scheper-Hughes, ce sont les chirurgiens qui ont le scalpel dans la main.

Alliés et adversaires

Aux États-Unis, la liste d’attente pour obtenir un rein compte plus de 100 000 personnes, alors que le nombre de donneurs n’a pratiquement pas bougé depuis une dizaine d’années. Des chiffres récents de l’OMS montrent qu’en 2010, les 107 000 greffes d’organes pratiquées dans les 95 pays membres n’ont satisfait que 10 % de la demande mondiale. L’OMS estime que, dans ces chiffres, un organe transplanté sur dix provenait du marché noir. L’impact de Scheper-Hughes sur les pratiques liées aux transplantations est difficile à déterminer. Organs Watch existe encore aujourd’hui. Même si elle n’a pas d’équipe administrative, Scheper-Hughes continue à former des doctorants et post-doctorants à pratiquer un travail de terrain international. Le site web de l’organisation ne contient que la phrase suivante : « Le site web d’Organs Watch est en cours de reconstruction, et déménagera vers une nouvelle adresse en août 2009. » Scheper-Hughes explique qu’elle a dû fermer le site en hâte après avoir appris qu’une trafiquante d’organes se servait des informations qu’elle y trouvait pour localiser les populations où se trouvaient les donneurs les moins chers et les plus motivés… Dans le champ anthropolgique, le type de « militantisme » et de plaidoyer radical défendu par Scheper-Hughes dans les années 1990 est un peu passé de mode. « Elle a mauvaise réputation dans son domaine. Elle attire nos collègues tout autant qu’elle les fait fuir », explique Arthur Kleinman, un anthropologue de la santé d’Harvard très réputé. « J’ai beaucoup d’admiration pour son indiscutable honnêteté, parfois brutale même, mais j’ai un problème avec son ton provocateur et accusateur. »

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Un jeune donneur d’organe brésilien
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Nancy a toujours ses admirateurs dans la discipline, parmi lesquels l’illustre anthropologue Paul Farmer. « Le défi qu’elle a relevé est le suivant : comment plaider pour une cause quand tout vous ramène vers un modèle de repli, une forme de tour d’ivoire ? » m’explique-t-il. « Elle repousse les limites de l’engagement social, et elle est allée bien plus loin que ce que font les autres chercheurs. Elle fait ce qu’elle croit juste, et nous sommes nombreux à penser qu’elle a raison. » Dans la communauté médicale, malgré le nombre d’ennemis qu’elle s’y est fait, beaucoup de chirurgiens lui sont reconnaissants pour avoir dénoncé et mis en lumière ces abus très répandus, ainsi que pour avoir fait entendre la voix des donneurs et des intermédiaires du trafic d’organes. « Elle a démontré que des marchés souterrains, illégaux, existent vraiment », dit Arthur Matas, le directeur du programme de transplantation rénale de l’université du Minnesota. Même si la plupart des chirurgiens aiment imaginer que leur communauté ne prendrait jamais part à un tel marché noir, explique Matas, Scheper-Hughes a clairement montré qu’ils y participent – « parfois à leur insu, et parfois de leur plein gré ». De manière générale, toutefois, Scheper-Hughes est toujours mal vue dans le milieu de la transplantation, notamment pour sa tendance à ignorer les différents degrés de culpabilité. Des trafiquants d’organes comme Rosenbaum peuvent en effet déployer des efforts importants pour faire croire à des chirurgiens que leurs donneurs sont au-dessus de tout soupçon. « Prendre part au trafic à son insu ou de son plein gré sont deux choses très différentes », selon Matas. « Il faut se montrer prudent quand on profère des accusations. » Mais du point de vue de Scheper-Hughes, soit les chirurgiens participent aux transplantations illégales en toute connaissance de cause, soit ils se voilent volontairement la face. Comme le montrent ses écrits, elle préfère se concentrer sur une thèse plus large, qui n’a pas beaucoup changé depuis l’époque où elle travaillait dans le nord-est du Brésil : la médecine occidentale est souvent une arme utilisée pour violenter les corps des pauvres et des opprimés. Des rumeurs évoquant des gens assassinés pour leurs organes continuent à circuler dans certaines parties du monde. En 2009, le journaliste Donal Boström a écrit, dans le journal suédois Aftonbladet, un article intitulé « On pille les organes de nos fils ». L’article affirmait que les victimes palestiniennes des conflits en Cisjordanie servaient comme donneurs d’organes involontaires. Au milieu des statistiques montrant la très forte demande israélienne pour des reins et des foies, Boström rapportait qu’il avait rencontré des « parents lui ayant dit qu’on avait pris des organes à leurs fils avant de les tuer ». L’article causa un accident diplomatique entre la Suède et Israël, et fut considéré comme « une sanglante diffamation » sans fondement par le Premier ministre israélien. Scheper-Hughes a pris la défense de Boström, en soutenant ses affirmations avec ce qu’elle considérait comme des preuves accablantes. Sa principale preuve était un entretien qu’elle avait mené avec un pathologiste israélien nommé Yehuda Hiss, directeur de l’institut médico-légal Abu Kabir, le principal centre israélien de la pratique d’autopsies. Dans cette interview, enregistrée en 2000 mais que Scheper-Hughes n’avait pas encore commentée, Hiss reconnaît, contre toute attente, que son institut a – sans l’accord des familles – récolté des cornées, de la peau, des os et d’autres tissus sur des cadavres palestiniens notamment, mais aussi sur des soldats israéliens et d’autres corps qui passaient par sa morgue. Les organes et les tissus étaient utilisés pour la formation des médecins, la recherche, mais aussi pour la transplantation (dans le cas de la peau et des cornées). Après la publication de l’enregistrement, Hiss a démenti avoir fait quoi que ce soit de mal.

