Un maximum de bien

Ces derniers temps, mon café chez Starbucks a un goût amer.

Je me l’explique en partie parce que mon organisme vieillissant est plus sensible qu’avant aux sursauts causés par la caféine. Mais c’est aussi et surtout parce que j’ai récemment lu un livre écrit par Peter Singer, professeur et philosophe à l’université de Princeton, The Most Good You Can Do. L’ouvrage m’a confronté à un problème de mathématique éthique : si je dépense chaque jour 3 dollars dans un café, cela équivaut à 1 000 dollars par an. Voici ce que je pourrais faire avec 1 000 dollars par an :

· Protéger près de 700 personnes du paludisme dans des pays comme le Malawi. La maladie tue près de 500 000 personnes chaque année.

· Financer deux opérations complètes de chirurgie pour des femmes du Népal ou d’ailleurs souffrant de pathologies qui les excluent de la société (celles souffrant de fistules, par exemple).

30sfXe3· Opérer dix enfants dans des pays comme le Nicaragua afin de leur rendre la vue.

Dur de savourer son Frappuccino sans se voir comme un sale type après ça.

Depuis que j’ai lu ce livre et d’autres dans le même genre, je ressens une culpabilité extrême, typiquement occidentale. Quand on regarde le monde sous cet angle, nous avons constamment du sang sur les mains. Chaque jour, les Américains font l’équivalent moral d’une promenade le long d’une plage où se noient des milliers d’enfants, sans jamais s’arrêter pour leur tendre un bâton.

C’est une façon percutante de voir la vie, complètement bouleversante. Décourageante. Singer lui-même, qui plaide volontiers en faveur de dons généreux, est pour autant d’avis qu’il ne faut pas se laisser emporter par la culpabilité, au risque de se rendre malade. Il pense qu’une manière plus productive d’aborder le problème consiste à apprécier la joie de sauver des vies. Nous pouvons tous être des héros. Nous pouvons tous être des Schindler.

Beaucoup trouveront que ce calcul moral est naïf et simpliste. Beaucoup de personnes intelligentes, ainsi que les disciples de la pensée d’Ayn Rand, en ont rejeté le postulat. Et pourtant, je dois avouer que ça m’a remué. J’en suis arrivé à la conclusion que je devais donner plus aux œuvres de charités. Beaucoup plus, sans doute. Mais parmi les millions de causes à défendre, lesquelles choisir ? Il existe des organismes de charité pour lutter contre le paludisme, réduire la cécité, protéger l’environnement, combattre le cancer, voire même effacer gratuitement les tatouages de personnes en difficulté sociale (ce qui, d’après mes recherches, vaut d’être considéré avec sérieux, puisque l’opération permet d’effacer les signes d’appartenance aux gangs et offre aux jeunes un nouveau départ – je ne devrais pas être si bêtement condescendant).

Je me suis fixé comme objectif de découvrir comment mes 1 000 dollars de donations pouvaient aider au mieux, effacer le plus de souffrances et engendrer le plus de joie. Je dois trouver comment faire un maximum de bien.

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L’altruisme efficace

Première étape, je passe un coup de fil à Will MacAskill, professeur associé de philosophie à l’université d’Oxford et auteur de l’ouvrage Doing Better Good. Il porte des lunettes aux montures rectangulaires et arbore des rouflaquettes touffues. Il n’a que 28 ans mais il paraît plus jeune.

MacAskill est un des fondateurs d’un mouvement social qu’il a appelé l’altruisme efficace, encore discret mais qui fait chaque jour de nouveaux adeptes. La philosophie qui sous-tend l’altruisme efficace (ou AE) est de donner aux organismes de charités le plus rationnellement possible. Que ferait Spock à notre place ? Décortiquer les chiffres, disséquer les preuves, mettre son cerveau en marche. Et ne pas se laisser influencer par les faiblesses de son cœur ou à la vue de Jennifer Lopez sous un seau d’eau glacée.

gallery-1460831157-jloicePensons à la révolution induite par les calculs statistiques dans le monde du sport, faisant fi des instincts et s’appuyant froidement sur les chiffres. C’est Le Stratège, version sauveur du monde.

Sans surprise, cette notion d’altruisme efficace trouve un écho chez les types de la Silicon Valley. Associez à l’esprit d’ingénieurs la prétention de pouvoir pirater le monde entier, emballez le tout de grosses injections de fonds, et vous avez votre AE.

Pour quelqu’un qui a passé sa vie à aider ceux qui sont dans le besoin, les réactions que provoque MacAskill sont étonnamment hostiles. Comme cet email qu’il a récemment reçu : « Will MacAskill devrait se foutre une tronçonneuse dans le cul. »

La suggestion de la tronçonneuse vient en réponse à un article que MacAskill a écrit concernant les Ice Bucket Challenge contre la sclérose en plaques. Il a osé dire que c’était une mauvaise idée.

