Un livre d’évasion

À l’aube de mon adolescence, tandis que s’éveillait mon intérêt pour les montagnes et l’alpinisme, mon père m’offrit pour mon anniversaire un livre intitulé High Conquest. Un journaliste Américain diplômé de Princeton du nom de James Ramsey Ullman l’avait écrit. Lui qui s’était déjà modestement adonné à l’alpinisme dans les Alpes était tombé amoureux des montagnes. Le livre fut publié en 1941, deux ans après le début de la guerre en Europe, et très peu de temps avant l’entrée des États-Unis dans le conflit. Dans son avant-propos, M. Ullman déclare être bien conscient du contexte. Il écrit : « Dans un tel monde [un monde en guerre], un livre qui se rapporte aux montagnes et à l’alpinisme, pour le bien de tous, ne peut que être catalogué de “livre d’évasion”. Et, dans un sens, c’est exactement ce qu’il est. La « conquête » dont il est question dans son titre est à des années lumières de celle qui, sanglante et irréfléchie, s’abat sur la Terre aujourd’hui ; et les aventures humaines qui le composent ont peu de choses à voir avec les dictateurs et généraux, les Divisions Panzer et la chute des nations. Elles n’ont également rien à voir avec la désillusion, le désespoir et la peur. » Ullman était, pour rester poli, un écrivain saisissant. Plus grossièrement, il était un romantique, souvent porté par une prose boursoufflée et parfois évasive. Lorsque je lus son livre pour la première fois, j’étais encore bien trop crédule pour le réaliser, et il fut pour moi une source d’inspiration. Aussitôt, l’idée germa dans mon esprit qu’il me fallait au moins voir de mes propres yeux les dix plus hautes montagnes du monde, qu’encore personne, en 1941, n’avait gravi. J’imagine que j’étais l’un des quelques élèves de 1ère de la ville de Rochester, dans l’État de New York, à pouvoir parler de la tentative d’ascension de l’Everest, en 1924, par George Leigh Mallory et Andrew Irvine, au cours de laquelle ils se volatilisèrent, quelque part sous le sommet. Le géologue Noel Odell, qui les assistait d’en bas, pensa les apercevoir se diriger vers la crête nord avant de les voir disparaitre dans les nuages. Longtemps après ma lecture, j’eus la chance de pouvoir questionner l’alpiniste Britannique Eric Shipton. Il avait mis les pieds à l’endroit même où Odell s’était trouvé, et distingua les deux formations rocheuses qu’Odell avait dû distinguer lui aussi. J’eus également la chance de demander à de nombreux alpinistes de ma génération leurs sentiments sur le livre d’Ullman. Beaucoup d’entre eux s’avérèrent tout aussi inspirés que moi. Soit dit en passant, au cours des décennies, je parvins à voir de mes yeux les dix plus hautes montagnes du monde.

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Vue sur la chaîne des montagnes de Rwenzori
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Étrangement, le chapitre du livre d’Ullman qui eut la plus grande influence sur moi n’avait rien à voir avec l’Himalaya, ni même les Alpes. C’était un chapitre intitulé « Les Neiges de l’Équateur ». Avant de le lire, je n’avais pas la moindre idée que l’Afrique comptait des montagnes recouvertes de neige et de glace en permanence. À ma connaissance, l’Afrique était une terre de jungles et de lions. Ullman décrivait trois chaînes de montagne : le Kilimandjaro, le Mont Kenya et le Ruwenzori. Ce fut cette dernière qui captiva mon attention, d’autant plus après avoir découvert qu’elle était plus ordinairement connue sous le nom plus ancien de « Montagnes de la Lune ». Je possédais un télescope qui me permettait de voir les montagnes sur la lune et voilà que j’apprenais que, d’une certaine façon, elles existaient aussi en Afrique. Le récit d’Ullman, décrivant la première expédition alpine qui vint à bout du Ruwenzori, rendait la chose encore plus magique. Elle fut organisée en 1906 par le Prince Luigi Amadeo Giuseppe Maria Ferdinando Francesco de Savoie, Duc des Abruzzes, et quelques explorateurs parmi les plus grands n’ayant jamais vécus. Luigi, si je peux me permettre de l’appeler ainsi, était le troisième fils du Roi Amédée Ier d’Espagne. En vérité, Amédée était né à Turin, en Italie, et était le deuxième fils de Victor Emmanuel II qui, à l’époque et parmi d’autres titres, était roi de Savoie. Luigi était né en 1873 à Madrid, l’année où son père, en pleine révolution républicaine, décida d’abdiquer et de retourner à Turin avec le titre de Duc d’Aoste. C’est ainsi que son fils devint Duc des Abruzzes en Italie. Luigi avait suivi la formation d’un cadet de la Marine et avait passé le plus clair de son temps dans la Marine italienne, lorsqu’il n’était pas occupé à faire de l’alpinisme ou à partir à l’aventure. Il en était l’amiral durant la Première Guerre Mondiale, avant d’être remplacé en 1917 sous prétexte d’encourager l’inaction de la flotte italienne, qu’il tentait de préserver. Après la guerre, il essaya de bâtir une colonie agricole en Somalie, où il termina ses jours en 1933. Luigi débuta sa carrière d’alpiniste sous la tutelle de guides italiens comme Giuseppe Pettigax de Courmayeur, une commune sur le versant italien du Mont Blanc. La lettre « x » est courante à la fin des noms propres de la Savoie – Chamonix par exemple – en héritage des Romains. En automne 1897, le Duc décida d’élargir son champ d’escalade et prit pour cible le très difficile Mont Saint-Élie en Alaska, alors jamais gravi. Culminant à 5 488 mètres, la deuxième plus haute montagne des États-Unis est réputée pour ses mauvaises conditions météorologiques. Ce n’est pas souvent que quelqu’un décide de s’y attaquer. En plus de Pettigax, le Duc rallia Vittorio Sella, alpiniste piémontais qui se révéla un des plus grands photographes d’alpinisme de tous les temps. Il inspira des générations de photographes tels qu’Ansel Adams, et son travail fait souvent l’objet d’expositions dans les musées. Dans le journal de Sella, où y est décrite l’ascension, est exposée la description d’un léger malentendu avec le Duc. Lorsque Sella demanda à l’un des porteurs de s’occuper de son équipement photo, le Duc l’enjoignit de le faire lui-même. Il disait que les porteurs servaient uniquement au nécessaire d’alpinisme. À l’époque, le Duc n’avait que 24 ans. Ce fut à New York que débuta l’expédition, suivie d’une traversée des États-Unis jusqu’à Seattle, où ils embarquèrent en bateau pour Sitka. Là-bas, ils affrétèrent de plus petits bateaux pour une durée de trois mois, le temps de l’ascension. Ils atteignirent le sommet le 31 juillet et, après une descente épineuse, s’appliquèrent à une petite chasse à l’ours. Deux ans plus tard, le Duc mena une expédition pour essayer d’atteindre le Pôle Nord. Ils s’aventurèrent encore plus au nord que toutes les précédentes expéditions, avant que débute en 1906 l’expédition dans les Montagnes de la Lune.

