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Le criterium de vérité

On se souvient du salon pour ses célébrités, mais la lettre de Fernand Broissard à Gautier nous rappelle que les instigateurs du mouvement étaient principalement des scientifiques. L’un de ces piliers était un psychiatre nommé Jacques-Joseph Moreau de Tours, qui semble avoir été le parfait candidat pour animer les cérémonies en tant que Cheikh de l’Ordre autoproclamé : on a retrouvé un dessin de Gautier qui en fait le portrait au piano, vêtu d’une robe de cérémonie turque. Le plus ancien partenaire de Moreau dans le projet était vraisemblablement son collègue médecin et amateur de haschisch Louis Aubert-Roche, qu’il avait rencontré en Égypte et qui, en 1840, publia un article sur l’usage de la drogue comme possible remède à la peste et à la typhoïde. Moreau plongea dans le haschisch en 1837, au confluent de deux sources : sa carrière dans la psychiatrie et sa résidence prolongée en Égypte.

Après avoir été diplômé de médecine en 1826, il avait étudié à l’asile de Charenton (aujourd’hui l’hôpital Esquirol) sous la direction de Jean-Étienne Dominique Esquirol, une figure centrale dans la réforme des hôpitaux et de l’émergence d’une psychiatrie clinique. C’est Esquirol qui proposa le premier le diagnostique de « monomanie » pour les patients souffrant d’obsessions, et c’est précisément sur ce trouble mental que Moreau écrivit sa thèse. Ce langage clinique nouveau visait à dissocier la maladie mentale des jugements moraux et religieux. Dans le monde majoritairement catholique de la médecine française, les hypothèses les plus courantes sur la folie puisaient considérablement leurs origines dans la doctrine chrétienne : la raison et la santé mentale étaient perçues comme des dons de Dieu, et l’insanité comme une répétition de la Chute et de la dérive vers le péché originel. Mais Moreau pensait que la monomanie, comme beaucoup d’autres troubles mentaux, était présente à un certain degré chez la plupart des êtres sains d’esprit, psychiatres compris : les déments n’étaient pas des âmes perdues, mais plutôt ceux dont les manies avaient grandi jusqu’à devenir incontrôlables et débilitantes. La raison et la folie n’étaient pas des concepts noirs et blancs, mais un nombre infini de nuances de gris entre les deux.

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Le Caire, 1848

L’un des traitements du docteur Esquirol pour la monomanie était la « cure de repos ». Il envoyait ses patients dans un lieu qui ne leur rappelait pas leur environnement familier pour que s’interrompent leur routine compulsive et leurs fixations, leur permettant ainsi de reconstruire leurs vies. Pour les patients fortunés, cette cure de repos prenait souvent la forme de voyages prolongés à l’étranger, lors desquels l’un de ses assistants les accompagnait. Ainsi, Moreau fut choisi pour accompagner des patients d’abord en Suisse et en Italie, puis, en 1836, lors d’un séjour de trois ans en Égypte. Explorant Le Caire et remontant le Nil, Moreau fut frappé par le fonctionnement mystérieux de la psyché des peuples arabes qu’il rencontrait et qui communiaient avec des djinns surnaturels quotidiennement et prenaient leurs rêveries nocturnes pour des présages et des aperçus du futur. Il remarqua en même temps la relative rareté des maladies mentales dans leur société comparée à celle de l’Europe. Il décida alors d’examiner l’une des différences culturelles les plus manifestes : l’absence d’alcool et l’omniprésence du haschisch. Il commença à expérimenter la drogue, en lisant Silvestre de Sacy et toute la littérature existante sur le sujet ; en étudiant des échantillons de la préparation locale, le dawamesc ; en s’entretenant avec des consommateurs de haschisch ; et en adoptant les coutumes et les costumes locaux pour s’infiltrer dans le monde des haschischins du Caire. C’est là qu’il entra en contact avec Louis Aubert-Roche, un épidémiologiste qui avait remarqué que les Égyptiens consommant du haschisch semblaient moins sensibles à certaines maladies. Il pensait avoir trouvé un possible remède au typhus avec la substance. Il fit des expériences en utilisant différentes doses de dawamesc et en rapporta à Paris où, sous la supervision de deux compagnons, il avala une grande cuillerée « d’au moins la taille d’une noix d’environ 30 g » et pris en notes les résultats. La principale observation de Moreau était qu’il manquait une pièce au puzzle formé par toutes les légendes sinistres et les stéréotypes associés haschisch : l’auto-expérimentation.

Dans son traité de 1845, Du hachisch et de l’aliénation mentale, il affirmait : « Une fois pour toutes, et dès en commençant, je tenais à faire cette observation, dont nul ne contestera la justesse. L’expérience personnelle est ici le criterium de la vérité. » Observer un mangeur de haschisch affalé et en déduire que la drogue a simplement un effet sédatif, c’est être induit en erreur par les symptômes superficiels. Si les individus intoxiqués par le haschisch sont déconnectés du monde extérieur, ce n’est pas parce qu’il se passe moins de choses dans leur tête : au contraire, la drogue les plonge dans une introspection si profonde qu’ils ne trouvent plus la force de bouger ou de parler. Il est inhabituel pour les psychiatres de consommer des poisons étrangers, mais, Moreau n’en démordait pas : « Au reste, il n’y a pas deux manières de les étudier : l’observation, en pareil cas, lorsqu’elle s’exerce sur d’autres que nous-mêmes, n’atteint que des apparences qui n’apprennent absolument rien, ou peuvent faire tomber dans les plus grossières erreurs. » L’auto-expérimentation de Moreau avec le haschisch, dont il a offert la description la plus détaillée publiée à ce jour par un Européen, illustre de façon spectaculaire la puissance de la dose traditionnelle et les limites des suppositions antérieures portant sur le lavage de cerveau des assassins.