Son point de vue est que nous ne devrions pas choisir d’aider une œuvre de charité sur la base de vidéos virales, aussi mignonnes soient-elles. Cela équivaudrait à choisir son chirurgien cardiaque parce qu’elle est sexy en blouse (l’analogie est de moi, pas de lui). Lutter contre la sclérose latérale amyotrophique est certes une juste cause, mais le monde présente des défis bien plus globaux, comme la pénurie d’eau potable en Afrique. Les défis du seau d’eau glacé ont conduit à un « cannibalisme du financement », dévorant les dons que les gens auraient pu allouer à d’autres causes, au rapport coût-efficacité plus élevé.

Les adeptes de l’AE citent trois critères à prendre en compte quand on examine une association caritative : l’échelle (est-ce que cela améliorera un nombre important de vies ?), la traçabilité (quel changement peut-on concrètement apporter, et ce dernier peut-il être mesuré ?), ainsi que la négligence (la cause est-elle traitée avec sérieux ?).

Pendant notre entretien sur Skype, je demande à MacAskill d’autres exemples de causes qui ne remplissent pas ces critères. « Eh bien, il vaut mieux éviter de donner aux associations d’aide aux sinistrés », rétorque-t-il.

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William MacAskill

« Vous voulez dire, comme pour les tremblements de terre en Haïti et au Japon par exemple ? » ai-je demandé.

Il acquiesce. Là, je commence à avoir envie de démarrer la tronçonneuse moi-même, mais j’écoute tout de même ce qu’il a à dire.

Les catastrophes naturelles font beaucoup parler d’elles et génèrent un fort afflux d’argent. On peut lire dans l’ouvrage de MacAskill, par exemple, que les organisations d’aide aux victimes ont reçu des donations estimées à 330 000 dollars pour chaque décès causé par l’énorme tremblement de terre du Japon. Cette somme aurait pu aider – ou tout bonnement sauver – bien plus de vies touchées par ce que MacAskill appelle les « catastrophes naturelles continues », comme les maladies mortelles générées par les vers parasites en Afrique.

L’idée d’ignorer les victimes de tremblements de terre me donne l’impression de ne pas avoir de cœur, comme un Robert McNamara sur la fin vis-à-vis du Vietnam. Mais je saisis la logique.

Je demande à MacAskill quelles autres associations caritatives il éviterait. Sa liste est longue :

· La fondation Make-a-Wish. Ses donateurs sont parés d’un éclat chaleureux, mais les 7 500 dollars déboursés pour réaliser le vœu de Batkid – cet enfant qui a survécu au cancer pour lequel l’association a organisé une incroyable journée – auraient donnés plus de résultats s’ils avaient été investis pour aider un pays en développement. · Les abris pour animaux. Non pas que les altruistes efficaces ignorent la souffrance animale. Nombre d’entre eux la considèrent au contraire comme une priorité. Mais regardons les chiffres : rien qu’aux USA, près de 3 millions de chiens et chats sont euthanasiés dans ces abris chaque année. Et près de 9 milliards de poulets – sans parler des dizaines de millions de cochons et vaches – sont abattus en usine. Ainsi, mieux vaut donner aux associations qui travaillent à réduire la consommation de viande animale. · Les musées et l’art. Désolé. Les 40 millions de dollars que le MoMA a reçu pour baptiser une nouvelle aile du musée auraient pu servir à soigner 800 000 personnes de cécité. Ce type de raisonnement ne fait pas des AE les chouchous des habitués des galas de charité, vous l’imaginez bien. ulyces-maximumgood-01 Que devrions-nous donc faire de notre argent, nous autres altruistes efficaces, pour mettre fin au plus de souffrance possible ? Les AE ne sont pas tous d’accord sur la question, mais des causes communes apparaissent : les pandémies dans les pays du Sud (paludisme, sida), l’élevage industriel, les réformes du système judiciaire-pénitencier, les réformes sur l’immigration ainsi que certaines catastrophes à l’échelle mondiale (du réchauffement planétaire aux scénarios à la Philip K. Dick concernant les robots assoiffés de pouvoir). D’accord. Mais il reste encore des milliers d’associations qui s’occupent de ces questions. Comment choisir entre toutes ? On commence par rejoindre le groupe appelé GiveWell.

LISEZ ICI LA SUITE DE L’HISTOIRE

COMMENT L’AUTEUR A FINALEMENT TROUVÉ LA MEILLEURE FAÇON DE DONNER

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Traduit de l’anglais par Gwendal Padovan d’après l’article « The Maximum Good: One Man’s Quest to Master the Art of Donating », paru dans Esquire. Couverture : A.J. Jacobs veut faire le maximum de bien. (Création graphique : Esquire/Ulyces)