À cause de l’humidité, des marais se forment aux abords des montagnes : une boue spongieuse et suintante qui avale littéralement les pieds de ceux qui tentent de la traverser.

Avant d’aller plus loin dans l’histoire de ces montagnes, j’aimerais faire un point sur ce qui avait attiré mon attention dans le livre d’Ullman. Quelques éclaircissements sont nécessaires. Le Ruwenzori – désormais officiellement appelé Rwenzori, je m’expliquerai plus tard – est une chaîne de montagnes qui délimite la République Démocratique du Congo et l’Ouganda. Elles s’étendent à quelques 120 kilomètres le long de la vallée du Rift est-africain, à une largeur d’environ 64 kilomètres. Au nord se trouve le Lac Albert, au sud le Lac Edouard et à l’est le Lac Victoria. La chaîne est constituée de six massifs qui, scindés par des gorges profondes, rendent la traversée très difficile. Plusieurs sommets culminent à plus de 4 876 mètres. Le Mont Stanley – dont j’expliquerai aussi le nom plus tard – désigne une des cimes parmi le massif que l’on distingue. Neuf d’entre elles culminent à plus de 4 876 mètres. Le plus haut, et le plus haut de tout le massif, est le pic Marguerite, à 5 109 mètres. Les hautes montagnes sont toujours gelées, quoique les glaciers fondent rapidement et disparaitront probablement dans quelques années, à l’instar des neiges du Kilimandjaro. Le climat est une caractéristique déterminante du massif. La pluie tombe d’ordinaire environ 350 jours par an. À des altitudes de 2 700 ou 3 050 mètres, la hauteur des précipitations annuelles est supérieure à deux mètres. Les seules périodes de sécheresse se produisent quelques semaines durant, entre fin décembre et début janvier, nommées par les Congolais francophones « la petite période de sécheresse ». Les gens qui bravent le massif déclarent, et ce une grande partie de l’année, être littéralement submergés. Et même lorsqu’il ne pleut pas, l’air lourd et humide qui s’élève des plaines marécageuses se condense dans un épais brouillard qui voile les montagnes. Dans cette brume, à moins d’avoir une boussole, les gens qui essayent de naviguer à travers les glaciers se retrouvent totalement désorientés. À cause de l’humidité, des marais se forment aux abords des montagnes : une boue spongieuse et suintante qui avale littéralement les pieds de ceux qui tentent de la traverser. Et même en voulant se déplacer sur les rochers ou les rondins qui dépassent du marécage, personne n’est à l’abri, tant ils sont glissants, de se tordre une cheville… ou pire encore. Voilà donc ce qu’il faut avoir à l’esprit en lisant Ullman. L’expédition fut initiée au port de Naples, avec pour idée d’arriver au pied des montagnes en juin : selon les recherches du Duc, le temps pourrait être relativement sec à cette époque. Le premier arrêt était programmé au port de Mombassa, dans l’Océan Indien. De nombreuses personnes s’étaient jointes au groupe. En plus de Sella et Pettigax, il comprenait un assistant photographe, trois autres alpinistes professionnels originaires d’Aoste, et le cuisinier personnel du Duc, Igino Igini. Un chemin de fer pouvait maintenant les emmener au Lac Victoria en passant par Nairobi. Une fois à Port Florence, sur le lac, ils entreprirent la suite de l’expédition en bateau. Le 7 mai ils débarquèrent à Entebbe, un protectorat britannique de l’Ouganda. La prochaine étape consistait à rejoindre Fort Portal, nommé d’après Sir Gerald Portal, qui avait été le commissaire britannique de l’Ouganda. L’expédition, en incluant tous les porteurs, était maintenant composée de quelques quatre cents personnes. Il fallut 15 jours de marche au groupe maladroit pour couvrir les 290 kilomètres qui séparaient Entebbe de Fort Portal. De temps à autre il est possible de distinguer les montagnes du Ruwenzori depuis la ville et les environs du Lac Albert, telles des fantômes dans l’horizon. Là-bas, le Duc rencontra deux groupes, dont un du British Museum, tout juste rentré après avoir tenté de gravir les plus hauts sommets du Ruwenzori. Chacun avait fait son chemin en suivant les conseils de chasseurs locaux, par la vallée de la Moboku. Plus tard, elle fut nommée « Glacier de Moore », d’après le naturaliste J. E. S. Moore qui, en 1900, en suivant la même vallée, parvint à grimper à une altitude d’environ 4 541 mètres sur le Mont Baker, un autre groupe de sommets dont le plus haut, Edouard, culmine à 4 842 mètres. Pour le Duc, le problème était que ce chemin, le long de la vallée de la Moboku, ne menait pas directement aux plus hauts sommets du massif : ceux du Mont Stanley. Il longea alors le fleuve Mokubu jusqu’à une jonction avec le fleuve Bujuku, mais décida de continuer son chemin. En descendant, il réalisa que s’il avait longé le fleuve Bujuku, la route aurait été bien plus directe. Désormais, c’était la route habituelle. C’est en décrivant l’ascension le long de la vallée que la prose d’Ullman me captiva, tant elle irradiait. Il écrit : « La région dans laquelle pénétraient alors ces alpinistes-explorateurs était d’une étrangeté et d’une sauvagerie incroyables. Un monde cauchemardesque de jungle, de brouillard et de pluie. Les gorges du Mokubu s’enchevêtraient dans une végétation en décomposition, une étendue sauvage étranglée, à travers laquelle ils devaient se frayer un chemin, pas après pas. Les hommes et bêtes de somme pataugeaient à genoux dans la boue et la moisissure, tandis qu’à travers la voute des cimes feuillues la pluie s’abattait sans relâche sur eux. » Si l’on lit le récit véritable de l’expédition, on s’aperçoit qu’aucune bête de somme n’était employée à ce moment. Tout le matériel était hissé par les porteurs.

