Les oligarques

De Kiev, en Ukraine. Il y a une guerre en Ukraine qui n’a pas lieu dans les tranchées de l’est du pays. Elle fait rage sur les plateaux de télévision et dans la tête des téléspectateurs, sur une ligne de front médiatique où s’affrontent oligarques et politiciens. Sur ce champ de bataille, les médias sont les armes de ceux qui les possèdent. Ils s’en servent pour exercer leur mainmise politique, faire du tort à leurs opposants ou susciter les sentiments voulus chez le public.

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Serhiy Leshchenko
Crédits : Twitter

Grâce au contrôle et à l’ascendant qu’ils ont sur les médias, les oligarques jouent un rôle clé dans la formation du discours et la perception collective des événements. Et pour l’ancien journaliste d’investigation et actuel membre du parlement Serhiy Leshchenko, c’est un vrai danger pour la démocratie. « Les chaînes de télévisions sont utilisées pour servir des intérêts politiques », explique-t-il. Certains des plus riches oligarques ukrainiens – dont le président du pays Petro Porochenko ou encore Ihor Kolomoïsky, Dmytro Firtash, Victor Pintchouk et Rinat Akhmetov – détiennent des groupes médias. Bien que Porochenko soit le seul à faire partie gouvernement, les trois autres soutiennent et font la promotion de différents partis politiques et de leurs idées.

En 2015, l’Ukraine était à la 129e sur 180 pays, dans le classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans Frontière. Elle occupe aujourd’hui la 107e place. Alors que le marché médiatique ukrainien est vaste, les dix chaînes les plus populaires appartiennent toutes à des hommes d’affaires dont le premier secteur d’activité n’a rien à voir avec les médias. Et bien que le gouvernement soit tenu d’assurer la régulation des médias et d’en garantir les pratiques équitables au travers du Conseil national pour la télévision et la radiodiffusion, ce dernier n’intervient en fait que rarement. « Ils n’ont que faire du gouvernement », assure Roman Golovenko, le directeur du service juridique de l’Institut pour l’information, observatoire des médias ukrainien. Golovenko pense qu’une des raisons pour lesquelles le gouvernement ne fait rien contre les pratiques médiatiques déloyales, c’est que Porochenko aurait peur de déclencher une « guerre avec les chaînes de télévision » qui pourrait lui coûter cher.

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Le président ukrainien Petro Porochenko

« Les oligarques dictent ce qu’il faut faire. Ils ne voient pas les médias comme un business. Soit ils s’en servent comme bouclier, soit comme arme », explique Zurab Alasania, le directeur général de l’Entreprise nationale de l’audiovisuel public, détenue par l’État. « Il n’y a pas une ville en Ukraine où les journalistes sont indépendants. Ils sont tous à la botte de quelqu’un. C’est un sérieux problème. En Ukraine, le journalisme n’est pas libre.  »

1+1 = 1

Youri Makarov, un des présentateurs ukrainiens les plus respectés, travaille pour la chaîne 1+1 depuis sa création. Il l’a vue débuter comme une petite opération indépendante jusqu’à ce qu’elle devienne l’un des groupes les plus importants d’Ukraine. Makarov raconte que 1+1 a perdu toute son indépendance journalistique, d’abord à cause de la censure gouvernementale, puis sous la pression de son propriétaire, Ihor Kolomoïsky. Elle est devenue « une chaîne insipide, mais influente ». ulyces-mediasukraine-03 1+1 et ses nombreuses succursales fonctionnent à perte : le groupe n’a pas dégagé le moindre bénéfice en dix ans, avoue Oleksandr Tkachenko, son actuel CEO. Le groupe est « important pour Kolomoïsky du fait de son influence », dit-il. Kolomoïsky est le deuxième homme le plus riche d’Ukraine. Il investit dans différents secteurs d’activités commerciales dont les banques, la finance, les compagnies aériennes, les usines et le pétrole. Il s’est également engagé en politique : entre mars 2014 et mars 2015, il était gouverneur de la région de Dnipropetrovsk. Même s’il a été ensuite écarté par Porochenko, il a conservé son influence au sein de la classe politique. D’après Makarov « 1+1 n’est ni plus ni moins qu’un outil » pour Kolomoïsky. Un outil qu’il utilise pour diffuser régulièrement des programmes qui s’en prennent à ses opposants, font la promotion des partis avec lesquels il est affilié, ou présentent ses activités sous un jour favorable.

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Ihor Kolomoïsky
Crédits : Valentyn Ogirenko

Mikheil Saakachvili, l’actuel gouverneur de la région d’Odessa, a été désigné pour remplacer Ihor Palystia, un proche collaborateur de Kolomoïsky. Il a accusé ce dernier d’être impliqué dans des affaires de corruption et de contrebande. Naturellement, Kolomoïsky a nié les accusations portées par Saakachvili à son encontre. Et dans le même temps, la chaîne 1+1 a diffusé des émissions et des témoignages fustigeant Saakachvili. À cause du manque de neutralité de ces émissions, la chaîne s’est attirée les foudres des spécialistes des médias. 1+1 a également fait part de son soutien à Gennady Korban, allié de longue date et ancien chef de cabinet de Kolomoïsky à Dnipropetrovsk, lors de sa campagne pour les élections parlementaires. Au même moment, ses programmes conspuaient, entre autres, le Parti radical d’Oleh Liachko. Pendant un temps, raconte Golovenko, la chaîne de Dmytro Firtash, Inter, « était en guerre avec 1+1 ». Les deux hommes s’attaquaient l’un l’autre par chaînes interposées. « Kolomoïsky utilise ses propres organes médiatiques pour servir ses intérêts politiques », rapporte Roman Shutov, le directeur des programmes de Telekritika, un site de critique des médias qui appartient au groupe de Kolomoïsky. Jean Novoseltsov a quitté son poste de présentateur de l’émission télévisée Money dans la foulée de la révolution de Maïdan de 2014. Novoseltsov, qui travaillait pour la chaîne 1+1, propriété d’Igor Kolomoiski, en avait assez de voir son émission censurée pour qu’elle corresponde à la vision des faits de son propriétaire. Il a démissionné avec d’autres employés de la chaîne et a créé une autre chaîne, libre de la corruption des oligarques. « De puissants oligarques influençaient nos histoires », révèle l’ex-présentateur. « Nous ne voulions pas courber l’échine, donc nous avons décidé de partir. Nous refusions d’être censurés. »

