Mark Pollock se redresse. Il est un peu hésitant au début, comme un homme qui se réveillerait d’une longue nuit. Il expire, se repositionne, les béquilles auxquelles il s’agrippe lui procurant un semblant de soutien. Il est en pleine forme : il mesure 1 m 82 et est d’excellente constitution, ses muscles tendus se dessinent même sous son t-shirt. Les néons du gymnase du Trinity College de Dublin – un second foyer où il s’exerce deux à trois heures par jour, six jours par semaine – se reflètent sur son crâne chauve. Mais Mark est bel homme et fait partie de ceux qui le portent bien. Aujourd’hui, son objectif est de faire 2 200 pas. Pollock échange quelques mots avec son rééducateur, Simon O’Donnell. Ils communiquent au moyen d’abréviations qu’ils maîtrisent parfaitement, preuve que leur amitié s’est nouée à la faveur d’expériences intenses, comme celle qui les a vus atteindre le Pôle Sud ensemble. C’était au début de l’année 2009, dix ans après que Mark fut frappé de cécité, et un an et demi avant la chute qui le laissa paralysé sous la taille. Pollock tâte le sol avec une de ses béquilles. Il fait un pas, et tandis qu’il avance, son sac à dos émet un léger bip.

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Mark Pollock dans l’effort
Salle de test d’Ekso Bionics
Crédits : YouTube

Tuning

Pour connaître Mark Pollock, pour bien saisir les contours de sa personnalité, il faut explorer les relations qui existent entre l’homme et la machine. Regarder Pollock marcher, c’est prendre conscience que l’humain a tissé des liens symbiotiques avec le mécanique, et qu’ils évoluent en parfaite synchronicité. Bien qu’il ne puisse pas bouger ses jambes seul, il tient debout et avance à l’aide d’un exosquelette bionique ergonomique – un costume robotique qu’il porte par-dessus ses vêtements. Le sac qu’il porte sur ses épaules, lacé à son torse par ce qui ressemble à une ceinture de force, se connecte à une série de tubes épais qui courent le long de ses jambes. Ce système maintient Pollock droit, et se plie dynamiquement pour imiter le mouvement naturel alors qu’il se propulse vers l’avant. Les béquilles assistent l’Irlandais à chaque pas : il les positionne devant lui, l’une après l’autre, dans un mouvement d’une grande souplesse. Quand il trouve enfin son rythme de croisière, les bips retentissent toutes les secondes. Le seul autre son qu’émet Pollock est le ronronnement électronique des quatre moteurs de son exosquelette. On l’a parfois surnommé Iron Man, ou Steve Austin – des comparaisons bien faciles.

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Pollock met son exosquelette à l’épreuve
Séance d’essai chez Ekso Bionics
Crédits : The Mark Pollock Trust