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La chaîne du Rwenzori depuis l’Ouganda
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Ullman continue : « La température chutait à mesure qu’ils gagnaient de l’altitude, mais la fraicheur était, autant que possible, plus oppressante que la lueur éblouissante et non épurée du soleil tropical. La transpirante humidité des forêts pesait sur leurs dos comme un poids physique. Pas le moindre brin d’air ne se soulevait. C’était comme s’ils se déplaçaient au fond d’un lac stagnant : un monde spongieux et étouffant dépourvu de lumière, de bruit ou de mouvement. » Je ne pourrais expliquer pourquoi, mais cette description m’avait décidé à me rendre à cet endroit. Pour moi, un enfant de Rochester, dans l’État de New York, cela paraissait merveilleux. Il me fallut cependant un demi-siècle pour me décider. Depuis, tellement de choses avaient changé que je décidai de ne pas emprunter la route du Duc en Ouganda, qui était désormais la route principale jusqu’au massif, mais de choisir une autre direction, à partir du Congo. Avant de me lancer en janvier 1990, j’en avais appris bien plus sur le Ruwenzori.

La Montagne de la Lune

Quiconque a vécu en Égypte a dû s’interroger sur le mystère qui entoure le Nil. La saison des pluies, quelle qu’elle soit, se produit entre les mois de novembre et mars, tandis que c’est en septembre, lorsque le climat est sec, que le fleuve déborde. Cette crue, propice à la fertilité des sols, est essentielle à l’agriculture égyptienne. Le fleuve s’écoule vers le nord du désert. La question évidente est donc : d’où provient cette eau ? Déjà au sixième siècle avant notre ère le génie universel grec Aristote suggérait qu’elle proviendrait d’un massif montagneux lointain et « argenté ». Les Grecs avaient bien conscience que la fonte des neiges pouvait être la source des eaux fluviales. Un siècle plus tard l’historien grec Hérodote, dans le second volume de ses Histoires, écrit qu’il avait appris d’un scribe dans la ville égyptienne de Saïs que « entre Syène, près de Thèbes, et Eléphantine, s’élevaient deux montagnes en forme de cône appelées Crophi et Mophie [de magnifiques noms] ; et que c’était entre elles que les sources du Nil, d’une immensurable profondeur, prenaient naissance », même si Hérodote avertit le lecteur que son expérience ne lui permettait pas d’attester de la véracité l’information. Il existe cependant bien une carte élaborée par l’astronome grec et mathématicien Hipparque, datant de l’an 100 avant notre ère, qui montre que le Nil tire son origine de trois lacs proches de l’équateur. Le fondement de cette information n’est pas clair. Le nom de « Montagnes de la Lune » n’est mentionné nulle part : cette appellation arriva 300 ans plus tard.

Ptolémée parle de to tes Selenes oros – Montagne de la Lune. Enfin. La première mention des Montagnes de la Lune.

D’origine grecque, Claude Ptolémée vécut à Alexandrie. Sa vie demeure une énigme, mais les dates délimitant sa vie sont à peu près comprises entre 100 et 170. Il était un génie encyclopédique. Difficile de croire qu’un seul individu soit capable de manifester autant de pensées originales. Parfois, il est affirmé qu’il était aussi bien un compilateur qu’un inventeur : il compila ou inventa la théorie du géocentrisme de la Terre qui perdura jusqu’à l’arrivée de Copernic et Kepler. Même s’il écrivait en grec, il devînt célèbre plus tard grâce à la traduction arabe de son œuvre Almageste, qui fut traduite à son tour en latin. En plus de son travail en astronomie, il publia Géographie, et son modèle pour dessiner les cartes servit de base pour les 1400 années à venir. Voici sa suggestion concernant la source du Nil : « À une latitude de 12”30’, entre les longitudes 57° et 67°, s’élève la Montagne de la Lune, dont la neige abreuve les lacs desquels proviennent les sources du Nil. » Glen Bowersock, professeur d’Histoire Ancienne à l’Institut d’Étude avancée de Princeton, m’avait informé que la copie originale en grec de Géographie existait. Dedans, Ptolémée parle de to tes Selenes oros – Montagne de la Lune. Enfin. La première mention des Montagnes de la Lune, mais au singulier. En excluant les coordonnées géographiques des lacs, qui ne correspondent à aucun des lacs existants, il reste cette histoire de nom. D’où venait-il ? Personne ne le sait. On suggéra une erreur de traduction de l’arabe : l’arabe utilisa le mot « gamar » qui veut dire « lune ». Mais « agamar » peut vouloir dire « blanchâtre ». Y a-t-il eu confusion ? Peut-être aurait-il fallu parler de « Montagne Blanchâtre » – beaucoup moins poétique mais bien plus sensé. Les traductions latines optèrent toutes pour Montes Lunae – le pluriel – qui apparaît désormais sur les cartes. Mais cela ne répond pas à la question des sources du Nil.