Toutes les semaines, Novoseltsov était chargé de réaliser des courts métrages pour l’émission et toutes les semaines, selon lui, un grand nombre de ses courts métrages étaient supprimés pour contenter ceux qui avaient payé pour défendre leurs propres intérêts. « Il y a un immense marché noir de la suppression d’histoires », raconte-t-il. « D’autres histoires sont conçues et diffusées parce qu’on paie pour leur diffusion. La majorité des médias ukrainiens sont payés pour diffuser des histoires. » D’après ce que Novoseltsov a pu constater, ces pratiques ont eu pour conséquence la polarisation de la société selon les médias suivis par les ukrainiens. « Les oligarques puissants se servent des médias pour influencer les gens et alimenter la haine au sein de notre société », regrette l’ancien présentateur. Svitlana Paveletska, directrice des relations publiques de la chaîne 1+1, a nié les actes qui lui ont été reprochés par Novoseltsov. Pourtant, la situation décrite par ce dernier n’a rien d’inédit en ce qui concerne le paysage médiatique ukrainien. De plus, ses accusations correspondent bien aux intentions cachées de la chaîne qui tend à défendre des intérêts particuliers au mépris de l’objectivité. Le CEO de 1+1, Tkachenko, justifie l’utilisation de groupes de médias comme outil de promotion des idées politiques de leur propriétaire en affirmant que « les téléspectateurs peuvent entendre des points de vue différents sur chaque chaîne ». Le CEO de 1+1, Oleksandr Tkachenko, défend l’usage des groupes de médias comme outils promotionnels au service des intérêts politiques de leurs propriétaires, car selon lui : « selon les chaînes, les téléspectateurs peuvent accéder à différents points de vue. »

À Marioupol

Dans certains endroits, les chaînes privées subissent un tel monopole que changer de chaîne ne suffit plus pour se confronter à d’autres points de vue politiques.

Médias et politiciens subissent l’influence écrasante de Rinat Akhmetov, l’homme le plus riche d’Ukraine.

À Marioupol, une ville située à moins de 25 km de la ligne de front, la plupart des médias sont loin d’être pro-ukrainiens. Après avoir été aux mains des séparatistes pro-russes pendant une courte période au début de la guerre en 2014, la ville a ensuite été reprise par les forces ukrainiennes. Mais l’influence de l’idéologie russe n’a jamais disparu. Ici, médias et politiciens sont la preuve de l’influence écrasante de l’oligarque de la région, Rinat Akhmetov – l’homme le plus riche d’Ukraine. Dans un coin silencieux du bar dans lequel il a contribué à fomenter la révolution orange de 2004, Dmytro Potekhin, chercheur et conseiller politique, me fait part de son expérience au sein de l’équipe de campagne de Sergey Zakharov, qui briguait la municipalité. Avant une apparition sur la chaîne d’Akhmetov, Mariupol TV, ses confrères et lui ont été priés par un employé de la chaîne de « ne pas dire du mal de la Russie ». « Ici, la censure n’est pas pro-ukrainienne », souligne Potekhin. Maxim Borodin, candidat de l’opposition lors des récentes élections municipales, affirme lui aussi avoir ressenti l’impact des médias dans sa défaite. « Nous n’avions quasiment aucune couverture médiatique », dit-il. « La plupart des journaux et des chaînes de télévision de la région sont détenus par Akhmetov. Ils reçoivent des ordres directs quant à ce qu’ils doivent publier et se font dicter la ligne à suivre. »

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Une usine Metinvest
Crédits : DR

Vadim Boychenko, qui a remporté les élections municipales, est l’ancien directeur d’une entreprise d’exploitation minière et de sidérurgie appelée Metinvest. Elle appartient à Akhmetov. Certaines personnes de l’entourage du candidat vont jusqu’à affirmer qu’il a été contraint de se présenter aux élections. Pendant la course à l’investiture, Boychenko travaillait dans un bureau installé au siège de Mariupol TV. Les autres médias locaux sous contrôle d’Akhmetov – de la radio des sidérurgistes à la chaîne de télévision – l’ont clairement mis en avant au détriment des autres candidats. « La couverture médiatique des élections était franchement partisane », conclut Borodin.

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COMMENT L’OLIGARCHIE UKRAINIENNE A FAIT MAIN BASSE SUR LES MÉDIAS

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Traduit de l’anglais par Adélie Floch et Nicolas Prouillac d’après l’article « Who owns Ukraine’s media? », paru dans Al Jazeera. Couverture : Le président ukrainien s’adresse à ses concitoyens. (Création graphique par Ulyces)