Mais bien avant les deux événements qui coûtèrent à Mark son indépendance de mouvement, avant qu’il ne devienne l’utilisateur le plus ambitieux d’une technologie qui allaient permettre à des paraplégiques de marcher à nouveau – une technologie développée dans une usine Ford désaffectée située à 8 000 kilomètres de chez lui, à Richmond, en Californie –, Pollock avait tissé des liens avec les objets qui l’entouraient. Les machines n’ont jamais fait partie de son identité. Mais c’est à travers elles qu’il a toujours trouvé le meilleur moyen de s’exprimer. Les ingénieurs qui développent la technologique permettant à Pollock de marcher à nouveau ont le même genre de connexion avec les machines. Au printemps dernier, j’ai visité Ekso Bionics, la société de Richmond qui assemble des exosquelettes bioniques tout droit sortis des fantasmes de la science-fiction. Ingénieurs, programmeurs, ouvriers, rééducateurs, et administrateurs… ce sont près de quarante-cinq personnes qui travaillent au siège de l’entreprise, un entrepôt de 4 000 mètres carrés qui surplombe le port de Richmond. Les emblématiques costumes d’Ekso sont suspendus au-dessus du sol, attendant d’être testés. Une paire de jambes filiformes tombent d’un sac à dos qui contient des batteries rechargeables. Chaque combinaison ressemble étrangement à un nouveau modèle conçu par Cyberdyne Systems – à des Terminator light. Les employés surnomment cet endroit la Base, et c’est ici que les physiothérapeutes apprennent à travailler avec des patients bientôt amenés à utiliser ces exosquelettes. C’est aussi là qu’un certain nombres de malades – dont la plupart ont souffert d’accidents vasculaires cérébraux ou subi les séquelles d’un endommagement de l’épine dorsale – commencent leur rééducation. Pollock a débuté son travail en 2012, quand l’entreprise avait encore son siège à Berkeley. Il fut le premier aveugle à essayer les combinaisons d’Ekso Bionics. Voir une personne paralysée se relever et marcher avec une de leurs combinaisons est toujours une source de fierté pour les ingénieurs, et les lieux se remplissent rapidement d’espoir devant un tel événement. Même les portes des toilettes sont un clin d’œil à l’activité principale de la société : les traditionnels pictogrammes ont été remplacés par des silhouettes harnachées dans des costumes bioniques. Nate Harding et Russ Angold, co-fondateurs d’Ekso Bionics, ne sont pas exactement le genre  d’ingénieurs à se contenter de théories et de concepts. Ce sont plutôt des têtes brûlées, et leur approche de bricoleurs les a menés bien plus loin qu’ils ne l’auraient imaginé lorsqu’ils ont commencé leurs recherches sur les exosquelettes bioniques.

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Harding, le PDG. de la boîte, est grand et porte des lunettes de vue à monture noire. Ses cheveux sont foncés et il arbore un sourire sans malice. Il a fourbi ses premières armes d’ingénieur alors qu’il habitait encore la banlieue de Houston. « Je buvais beaucoup de bière et je bossais sur des motos », se souvient-il, un accent texan solidement arrimé au phrasé. « Puis au lycée, j’ai attaqué les voitures. » Dans son voisinage, essentiellement composé de familles ayant fait fortune dans le pétrole, personne ne savait à quoi ressemblait une clé à molette et personne ne pouvait l’aider à assouvir sa passion. Il travailla alors comme bénévole chez un garagiste qui construisait des voitures de course.

« Les médecins ne vous disent pas que vous ne verrez plus jamais. Ils vous disent juste qu’ils ne peuvent plus rien pour vous. » — Mark Pollock

Après de brèves études en robotique à l’université de Carnegie Mellon, Harding atterrit au laboratoire du professeur Homayoon Kazerooni de l’université de Californie, à Berkeley – un pionnier dans le domaine de la technologie robotique portable. C’était au début des années 1990, et les prototypes de costumes bioniques appartenaient encore au domaine de la science-fiction, aux rêveries de lecteurs de comics. « Cela ressemblait beaucoup à des déguisements de gorille gigantesques, et rien que l’idée qu’il fallait se glisser dedans était effrayante », se souvient Harding. Aux prises avec une technologie encore immature, Harding décida de quitter l’université. Il décrocha un boulot dans une société située dans l’East Bay, et commença à concevoir et construire de l’outillage industriel. À la même période, Angold terminait sa licence en ingénierie agricole à Cal Poly, une faculté de la ville de San Luis Obispo. Pour son projet de fin d’études, ses amis et lui construisirent un tracteur alimenté par un moteur d’avion Allison – ceux utilisés sur les Canadair. À la recherche d’un emploi à la fin de son cursus universitaire, Angold déchanta vite devant les perspectives qui s’offraient à lui. Les chasseurs de tête de la Bay Area n’avaient que faire des ingénieurs iconoclastes et leur préféraient les jeunes diplômés proprets qui savaient manier l’ordinateur. Angold ne ressemblait même pas à un ingénieur. Il était en revanche le portrait craché de son frère, un ancien des Navy SEAL au visage de bulldog et aux biceps saillants. Quand enfin il décrocha un entretien, il savait qu’il devait frapper un grand coup, aussi il invita son potentiel futur patron – qui n’était autre que Harding – sur son campus. « Oh, bordel ! » s’exclama Harding en découvrant le tracteur d’Angold, « Je n’arrive pas à croire que ce truc est ton projet de fin d’année. » C’est ainsi que se sont rencontrés le PDG et l’ingénieur en chef d’Ekso : pas dans un laboratoire ou dans un bureau, mais devant un véhicule agricole qui sortait d’une longue séance de tuning.