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Début de l’ascension
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Les deux principaux affluents du Nil sont le Nil Bleu et le Nil Blanc. Ils convergent à Khartoum. Le Nil Bleu est la source de plus de la moitié de l’eau (quatre septième), tandis que le Nil Blanc en produit deux septième, le reste provenant des autres affluents. D’où l’ambigüité des « sources du Nil » tel que l’entend Ptolémée. Jusqu’au XVIe siècle – et encore à cette époque – les cartes demeuraient très confuses. La source du Nil Bleu au Lac Tana, en Éthiopie, fut établie en 1618 par le jésuite espagnol Pedro Páez, malgré l’effort de l’explorateur écossais James Bruce, qui était au courant de la découverte de Páez, pour se l’attribuer. La découverte des sources du Nil Blanc au XIXe siècle est une histoire mettant en scène une splendide galerie de personnages. L’un des plus extraordinaires était Richard Burton, à la fois soldat, linguiste et aventurier romantique. Déguisé en Arabe, il rejoignit le Hajj et devint l’un des premiers européens à visiter la Mecque. Il était naturel pour lui de chercher la source du Nil Blanc et les Montagnes de la Lune. En 1856, un officier Britannique légèrement moins chic du nom de John Hanning Speke s’associa à lui. En 1858, ils devinrent les premiers Européens à visiter le Lac Tanganyika, si long qu’il s’étend sur quatre pays : le Burundi, la République Démocratique du Congo, la Zambie et la Tanzanie. Lorsque Burton tomba malade, Speke se dirigea seul vers le nord. C’est là qu’il découvrit un second lac qu’il nomma Victoria. En réalisant qu’un des effluents du lac cheminait en direction du nord, il en déduisit avec raison que Victoria était une source du Nil. Burton refusa d’y croire, aussi Speke et le capitaine James Grant effectuèrent un deuxième voyage en Afrique pour cartographier le lac. Lui et Burton, qui s’engagèrent dans une violente dispute, étaient sur le point de se livrer à un débat très attendu à propos de la source du Nil. Le jour même du débat, le 15 septembre 1864, Speke fut accidentellement tué par son propre fusil au cours d’une chasse. Entre temps s’ajoutait à la liste l’indomptable couple Britannique Henrietta et Samuel Baker, eux aussi en quête de la source du Nil. Ils tombèrent sur Grant et Speke qui, en suivant la trace du fleuve au nord de l’Égypte, évoquèrent la possible existence d’un autre lac. En mars 1864 les Baker découvrirent ce qui allait devenir le Lac Albert, et observèrent qu’un de ses effluents à lui aussi coulait en direction du nord. En réalité, le Lac Victoria, à l’instar de plusieurs autres affluents, est à l’origine d’une majeure partie de l’eau du Nil Blanc. En sortant du Lac Victoria, le soi-disant Nil Victoria finit par atteindre le Lac Albert, avant de se diriger vers le nord. Mais reste toujours la question des montagnes. Depuis le Lac Victoria, Speke aperçut une chaine de montagne au loin, et en déduisit qu’il s’agissait des Montagnes de la Lune. Il avait tort. Ce qu’il avait vu était en réalité le plus haut des pics volcaniques du Virunga. Karisimbi, comme on l’appelle, culmine à 4 415 mètres, et est recouvert de neige de temps en temps, mais ce phénomène est dû à la pression atmosphérique et non au froid. Les véritables Montagnes de la Lune ne sont pas d’origine volcanique. Elles furent formées par la même activité tectonique que celle qui fit émerger la vallée du Rift. Le vrai découvreur européen de ces montagnes mystérieuses était une autre illustre personnalité de l’époque victorienne : Henry Stanley.

Stanley & Livingstone

Sa biographie est aussi énigmatique que les montagnes elles-mêmes. Enfant illégitime né le 28 janvier 1841 au Pays de Galles, sous le nom de John Rowlands – patronyme de son père – il fut abandonné par ses parents et vécut avec son grand-père maternel. À la mort de son grand-père, lorsqu’il avait six ans, il fut confié à la St. Asaph Workhouse (N.d.T institution publique britannique du XIXe siècle où les pauvres étaient logés en échange de leur travail), où il reçut une décente éducation. Il quitta l’institution de son plein gré. Le récit de sa vie à l’époque de Dickens, comme beaucoup d’autres choses, demeure incertain, mais il prit pour sûr le large à l’âge de 17 ans. À l’époque, il était monnaie courante de voir les capitaines de bateau, sans scrupules, rendre la vie de l’équipage si intolérable qu’ils quittaient le navire sans récolter leurs salaires. C’est ce que Stanley fit à la Nouvelle Orléans, où il offrit ses services à un négociant en coton du nom d’Henry Stanley, auquel il emprunta son nom. Il ajouta « Morton » plus tard. Dans son autobiographie, Stanley inventa l’histoire de la mort du véritable Henry Stanley et de sa femme.