« Je peux sentir les faux sentiments comme un animal sent l’imminence du danger. » — Nancy Scheper-Hughes

L’interview de Hiss est un symbole de l’incroyable capacité de Scheper-Hughes à obtenir des informations sensibles, et à faire la différence. Hiss a depuis été relevé de ses fonctions à Abu Kabir. Les répercussions de cette polémique, au point de vue légal mais pas uniquement, se feront probablement encore sentir pendant des années. Mais on se trouve ici encore en présence d’un cas où il est particulièrement important de bien séparer les rumeurs des faits. Les révélations de Hiss, aussi glaçantes soient-elles, ne confirmaient pas les rumeurs selon lesquelles les organes de jeunes palestiniens étaient récoltés alors qu’ils étaient toujours vivants, comme l’avait rapporté Boström. Dans un essai paru en 2013, et co-écrit avec Boström, Scheper-Hughes a critiqué les médias internationaux pour avoir déformé les informations rapportées par l’article d’Aftonbladet. Déformation qui avait pour effet de minimiser l’importance du problème des pratiques liées à la transplantation. D’autres anthropologues de la santé, toutefois, pensent que Scheper-Hughes ne dépeint pas le monde du commerce illégal des organes avec assez de nuances. « Ce n’est pas une chercheuse, au fond d’elle-même », me dit Kleinman, « ce qui a de bons et de mauvais côtés. Elle démarre toujours d’un point de vue partisan, réagissant avec outrage aux injustices. Elle met tout le monde dans le même sac, au lieu de faire des différences. Les détails sont moins importants pour elle que le plaidoyer, le lobbying. »