Foudroyé

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Panorama de Belfast
Irlande du Nord
Crédits

Tout commença avec un aviron. À 11 ans, Mark Pollock, jeune gringalet végétant dans la banlieue de Belfast, en Irlande du Nord, se promenait dans les couloirs de son école, deux semaines après la rentrée des classes. Il avait l’œil rivé sur les vitrines disposées le long des murs, installées là par les délégués des différents clubs de l’école. Derrière l’une d’elles, un long objet était posé dans un berceau en bois. C’était une fusée aquatique, oblongue et laquée, dont on avait retiré toutes les caractéristiques qui en avaient fait, un jour, un bateau de course. N’en restait que l’essence. Pollock s’arrêta net. C’était dans les années 1980, et les Troubles agitaient l’Irlande du Nord. Pour Pollock, issu de la classe moyenne et ouvertement protestant, le conflit se tenait en arrière-plan et n’était qu’un inconfortable bourdonnement qui enveloppait d’autres sujets d’inquiétude autrement plus préoccupants pour lui : les notes et les filles. Ses yeux le préoccupaient également. Ses rétines étaient prêtes à quitter ses globes oculaires, dans un mouvement similaire à celui d’un vieux papier-peint qui se détacherait d’un mur humide. À l’âge de 5 ans, l’une d’elles s’était déjà décollée, frappant son œil droit d’une cécité immédiate. Il n’avait jamais pu rejouer au rugby ou au football avec ses amis depuis ce jour-là, bien qu’il eût tout fait pour pouvoir plaquer ou tacler à nouveau ses camarades de jeu. Pollock était planté devant l’aviron, et finalement, l’entraîneur de l’équipe du collège lui proposa de passer le voir un soir après les cours. La piscine était petite, et les navigateurs la parcouraient en deux coups de rame. Pollock traversa le bassin comme une balle. « Les rames étaient comme une extension de mon propre corps », se souvient-il. « Le bateau faisait partie de moi. »