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Premières neiges
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Dans les faits, il semblerait qu’ils furent ravis de se débarrasser de lui. La Guerre de Sécession éclata, et Stanley fut contraint de s’engager dans l’Armée des États confédérés. Il fut capturé au cours de la Bataille de Shiloh, et, après six mois d’emprisonnement, rejoignit l’Armée de l’Union jusqu’à son exemption. Il s’engagea alors dans la Federal Navy, avant de déserter et de se diriger vers l’Ouest pour devenir journaliste. En 1867 il était passé pigiste pour le New York Herald, détenu par James Gordon Bennet Jr. En octobre 1869, après être devenu rédacteur pour le journal, Bennet l’envoya en Afrique de l’Est pour retrouver Livingstone. Personne ne savait si le missionnaire Écossais était toujours vivant et, le cas échéant, où il se trouvait. Il n’avait plus donné de nouvelles depuis plusieurs années. L’intérêt de Bennett dans cette histoire n’était pas clair, mais il était convaincu qu’elle ferait un bon papier. Livingstone, né en 1813, débarqua pour la première fois en Afrique en tant que missionnaire, en 1841. À son retour en Angleterre il publia en 1857 un bestseller intitulé Travels and Researches in South Africa. Il repartit pour l’Afrique en 1864 et disparut quelques années plus tard. Il ne s’était jamais véritablement « perdu », mais après avoir échappé de peu à la mort et à la maladie, il fut à court de vivres sur les rives du Lac Tanganyika, où Stanley le retrouva en octobre. Lorsque, plus tard, Stanley fut questionné sur sa fameuse expression, « Dr. Livingstone, I presume ? », il répondit que, sur le moment, il n’avait rien trouvé d’autre à dire. En vieillissant, Livingstone devint pour lui la figure paternelle qu’il n’avait jamais eue. Il mourut en 1873, mais son corps fut rapatrié en Angleterre, où il fut enterré à l’Abbaye de Westminster. Stanley fut chargé de tenir les cordons du poêle à ses funérailles. En 1872, Stanley écrivit un livre en deux volumes qu’il intitula Comment j’ai retrouvé Livingstone, grâce auquel il devint à la fois riche et célèbre. En 1874 il retourna en Afrique afin d’effectuer une fantastique expédition en partant de Zanzibar dans l’Océan Indien, puis en longeant le Congo jusqu’à l’Atlantique. Son livre À travers le continent mystérieux, rempli d’anecdotes sanglantes de ses batailles contre les indigènes, fut un succès encore plus retentissant que le premier. Malheureusement pour lui, le roi Léopold II de Belgique en profita pour s’enquérir de ses services et le chargea de l’aider à fonder le fort mal nommé État indépendant du Congo. De tous les malheureux régimes coloniaux d’Afrique, il était sans doute le pire. En 1887, Stanley lança l’expédition grâce à laquelle il allait trouver et nommer les Montagnes du Ruwenzori. Un étrange mélange de fonds publics et privés avait permis au Royaume-Uni de monter une expédition pour la libération d’un Allemand du nom d’Eduard Carl Theodor Schnitzer, dit Emin Pacha, qui avait bâti une petite province au sud du Soudan. Le Pacha était au départ employé comme médecin par le Général Charles Gordon, dont le brutal assassinat à Khartoum par les forces Mahdistes, avant l’intervention des Britanniques, fut à l’origine d’un scandale. Emin Pacha était désormais aux prises des forces Mahdistes. Puisqu’il était Allemand, les Britanniques refusèrent d’en faire une mission officielle, mais sa relation avec Gordon les obligea à intervenir.

« Je vis un nuage d’une forme toute particulière, de la plus belle teinte argentée, et qui avait les proportions et l’aspect d’un grand pic couronné de neige.  » — Henry Stanley

Stanley quitta alors Zanzibar en février 1887, accompagné par une grande armée de mercenaires. Lorsqu’il trouva le Pacha aux larges du Lac Albert, fin avril de l’année 1989, l’homme se révéla être un gentleman parfaitement revêtu pour qui l’aide d’un Stanley alors débraillé n’était pas nécessaire. Il fallut une bonne dose d’insistance pour l’amener à mettre les voiles. Stanley raconta la mission dans une œuvre en deux volumes intitulée Dans les ténèbres de l’Afrique. Les détails concernant les événements du 29 mai sont tout spécialement intéressants. « À neuf kilomètres du camp de Nsabé [sur le Lac Albert], comme je me tournais vers le sud-est, méditant sur les événements du mois dernier, un de nos serviteurs attira mes regards vers l’horizon. “Une montagne couverte de sel !” disait-il. Je vis un nuage d’une forme toute particulière, de la plus belle teinte argentée, et qui avait les proportions et l’aspect d’un grand pic couronné de neige. En le suivant de l’œil jusqu’à la base, je fus frappé de sa couleur, d’un bleu intense presque noir, et me demandai si nous étions menacés d’une nouvelle tornade. Puis, comme mon regard descendait vers le fossé ouvert entre les deux plateaux, j’eus tout à coup conscience que ce n’était pas un nuage, une vaine apparence qu’allait dissiper le vent, mais un corps solide et bien réel, une véritable montagne revêtue de neige au sommet. Je donnai ordre de faire halte ; et, prenant ma lunette, je l’examinai avec le plus grand soin. À l’aide d’un compas j’en pris le relevé qui la portait à 215 degrés magnétiques. L’idée me vint alors que ce devait être le Ruwenzori, que deux esclaves de Kavalli m’avaient dit être couvert d’un métal blanc, ou d’une substance ressemblant à de la roche. » Plusieurs choses attirent mon attention dans ce paragraphe. Le 20 avril, un mois avant que Stanley n’assiste au spectacle, deux des membres de l’expédition, T. H Parker et A. J Mountency Jephson, avaient aperçu les montagnes. Comme il l’écrit, il était déjà à la recherche d’une montagne, ou d’une chaine de montagnes, du nom de « Ruwenzori ». Il aurait entendu le nom Rutoro/Runyoro « Rwenjura », signifiant « colline de pluie », et le nom Rukonjo « Rwenzuru », décrivant la même chose, et aurait supposé que la montagne qu’il avait vue était celle à laquelle les natifs faisaient référence. Dorénavant la dénomination acceptée est « Rwenzori », pour se rapprocher le plus possible du nom indigène. Stanley fit le rapprochement entre ces montagnes et les Montagnes de la Lune, parce que sa neige alimentait clairement le Lac Albert. Un an après, Stanley était de retour dans la région. Il envoya W. G Stairs, un des membres de l’expédition, effectuer une courte exploration. Il arriva sur une crête à environ 3 230 mètres, mais ne parvint à aucun sommet. Vient ensuite le problème de la neige. Aucune des langues locales n’avait de mot pour « neige ». Stairs avait toutes les raisons de penser que la cime des montagnes était faite de sel. « Barafu » est le mot pour « neige » en Swahili, la lingua franca. C’est un emprunt à l’arabe qui l’avait à son tour emprunté au mot perse « baraf ». Je gardais un souvenir inéluctable du jour où j’avais entendu ce mot pour la première fois. En 1969, je me retrouvai à la Frontière nord-ouest du Pakistan, en compagnie d’un guide français originaire de Chamonix, Claude Jaccoux, duquel nous reparlerons brièvement, et de sa femme Michèle.

Second voyage

Jaccoux avait repéré une modeste montagne que nous étions censés gravir dans l’Hindou Kouch. Nous nous étions approchés de sa base, depuis notre Land Rover. Jaccoux avait engagé un guide dans le village le plus proche, qui nous conduisit dans la montagne et porta notre tente. À peine étions-nous descendus de la voiture que de gros flocons de neige commencèrent à tomber. « Baraf », avait lancé le guide sur le ton de l’hostilité. Et ce fut la fin de notre ascension.