Moreau voyait dans le haschisch la possibilité d’une avancée pour la psychiatrie.

Il avale la pâte au goût étrange avec difficulté, et remarque ses effets tandis qu’il mange des huîtres, trouvant la démarche soudainement hilarante. Récupérant de ses fous rires, il réalise que ses compagnons sont convaincus qu’il y avait une tête de lion dans leur assiette. Alors qu’il attrape une cuiller et se prépare à provoquer en duel un compotier plein de fruits confits, il décide qu’il est temps de quitter la table et éprouve le besoin soudain d’écouter de la musique. Il s’assied au piano et entame un air du Domino noir, un opéra comique, mais il est interrompu après quelques mesures par la vision cauchemardesque de son frère assis sur le piano, brandissant une queue fourchue multicolore terminée par des lanternes. S’impose rapidement à lui la sensation qu’il assiste à une performance théâtrale, et il se met à imiter les voix de différents acteurs, avant de danser la polka avec un réchaud. À présent, il est de retour au dîner, mais cette fois cinq ans plus tôt avec un vieil ami à lui, le « général H. », qui lui sert un poisson entouré de fleurs. Soudain son esprit s’abandonne à un intense bonheur, et il voit son jeune fils voguer dans les nuages avec des ailes blanches bordées de rose. « Ce fut un bonheur enivrant », ronronne-t-il, « un délire que le cœur d’une mère peut seul comprendre. » Cependant, il a pleuré et chanté et, dans la vie réelle, il a réveillé son fils – cela le ramène immédiatement à ses sens et il le prend dans ses bras comme s’il était dans son état naturel. Il sort dans un café et commande une glace, mais trouve aux gens dans la rue un air idiot et troublant, avant de rentrer chez lui, toujours enveloppé de mille idées merveilleuses.

Virgile

Pour Moreau, c’était plus qu’une étrange vue de l’esprit : il voyait dans le haschisch la possibilité d’une avancée pour la psychiatrie. Le plus grand bénéfice à en tirer, disait-il, n’était pas destiné aux patients mais aux docteurs, qui pourraient accéder directement aux états mentaux anormaux qu’ils tentent de traiter à longueur de séances. « Nous ne voyons là que la superficie des choses », disait-il. « Est-il bien sûr que nous soyons en état de comprendre ces malades quand ils nous font part de leurs observations ? (…) Pour se faire une idée d’une douleur quelconque, il faut l’avoir ressentie ; pour savoir comment déraisonne un fou, il faut avoir déraisonné soi-même ; mais avoir déraisonné sans perdre la conscience de son délire, sans cesser de pouvoir juger les modifications psychiques survenues dans nos facultés. » ulyces-haschischins-06Mais Moreau n’était pas seulement intéressé par les effets qu’avait le haschisch sur les malades et ceux qui les traitaient, il s’intéressait aussi à ce qu’il produisait sur les êtres exceptionnels : les artistes, les poètes, les hommes de génie. Pour ceux-là, cette drogue exotique était connue de réputation à Paris, comme avec Franz dans Le Comte de Monte-Cristo.

En 1843, Gautier avait écrit, en aparté d’une chronique théâtrale dans La Presse, qu’il « ne connaissait à l’époque le haschisch que de nom. Des amis nous avaient promis à plusieurs reprise de nous en faire goûter, mais que ce soit à cause des difficultés rencontrées pour s’en procurer ou d’autres raisons, ce n’est encore arrivé. » Ainsi, ce sont Moreau et Aubert-Roche qui lui offrirent d’en faire l’expérience. Derrière la dimension mystique et l’apparence de cérémonial que revêtait le Club des Haschischins, nous pouvons à présent distinguer la main de Moreau et sa méthode scientifique. S’il voulait étudier la façon dont la drogue influait sur les esprits littéraires et artistiques, il avait besoin d’un décor approprié. L’atmosphère d’un laboratoire ou d’une clinique aurait risqué d’inhiber les sujets, ou de provoquer de l’anxiété quant à leurs symptômes physiques et mentaux, transformant l’expérience en cauchemar. En tant que « Cheikh des Assassins » dans ses robes turques, Moreau était en position de distribuer les bonnes doses de drogue et superviser les procédures sans endosser explicitement le rôle d’un médecin, encourageant discrètement ses sujets à s’abandonner à l’expérience dans toute son exubérante étrangeté. Le Club perdurerait dans l’histoire à travers la production littéraire de ses membres, mais cette littérature n’est au final, aux yeux de son instigateur, que le produit dérivé d’une intention avant tout scientifique. Il guidait les esprits les plus doués et audacieux de Paris le long du spectre qui sépare la raison de la folie, pour mieux les regarder explorer ces troubles passagers avec, pour ne pas contrevenir à son serment d’Hippocrate, la responsabilité de veiller à leur retour sur les berges de la raison en toute sécurité.

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Jacques-Joseph Moreau de Tours


Traduit de l’anglais par Sophie Lapraz, Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The Green Jam of ‘Doctor X’ », tiré du livre Emperors of Dreams. Couverture : Charles Baudelaire, Théophile Gautier, Eugène Delacroix et Moreau. Création graphique par Ulyces.