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Par monts et par vaux

À partir de là, Pollock se consacra au rameur. Au printemps 1998, 1 m 82 de muscles quittèrent le gymnase du Trinity College – Pollock arborait une poitrine bombée impressionnante. À 22 ans, il faisait partie de l’équipe d’aviron de l’université, en course pour rejoindre l’équipe nationale d’Irlande. C’était un jour comme il les aimait, sec et frais, avec une lumière si intense qu’elle auréolait la fac d’une couronne blanche. Mais le flou, à la périphérie de son champ de vision, était en fait un avertissement. Quand il se rendit enfin compte que quelque chose n’allait pas, il courut vers l’hôpital le plus proche et les chirurgiens injectèrent du gaz dans son œil gauche, recollant la rétine qui menaçait de se décoller. Pollock se réveilla dans un lit d’hôpital le 10 avril 1998. La date le remplit de courage : les factions politiques d’Irlande du Nord venaient de signer l’accord du Vendredi Saint, première pierre d’un long dispositif visant à amener la paix dans les îles Britanniques. Il découvrit que, lorsqu’il penchait sa tête en arrière, le gaz qu’on lui avait injecté comprimait sa rétine contre son globe oculaire, et qu’il pouvait voir à nouveau. Il fixa le sol, mémorisa les motifs du carrelage, avec le secret espoir de remonter rapidement sur son bateau. Mais, petit à petit, l’effet s’estompa. Pollock était en train de devenir aveugle. « Je suis allé voir un médecin », raconte Pollock, « et il m’a dit qu’il avait tout essayé. Les médecins ne vous disent pas que vous ne verrez plus jamais. Ils vous disent juste qu’ils ne peuvent plus rien pour vous. J’ai quitté l’hôpital sans solution. » L’étudiant massif donna le bras à sa mère pour retourner dans la salle d’attente. C’est à cet instant que la nouvelle de sa cécité prochaine le frappa le plus durement. « J’ai fait un aller-retour dans la salle. Et c’est en commençant à sortir de l’hôpital sans rien voir que j’ai réalisé que je ne verrais plus jamais. Je pleurais, et ma mère aussi. Une infirmière est venue m’offrir une chaise. Je me suis assis, j’ai repris des forces. Et je suis sorti. » Pollock réaménagea avec sa mère. Il n’avait plus la force de finir la fac – il ne savait pas comment il allait faire pour continuer à vivre – et un sentiment d’abandon s’empara de lui. « Les élèves obtenaient leur diplôme, partaient faire les championnats nationaux, voyageaient partout, commençaient un nouveau boulot, bref, ils vivaient. J’étais assis dans la chambre où j’avais grandi, incapable de sortir de la maison et d’être autonome. » La mère de Pollock décida de tout faire pour trouver de l’aide à son fils. Elle demanda à des spécialistes de venir lui apprendre à manipuler une canne blanche. Elle lui acheta une montre parlante capable de distinguer le jour de la nuit. Elle ne le couvait pourtant pas, et le convainquit de ne pas se plaindre. Ses progrès étaient lents et fastidieux, mais l’espoir revint dans la maison. « Le déclic est venu quand j’ai appris que je pouvais prendre des cours d’informatique, pour apprendre à me servir d’un ordinateur capable de converser avec moi », explique Pollock. « Je me suis dit que si je pouvais écrire sur un ordinateur, j’avais des chances de trouver un boulot. L’aviron ou l’école n’étaient plus une option. Je voulais juste un boulot pour gagner ma vie et franchir cette étape pour enfin commencer à vivre normalement, comme tous mes amis. » Pollock se consacra entièrement à l’apprentissage de l’informatique. Il s’arrangea pour terminer les cours qui lui restaient et passer son diplôme, et fit l’acquisition d’un chien d’aveugle. Armé de ses nouveaux talents, il déménagea à Dublin, où il trouva un job de coordinateur d’événements pour une compagnie agro-alimentaire, et entama des cours pour passer un master en business.

En 2001, à présent âgé 25 ans, il reprit l’aviron avec un vieil ami du Trinity College. Bien décidés à participer au championnat d’aviron du Commonwealth, un événement organisé tous les quatre ans, ils entamèrent une campagne de lobbying visant à faire accepter leur curieux binôme au départ de la prochaine course, qui opposait dix pays et territoires du Commonwealth britannique. Il n’y avait pas de catégorie handisport – Pollock naviguerait face à des athlètes complètement valides –, mais il parvint à courir avec l’équipe d’Irlande du Nord, et remporta la médaille d’argent à la course de huit en pointe. Ce succès le poussa à se demander ce qu’il pourrait bien accomplir d’autre. En 2003, à la suite d’un pari, il participa à la Marche de Gobi, une course à pied en six étapes à travers l’un des endroits les plus inhospitaliers du monde. Il franchit la ligne d’arrivée, harnaché au bras de son partenaire, comme au cours des sept jours précédents. Le défi dynamisait Pollock, et il se mit immédiatement à réfléchir à sa prochaine aventure. Il courut le marathon du Pôle Nord, trébuchant sur la glace rêche de l’Arctique, si bien que Sir Ranulph Fiennes, le célèbre explorateur de 60 ans, termina la course deux heures avant lui. « Je te battrai toujours sur ce type de terrains », le consola l’explorateur. Pollock fut plus chanceux lors de la course Iron Man, à Zurich, et lors de l’Ultra-Marathon de la Mer Morte, une course de 48,7 kilomètres ; son coéquipier et lui finirent dans le top 30. En 2009, Pollock partit défier les terres arides de l’Argentine en char à voile, assis sur son buggy poussé par le vent. Et en 2010, il participa à une course de bateau en binôme tout autour des îles irlandaises, bravant la houle à des centaines de kilomètres de la côte. Lorsque le système de navigation électronique tomba en panne, les deux hommes naviguèrent à l’aveugle. Pollock sentait le bateau s’amuser dans les vagues, et communiquer avec lui à travers les cordes. C’est dans ces moments-là, lorsqu’il est en phase avec son équipement et qu’il est confiant en ses capacités, qu’il se sent le plus en vie.