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Le mont Stanley
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L’expédition de Stanley en 1889 fut sa dernière. Il mourut dans son lit le 10 mai 1904, en Angleterre. Il avait souhaité être enterré près de Livingstone, à Westminster, mais sa requête fut déclinée. Au lieu de ça, il fut incinéré et inhumé dans le village où il avait passé ses dernières années. Emin Pacha eut moins de chance. Il fut décapité en 1891 par un marchand d’esclaves arabe. Son associé, l’explorateur et naturaliste Franz Stuhlman, effectua la première exploration du massif sur le flanc congolais et, en suivant le chemin complexe qui avait été emprunté par les chasseurs, avait atteint 3 962 mètres. Parce qu’il y avait laissé son nom dans une bouteille, l’endroit où il s’arrêta fut connu sous le nom Swahili de kampi ya chupa – le camp de la bouteille. Il réalisa par ailleurs la première description systématique de la faune et de la flore de la région. Comme je l’ai mentionné, il y avait eu quelques autres tentatives d’atteindre et de gravir les montagnes avant l’expédition du Duc en 1906. La sienne jouait simplement dans une autre catégorie : c’était l’une des plus grandes expéditions d’alpinisme jamais réalisées. En 40 jours le groupe effectua 30 ascensions, 17 d’entre elles étant des premières, pendant que d’autres grimpeurs gravissaient la même montagne. Ils grimpèrent sur le massif tout entier. Parmi leurs méthodes innovantes : partir dès l’aube, lorsque le temps était encore clair. Ils atteignirent par exemple le sommet d’Alexandra – un des pics du Mont Stanley et le deuxième plus haut du massif – à 7h30. La seule question qui se pose est de savoir à quelle heure ils ont bien pu commencer. Cette expédition n’avait fait qu’ouvrir l’appétit du Duc. En 1909 il en mena une autre pour tenter de gravir le K2 dans le Karakoram, à la frontière du Pakistan et de la Chine. Culminant à 8 610 mètres elle est la deuxième plus haute montagne du monde, et est encore plus isolée que le Ruwenzori. Techniquement, l’ascension est bien plus difficile que l’Everest. Le Duc et ses camarades d’alpinisme atteignirent les 6 248 mètres sur une arête connue sous le nom d’arête des Abruzzes. Le groupe italien qui avait effectué la première ascension avait emprunté la même route, en 1954. Un an plus tard le Duc mena sa dernière expédition alpine, cette fois au Chogolisa – Brides Peak – un autre sommet du Karakoram d’une hauteur de 7 664 mètres. Ils atteignirent 6 325 mètres avant de se faire arrêter par le mauvais temps. Le Chogolisa I ne fut pas gravi avant 1975 – par des Autrichiens. Après notre excursion au Pakistan, Jaccoux se résolut à ne pas abandonner le tourisme d’aventure, si bien qu’il créa une entreprise du nom de « Jaccoux Voyages ». Il disposait d’un catalogue annuel, et je m’étais même inscrit pour un voyage au Népal et au Tibet. Dans son catalogue de 1989, il était étonnamment raconté que Jaccoux s’était rendu avec un groupe dans les Montagnes de la Lune, et qu’il organisait un second voyage. Cette nouvelle attira mon attention et raviva mes souvenirs du livre d’Ullman, ainsi que ma résolution d’adolescent. Je décidai alors de creuser l’information. Jaccoux m’informa qu’il avait rejoint les Montagnes de la Lune via l’Ouganda, et que le trek pour y parvenir avait été horrible. Selon ses dires, ils avaient passé une journée entière à traverser les marécages, sans avoir l’impression de gagner de l’altitude. Désespéré, il tenta au retour de trouver son propre chemin à travers la jungle. L’expérience fut encore pire. Il découvrit, en revanche, qu’aucun animal dangereux ou insecte nuisible ne peuplait la montagne : pas de serpents venimeux ou de moustiques. Une bonne nouvelle. Il ajouta que, une fois le plus haut camp de base atteint, l’ascension du glacier du Mont Stanley – connu sous le nom de Plateau de Stanley – était plutôt directe, mais que sous aucun prétexte il ne reprendrait cette route. Il proposa à la place de passer par le Congo-Zaïre, comme on l’appelait à l’époque, pour suivre celle de Stuhlman. On lui avait appris que, quoique non rudimentaire, la route était considérablement plus facile à aborder que celle qu’il avait empruntée en Ouganda. C’était le côté optimiste de la chose. D’un autre côté, dit-il, atteindre le plateau depuis le camp de base n’était pas une tâche facile et nécessitait de maîtriser de nombreuses techniques d’escalade sur glace. Le camp était situé sur le museau du glacier, et la fonte de la glace avait rendu assez difficile ce stade de l’ascension. Au moment où j’apprenais ce détail, je n’étais pas à un âge où j’envisageais encore d’escalader des sites compliqués. Mais, au moins, parvenir jusqu’aux montagnes serait quelque chose. J’étais intéressé, je lui avais dit.