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À l’été 2012, j’ai retrouvé Scheper-Hughes sur les marches du palais de justice fédéral de Trenton, dans le New Jersey, pour entendre la prononciation du verdict contre Rosenbaum. Dans la salle d’audience du quatrième étage, Scheper-Hughes s’est assise au premier rang, d’où elle pouvait voir le profil barbu et corpulent de Rosenbaum. Réclamant une sentence exemplaire, McCarren a fait venir quatre témoins à la barre. Il a interrogé un administrateur de l’hôpital Albert Einstein et un chirurgien qui y travaillait lorsque Rosenbaum dirigeait son commerce de reins. Il a aussi appelé une femme d’âge moyen, Beckie Cohen, qui a expliqué, des sanglots dans la voix, comme elle était reconnaissante que sa famille ait pu payer 150 000 dollars à Rosenbaum pour arranger la greffe d’un rein pour son père malade, Max Cohen, à l’hôpital de Minneapolis. Enfin, McCarren a interrogé Elahn Quick, un jeune homme né en Israël de parents américains, qui avait été payé environ 25 000 dollars pour donner un de ses reins à M. Cohen. En décrivant ses négociations avec Rosenbaum, Quick n’a jamais parlé de pressions ou de menaces claires. Au final, il a affirmé s’être senti utilisé et brutalisé par la transaction, mais il ne la regrettait pas. « Je voulais faire quelque chose qui ait du sens », a dit Quick. « Je m’accroche encore au fait que j’ai sauvé une vie. » À cet instant, Scheper-Hughes s’est penchée vers moi et m’a dit que ce refrain sur le fait de « sauver des vies » n’était que des conneries : « Les gens qui reçoivent les greffes sont surtout des vieux. »

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Nancy Scheper-Hughes aujourd’hui
Crédits : Alfredo Srur

Scheper-Hughes a passé la plus grande partie de l’audience à prendre des notes, mais elle exprimait clairement, par des paroles murmurées en douce, sa désapprobation vis-à-vis du procès. Lorsque la juge a mentionné qu’elle avait été touchée par les lettres de soutien à Rosenbaum envoyées par des receveurs dont il avait organisé la greffe, Scheper-Hughes a soupiré : « Oh, mon Dieu… » Quand Beckie Cohen a fondu en larmes en décrivant la détresse de sa famille face à la maladie de son père, qui les a amenés à payer Rosenbaum pour trouver un vendeur de rein, Scheper-Hughes s’est penchée vers moi pour me dire : « Elle aurait pu lui donner son rein. » Lorsqu’un médecin de l’hôpital Albert Einstein a déclaré qu’il ne savait pas avec certitude, au début des années 2000, que les donneurs étaient payés par Rosenbaum, Scheper-Hughes a murmuré : « McCarren n’est pas un bon interrogateur. Je pourrais faire mieux. » Au cours de la longue audition, Scheper-Hughes a eu un commentaire acerbe pour chacun des participants dans le tribunal : le médecin, le donneur, la fille du receveur, McCarren, les avocats de la défense et la juge. Elle était devenue, presque littéralement, le bouffon de la cour qu’elle décrit dans ses écrits, une voix moqueuse et dissonante qu’on entend à la marge. Après l’audition, Scheper-Hughes et moi sommes allés dîner dans un restaurant cubain du coin. Elle n’avait pas mangé de la journée, et commençait à manquer d’énergie. Elle m’a dit être satisfaite de la sentence prononcée contre Rosenbaum – deux ans et demi d’emprisonnement dans une prison fédérale –, mais qu’elle n’avait rien vu ou entendu ce jour-là qui pourrait changer la façon dont elle voyait Rosenbaum ou le trafic d’organes qu’elle avait poursuivi jusqu’aux États-Unis. Je l’ai interrogée sur une scène décrite à la barre par Elahn Quick, le donneur. Quick se souvenait qu’à son réveil après l’opération, la famille de Max Cohen s’était réunie autour de son lit d’hôpital pour le féliciter de son sacrifice. Je pensais que c’était un moment poignant, qui laissait penser que Quick était plus qu’un donneur anonyme pour la famille Cohen. Scheper-Hughes a balayé la scène d’un revers de main. « S’il y a bien une chose que je ne supporte pas, ce sont les faux sentiments », m’a-t-elle dit, me rappelant qu’au final, Quick s’était senti trahi et rejeté. « Ça me hérisse les poils. Je peux le sentir, comme un animal sent l’imminence du danger. »


Traduit de l’anglais par Benjamin Bertho d’après l’article « The Organ Detective », paru dans Pacific Standard. Couverture : Nancy Scheper-Hughes sur le terrain. Création graphique par Ulyces.