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La conquête
Le premier aveugle à fouler les neiges du Pôle Sud
Crédits : The Mark Pollock Trust

Dès qu’il le pouvait, Pollock profitait de ses exploits athlétiques pour soulever des fonds pour diverses associations : Sightsavers International, les chiens-guide pour les aveugles, et l’institut royal pour les aveugles. Il récoltait de l’argent en prononçant des discours lors de conférences ou au sein d’entreprises. En 2009, il termina la course Amundsen Omega 3 du Pôle Sud, son plus grand challenge en date. Sur vingt-deux jours, lui et deux coéquipiers skièrent 1 000 kilomètres sur le plus grand glacier du monde, tout en remorquant leurs propres luges. Pollock affronta des températures pouvant descendre jusqu’à -58°C, et des altitudes allant jusqu’à 3 000 mètres, autant d’obstacles à braver pour devenir le premier aveugle à rejoindre le Pôle Sud géographique. L’ironie de toute cette entreprise, c’est qu’alors la cécité de Pollock était parfaitement secondaire. Dans un tel froid, avec des tourbillons de neige qui vous bloque la vue, voir devient superflu. Il faut avoir confiance en son matériel : ses skis et les cordes qui tirent votre luge. Plus de dix ans après avoir perdu la vue, Pollock avait passé des années entières à affronter les conditions les plus folles lors de courses toutes plus sidérantes les unes que les autres, à se faire un nom dans l’univers des aventuriers de l’extrême, et à lever des dizaines de milliers de dollars au profit d’associations caritatives. Mais à l’été 2010, la foudre le frappa une seconde fois. De passage en Angleterre, où il était venu soutenir un ami en train de concourir à la Henley Royal Regatta, il raconte : « J’occupais une chambre chez un ami. J’étais sorti toute la journée, et je suis revenu dans la maison. Ce dont je me souviens ensuite, c’est de me réveiller en soins intensifs. » Pollock avait fait une chute d’une dizaine de mètres à travers une fenêtre ouverte. Personne ne le vit tomber, et il n’a aucun souvenir de l’événement. Ses amis n’étaient pas loin au moment des faits, et ils coururent jusqu’au jardin où Pollock était étendu, terrifiés par ce qui venait de se produire.

BLEEX

Le vieux mentor de Nate Harding à UC Berkeley, le professeur Kazerooni, travaillait depuis plusieurs années sur un exosquelette robotisé et portable. L’écueil principal restait l’autonomie d’énergie. Le premier exosquelette autonome sorti du laboratoire d’ingénierie robotique et humaine de Berkeley s’appelait BLEEX. Une vidéo YouTube le présente sur le dos d’un cobaye humain bien peu à l’aise avec cette combinaison. Il déambule tant bien que mal dans une pièce aux murs protégés par des draps immaculés, avec ce qui ressemble à un moteur de tondeuse à gazon sur le dos. S’il se tient droit, c’est au prix d’efforts certains.