Périple en Équateur

Mon premier réflexe fut de me procurer Guide to the Ruwenzori, de H. A. Osmaston et D. Pasteur. Ce merveilleux livre de poche fut publié en 1972. Il y renferme un bref historique des ascensions du massif ainsi que des descriptions détaillées des nombreuses routes et treks. Rapidement, je trouvai le trek proposé par Jaccoux. Les deux premières phrases semblaient très prometteuses : « Il s’agit d’une route directe et sympathique qui suit principalement les arêtes du massif, évitant ainsi les très fréquents marécages du Ruwenzori, en plus d’offrir de beaux points de vue en altitude. » Les quatre jours qu’il semblait falloir pour parvenir à la base du glacier étaient chacun accompagnés d’une description. Une carte était également disponible, traçant le chemin jusqu’à un certain Moraine Hut, à la base du glacier, à 4 312 mètres. Ce serait mon objectif, avais-je décidé. Juste avant de quitter New York pour Paris, Jaccoux appela pour prévenir qu’il ne pourrait pas mener l’excursion lui-même, mais qu’il envoyait deux guides à sa place. L’un avait vécu et grimpé en Afrique depuis plusieurs années, et l’autre avait effectué ce même trek un an plus tôt. Il expliqua par ailleurs notre programme. Nous prendrions l’avion de Paris jusqu’à Bruxelles, puis de Bruxelles jusqu’à Kigali, au Rwanda. Nous franchirions alors la frontière jusqu’au Zaïre, passerions une nuit à Goma, avant de nous diriger en voiture vers Beni, un trajet périlleux de trois jours, à 386 kilomètres au nord de la ville. Puis, nous parcourrions les 48 kilomètres jusqu’au village de Mutsora, station du Parc national des Virunga située dans le secteur du Ruwenzori. Là-bas nous pourrions obtenir nos permis, des porteurs et un guide local, pour enfin débuter le trek. À l’heure où j’écris cela, je réalise que cette excursion est impossible, maintenant ou à l’avenir. L’intégralité de cette zone est une poudrière pour les conflits armés. En fouillant sur le web à le recherche de voyages au Ruwenzori, je tombai sur plusieurs offres provenant de l’Ouganda mais aucune du Congo. C’est l’une des plus belles régions du monde et elle est perdue. Après un vol interminable en partance de Bruxelles, nous atterrîmes à Kigali. Il pleuvait à notre arrivée, même si nous étions censés être à la saison sèche. Le trajet sur les routes pavées de Giseyni, à la frontière, fut un ravissement, en partie grâce au paysage : des collines ondulées sur lesquelles était bâtie la ville de Kigali. Nous étions le 1er janvier 1990, et j’écrivis naïvement dans mon carnet de bord ce jour-là que « le Rwanda [avait] l’air d’un pays qui fonctionne ». Quatre ans plus tard la seule chose qui fonctionnait était le génocide. Passer la frontière au Zaïre fut un cauchemar. Dans d’autres circonstances la situation aurait pu s’avérer comique. Pour une raison quelconque les gardes-frontière me demandèrent ma taille, que je leur donnai en pieds et en pouces. Ils insistèrent cependant pour qu’elle soit en mètre et centimètres, et décidèrent que je mesurais 1 mètre et 25 centimètres. Je ne contestai pas. Nous devions ensuite transporter notre équipement de l’autre côté de la frontière, où attendait un deuxième bus. Rapidement je fus frappé par le fait que les routes s’étaient dramatiquement détériorées depuis le Zaïre. Alors que nous nous dirigions vers le nord, leur état empirait de plus en plus. Nous passâmes notre première nuit à l’Hôtel Masques de Goma, sur les rives du Lac Kivu. Un autre magnifique endroit qui était perdu. J’eus droit à une surprise à l’hôtel : le propriétaire était un homme dont le visage me disait quelque chose ; pas tout à fait Européen en apparence mais pas non plus Congolais. Il me fut présenté comme étant un physicien. À ma plus grande stupéfaction, il indiqua que son oncle avait remporté un Prix Nobel.

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Arrivée
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Il s’avéra qu’en réalité il y avait deux frères dans l’histoire : Ilya et Alexander Prigogine. Nés en Russie, ils avaient quitté le pays avec leur famille juste après la révolution pour s’installer en Belgique. Leur père était un ingénieur chimiste, aussi les deux frères avaient décidé d’étudier la chimie. Ilya s’y conforma et remporta le Prix Nobel de chimie en 1977. Son frère ainé, Alexander, partit pour le Congo où il devint expert sur la faune aviaire locale. Quant au propriétaire de l’hôtel, il s’agissait de son fils. Il fut par la suite assassiné et l’hôtel cessa toute activité. Le matin suivant nous nous dirigeâmes vers le nord dans un minibus japonais qui, s’il était à même de circuler sur les routes de Tokyo, avait du mal sur ces routes délabrées. Des nids de poule géants et des ornières béantes constellaient le chemin. À un moment, lorsque nous traversâmes l’équateur, un panneau indiquait « Équateur » et le bus flancha totalement. Il fallut un après-midi entier pour le réparer. Dans la mesure où nous avions un rendez-vous prévu le matin suivant avec les locaux engagés pour nous aider dans notre trek, nous n’eûmes d’autre choix que de voyager de nuit. De la pure folie à en juger par l’état des routes. Une fois arrivés à Beni, la ville s’avéra posséder son propre petit aéroport : nous aurions pu faire l’intégralité du voyage en moins d’une heure. De Beni nous nous dirigeâmes vers Mutsora, à l’est : la région de Stanley. Nous suivions désormais sa route, celle où il était arrivé au sud du Lac Alexander en compagnie d’Emin Pacha. Stanley avait pu avoir un aperçu des montagnes depuis le village de Mutwanga, à quelques kilomètres seulement de Mutsora. Le soleil se couchait lorsque nous arrivâmes à destination, et les montagnes étaient entièrement visibles. Elles commençaient à scintiller au crépuscule : une merveilleuse vision. À cause du terrain, une fois le trek commencé nous ne pourrions plus les voir pendant les trois prochains jours. Le trek en lui-même débuta le jour d’après à partir de Mutwanga. Nous devions encore acheter nos permis – 40 dollars par personne à l’époque – ainsi que des prestations pour les prises de vue. Nous prîmes également des dispositions pour les porteurs. Nous étions six, en comptant les guides, mais porter tout l’équipement et les tentes nécessitait 14 porteurs en plus de leur guide personnel, dont la fonction n’était jamais très claire. Chaque porteur, rémunéré à environ trois dollars la journée, était capable de porter – majoritairement sur la tête – 18 kilos. Chacun d’entre nous avait droit à 14 kilos d’équipement pesé minutieusement à confier aux porteurs. Le reste, nous devions nous en occuper. Je décidai de ne m’encombrer que d’une bouteille d’eau, de comprimés d’iode pour l’eau, d’une petite pharmacie et d’une veste légère imperméable. Je prévoyais d’effectuer le premier jour de randonnée en short, puis en survêtement lorsque le terrain deviendrait plus compliqué. J’avais toujours été fasciné par le départ d’un tel trek. Par où commencer ? Le nôtre débuta dans les rues de Mutwanga, à l’extérieur du parc, avant de traverser le fleuve et de grimper doucement le long d’un large sentier, à travers les cultures de café et de manioc. Le premier camp de base, Kalongi, se situait dans le parc, à 2 133 mètres. Une fois passés les champs, et une fois pénétré à l’intérieur du parc, le sentier se révéla bien plus raide. Je commençai à suer en abondance, mais me sauvai de la déshydratation en achetant un merveilleux assortiment de fruits locaux désaltérants, dont un ananas au goût délicieux. Nous arrivâmes au camp en fin d’après-midi. Il se révéla avoir été récemment rénové, et disposait de lits superposés tout juste construits sur lesquels nous pouvions disposer nos sacs de couchage. J’étais fatigué, mais pas totalement épuisé. Grâce au guide touristique je savais que le lendemain serait très difficile.