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BLEEX
Berkeley Lower Extremity Exoskeleton
Crédits : UC Berkeley

BLEEX était un progrès pour Kazerooni – il avait entre les mains un appareil robotique portable à batterie intégrée –, mais le moteur à essence était trop bruyant et encombrant pour une utilisation longue durée. Kazerooni avait besoin de sang neuf et d’idées nouvelles, et il commença à engager des conseillers pour travailler aux côtés de ses étudiants. L’un d’entre eux s’appelait Harding, et évoluait dans le monde professionnel depuis une dizaine d’années. Kazerooni voulait que son ancien élève trouvât un moyen de rendre la batterie silencieuse. « On avait besoin d’un moteur à essence, car rien d’autre n’aurait eu la puissance nécessaire pour faire avancer un tel engin », se souvient Harding. « J’ai réfléchi durant de longs mois, et un jour, l’évidence : c’était impossible. » En 2004, Harding contacta l’ingénieur le plus talentueux avec lequel il avait travaillé, Angold, qu’il avait sorti de Cal Poly quatre ans auparavant pour travailler dans une société d’équipement industriel, la Berkeley Process Control. « C’était le Disneyland des ingénieurs », résume Angold. Harding avait rapidement réalisé qu’Angold était une perle rare ; il attaquait les problèmes qui se posaient devant lui sous des angles auxquels personne d’autre n’aurait jamais pensé. Le jeune homme rejoignit Kazerooni et Harding à Berkeley, et peu de temps après, il reformula la problématique sur laquelle les deux scientifiques butaient depuis de longs mois. Rapidement, le marché cible pour les exosquelettes se trouva être l’armée, qui voyait dans cette évolution technique un moyen idéal de surarmer ses soldats et de les doter de capacités excédant les simples habilités humaines. Les troupes pourraient utiliser ses combinaisons bioniques pour porter du matériel encore plus lourd, et les futurologues militaires imaginaient déjà des applications tactiques pour ce genre d’équipement. DARPA (acronyme de Defense Advanced Research Projects Agency, l’agence de recherche avancée pour les projets de défense) finançait largement les recherches de Kazerooni, ce qui explique que son cobaye de la vidéo YouTube porte une combinaison de camouflage. Mais quand Angold présenta la vidéo à son frère, l’ancien Navy SEAL, ce dernier éclata de rire. « Je me souviens qu’il m’a dit : “On n’utilisera jamais des combinaisons qui tournent à l’essence” », sourit Angold.« D’après lui, elles étaient trop grosses et trop lourdes pour les militaires. Il m’a refroidi tout de suite. » Angold poussa les équipes de recherche dans une autre direction. « Tous les exosquelettes et de nombreux robots consomment énormément d’énergie, même en mode veille », explique t-il. « Ils consomment jusqu’à 2 000 watts. Aujourd’hui, ce sont juste des chauffages qui valent une fortune. » Avec ce genre d’exosquelettes énergivores, même inactif en position debout, un carburant à base d’essence semblait être la seule solution – des batteries électriques se videraient bien trop vite. Mais les humains sont bien plus efficaces que BLEEX : debout, nous consommons une quantité d’énergie minime. Aussi l’équipe commença-t-elle à se tourner vers la technologie des prothèses, en se focalisant sur celles des membres de substitution, qui ne sont alimentées par aucune source d’énergie. « Je me suis dit : “Attends une seconde… comment ces gens arrivent-ils à marcher avec des prothèses qui fonctionnent sans énergie, alors que nous devons faire le plein dans nos robots pour imiter ce sentiment de liberté de mouvement ?” » se remémore Angold.

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Nate Harding et Russ Angold
Co-fondateurs d’Ekso Bionics
Crédits : Ekso Bionics

Le nouveau défi d’Angold, Harding et Kazerooni était donc de construire un exosquelette qui pourrait supporter son propre poids passivement, sans utiliser la moindre joule d’énergie. Ils ne découvrirent pas la formule magique qui pouvait répondre à cette question, mais une fois le problème posé sous cet angle-là, les ingénieurs commencèrent à entrapercevoir le bout du tunnel. En éliminant la consommation d’énergie dans les moments d’inaction et en la concentrant sur les moments où le robot doit effectivement travailler – avancer d’un pas, disons –, l’équipe parvint à diminuer drastiquement la quantité d’énergie nécessaire pour faire fonctionner l’exosquelette. Ils remplacèrent le moteur à essence avec des batteries rechargeables et des panneaux solaires, et construisirent une version légère du BLEEX, qui n’émettait qu’un léger chuchotement lors des phases de travail et pesait environ quinze kilos. Kazerooni, Harding et Angold ouvrirent une société en 2005 et présentèrent leur premier exosquelette la même année. Toujours à la recherche d’un contrat auprès de l’armée, ils l’appelèrent ExoHiker (l’exo-randonneur, en français). « On a fait beaucoup de vagues », dit Harding, « Mais avant tout, nous avons baissé le standard de consommation d’énergie de 5 000 à 5 watts ». L’ExoHiker entrait dans une malle de la taille d’une table. Tout de même, il fallait une révélation ou une intervention extérieure pour amener l’équipe à réfléchir à l’éventualité d’utiliser leur machine pour un homme dont l’épine dorsale aurait été rompue. En 2004, peu après qu’Harding et Angold eurent commencé à travailler sur leurs exosquelettes, le frère d’Angold se brisa la nuque. L’ancien SEAL finit par retrouver une motricité complète – « Aujourd’hui, il peut faire un million de pompes », dit Angold –, mais l’accident fit rentrer dans la vie des ingénieurs les conséquences dramatiques d’un handicap partiel ou total. Deux ans plus tard, un docteur envoya aux scientifiques la vidéo d’un patient qui s’était cassé le dos et qui essayait de marcher à nouveau en utilisant une prothèse orthopédique qui s’enfilait autour du torse. « Nous avons tous regardé la vidéo », raconte Angold, « et après trois mètres dans un couloir, le mec était épuisé. Le docteur nous a dit que c’était ce qu’il se faisait de mieux dans le domaine médical. On s’est regardé, et on s’est dit : “Putain, on peut faire mieux que ça.” »

Incassable

Quand Pollock ouvrit les yeux aux soins intensifs, on lui apprit qu’il s’était fracturé le crâne, et que son cerveau saignait en trois endroits différents. Sa poitrine était gorgée de sang, et les IRM qu’il avait passées montrèrent au médecin que son aorte avait été grandement fragilisée dans sa chute. Plusieurs de ses côtes étaient cassées, et son épine dorsale était touchée. Il ne se rappelait toujours pas ce qui s’était passé. Il était réveillé, et avait horriblement mal – sans compter qu’il ne ressentait rien en dessous de la ceinture. Les médecins étaient pessimistes, mais il devait patienter un mois avant de savoir s’il allait pouvoir marcher à nouveau.

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Soins intensifs
Hôpital Stoke Mandeville, en 2010
Crédits : The Mark Pollock Trust

Une fois son état stabilisé, Pollock fut transféré dans l’unité spécialisée en chirurgie dorsale de l’hôpital Stoke Mandeville en Angleterre, où on lui ouvrit le dos pour lui poser des broches sur deux de ses vertèbres. À l’instar des ophtalmologistes, les chirurgiens ne lui dirent jamais le pire : qu’il ne pourrait jamais marcher à nouveau. Ils lui annoncèrent simplement qu’ils ne pouvaient rien pour lui. Au cours de cette période de grand doute, entre deux crises de vomissements et ses difficultés respiratoires, Pollock parvint à ouvrir un blog. « Depuis [ma dernière intervention] », écrivait-il le 18 août 2010, « je souffre énormément, je vomis, j’ai contracté une infection non-identifiée, je prends une quantité infinie de médicaments, je subis des transfusions sanguines quotidiennes, et du fluide entre dans mon corps par intra-veineuse. Et quand les veines de mes poignets ne peuvent plus accueillir les aiguilles qui m’alimentent, on passe aux chevilles. J’ai des idées noires. Je n’ai jamais rien vécu d’aussi difficile que ce je vis depuis ces dernières semaines. » Pollock passa six mois à récupérer. « J’étais aveugle, paralysé et brisé », dit-il. « Physiquement aveugle, physiquement paralysé, mais brisé mentalement. » Un an et demi plus tôt, il était debout sur le Pôle Sud, célébrant l’accomplissement d’un de ses plus grands défis. Un documentaire le suivant dans son voyage – Blind Man Walking – passa à la télévision alors qu’il était cloué sur son lit d’hôpital. Pour Pollock, c’était une autre vie que diffusait l’écran.