Bientôt il n’y aura plus de glace sur l’Équateur. Tout aura fondu.

Le prochain camp s’appelait Muhungu. Il se situait à peine à 3 352 mètres, ce qui voulait dire que nous gagnerions 1 219 mètres d’altitude. La première épreuve qui nous attendait était la descente abrupte du sentier jusqu’à la source du Kanyamwamba. Et quand je dis abrupt, c’est abrupt. Fort heureusement, quelqu’un avait disposé une corde grâce à laquelle l’on pouvait plus ou moins descendre en rappel. L’autre côté du ruisseau était tout aussi incliné, mais un jeu de corde était aussi en place pour que l’on puisse se tirer. Nous arrivâmes sur une arête, elle aussi abrupte, où, après quelques mouvements d’escalade, le groupe se rassembla pour une pause sur un terrain plat. Je devinai que nous avions grimpé environ 300 mètres, ce qui nous en laissait encore 900. Mais gagner de l’altitude n’était rien, si l’on comparait cela au marécage. J’ignorais ce dont parlait le guide britannique, mais c’était un véritable marécage. Une horreur. Chaque pas faisait s’enfoncer votre pied dans un horrible bruit de succion, avant qu’il n’atterrisse sur une pierre visqueuse : un véritable calvaire pour maintenir son équilibre. Alors que j’avançais à tâtons dans le marais, je tombai sur un homme large d’épaule qui s’avéra être un Américain. Il avait fait partie des Corps de la paix, et œuvrait désormais pour une institution chargée de la conservation des sentiers et des camps. C’était à lui que nous devions les cordes que nous avions utilisées plus bas. À notre arrivée au camp, j’étais tellement fatigué que je m’endormis aussitôt. Le jour suivant nous réservait encore des marécages. En trimant pour me frayer un passage, je rencontrai un couple Britannique impeccablement revêtu. Ils m’annoncèrent avec joie qu’il ne restait plus qu’une heure de marais avant que je ne découvre « un peu de plat ». Ce terrain plat s’avéra être le vieux « camp de la bouteille » de Stuhlman. Kyondo, le dernier camp majeur sur la route, se situait seulement 213 mètres plus haut, aussi décidai-je de m’y rendre immédiatement. La vue du pic Marguerite, un des sommets du Mont Stanley, depuis Kyondo, est une des merveilles du Ruwenzori. J’aurais adoré y rester, mais il ne s’agissait pas de la destination finale de la journée. Nous descendions alors pour camper près d’un petit lac – le Lac Gris – duquel les grimpeurs allaient essayer de s’attaquer au glacier le jour suivant. Quant à moi, j’allais me diriger vers Moraine Hut. Il fallut quelques efforts d’escalade pour parvenir jusqu’au lac. Je ne m’étais pas adonné à cette activité depuis un moment, si bien que, même assuré par un de nos guides, je trouvai l’entreprise risquée. Les porteurs utilisèrent un câble fixe. D’en bas, il était facile de marcher jusqu’au lac. Jamais je n’avais vu d’endroit aussi beau. La route est jonchée de lobelias géantes, ainsi que de séneçons, typiques des montagnes équatoriales africaines. Cette étrange végétation démarre à environ 3 962 mètres et se répand sur 300 mètres. Ces plantes énormes ont évolué de façon à s’adapter au climat rencontré dans les hautes altitudes équatoriales. Toutes les 24 heures elles subissent un cycle été/hiver entier. Durant la nuit, l’eau recueillie à l’intérieur se gèle, avant de dégeler au lever du soleil. Lors du cycle de gel, la plante est incapable d’utiliser l’eau qu’elle a emmagasinée, trop visqueuse pour pouvoir circuler. Dans la mesure où les feuilles sont closes pendant la nuit, l’eau ne peut s’échapper. Mais au cours de la journée la plante doit être capable de sécréter. À la lumière du jour, les feuilles s’ouvrent et se referment : il s’agit des formes gigantesques qui permettent aux plantes de se protéger du soleil. Certains des séneçons peuvent grandir jusqu’à atteindre 6 ou 9 mètres. Avant de s’y habituer, cette végétation semble troublante. Nous plantâmes nos tentes près du lac. Les grimpeurs s’apprêtaient à se lever avant l’aube. De mon côté, j’allais attendre que le temps se réchauffe un peu. Par miracle, hormis durant notre premier jour au Rwanda, la pluie ne s’était pas invitée. Le matin suivant fut clair et ensoleillé. Après le départ des grimpeurs, je m’autorisai un petit-déjeuner tranquille, avant de me diriger vers la moraine rocailleuse qui avait l’aspect d’un sentier. D’un côté, les montagnes s’élevaient de toute leur gloire. De l’autre, la verdure du Congo s’étendait dans l’horizon. Je me hissai jusqu’à pouvoir contempler le Moraine Hut. J’étais allé assez loin. J’avais réalisé un rêve d’enfant. Désormais tout a changé. Des randonnées dans les Montagnes de la Lune sont organisées, mais en partance de l’Ouganda. Bientôt il n’y aura plus de glace sur l’Équateur. Tout aura fondu.

Les cascades au pied des montagnesCrédits : Jrn Eriksson

Retour au pied des montagnes
Crédits : Jørn Eriksson


Traduit de l’anglais par Mehdi Chauvot. Couverture : Rwenzori Mountains, par John Eriksson