Pour l’homme qui a repoussé les limites du corps humain et participé aux courses les plus difficiles, ce nouveau chapitre de sa vie est sans doute son plus grand défi.

Mais l’espoir est subtil, il plante ses graines. La fiancée de Pollock, Simone George, resta auprès de lui au cours de ces longs mois, lui remontant le moral et l’aidant à se projeter dans le futur, lui assurant qu’il serait radieux. Ses amis lui faisaient parvenir les derniers articles sur les avancées de la chirurgie dorsale, et sur les progrès technologiques qui aideraient, un jour, les paralysés à marcher à nouveau. Il apprit l’existence d’une société néo-zélandaise, Red Bionics, et d’une entreprise israélienne, du nom de ReWalk. En novembre 2010, il lut dans le Time que l’exosquelette d’Ekso Bionics avait été élu parmi les cinquante meilleures inventions de l’année. Pollock prit contact avec plusieurs sociétés en 2011, mais les choses avançaient très lentement. L’intérêt pour les exosquelettes allait grandissant, mais les démonstrations étaient difficiles à organiser. Il eut finalement la chance de visiter les locaux d’Ekso en janvier 2012. « J’avais peur que ma cécité m’empêche de gérer cette nouvelle infirmité », dit-il. Il est déjà difficile pour des patients paraplégiques d’avancer avec un exosquelette, et les ingénieurs ignoraient le niveau difficulté qu’allait affronter ce candidat aveugle. En Californie, Pollock subit une batterie de tests auprès de divers physiothérapeutes, puis il enfila son premier exosquelette. En position assise, il écouta attentivement les instructeurs. Compte à rebours. Puis Pollock fit basculer son poids en avant – et il se tint debout, souriant. « Je gagne combien de centimètres avec ça ? » demanda-t-il. « Je fais 1 m 77, et je lève la tête pour vous parler », lui répondit un thérapeute. Une fois de retour en Irlande, Pollock commença à passer des coups de fil dans l’espoir d’acheter un Ekso. Un exosquelette coûte 100 000 dollars, bien que la société garde l’espoir de faire rapidement baisser les coûts de production, et ainsi le prix de vente de moitié, dans les prochaines années. La demande actuelle est encore basse, et les matériaux nécessaires à sa fabrication valent une fortune. Mais si la demande augmente, Harding s’attend à ce qu’ils deviennent moins onéreux. Il compare Ekso à une compagnie qui fabriquerait des motos ultra-performantes : si on en construit qu’une, elle est inabordable, mais plus on en assemble, plus les économies d’échelle apparaissent. Environ quarante exosquelettes Ekso sont en cours d’utilisation dans des cliniques de rééducation en Amérique du Nord, en Europe et en Afrique du Sud. Aujourd’hui, le robot est proposé comme un outil thérapeutique pour réduire les complications secondaires qui font leur apparition lorsqu’un patient reste assis sur un fauteuil roulant toute la journée. Certains modèles ont été présentés à des patients pour leur procurer les sensations de la marche, avant d’entamer un programme de rééducation plus intensif, suite logique d’un léger AVC ou d’une blessure mineure à l’épine dorsale. Les exosquelettes ne sont pas encore en vente – la société reste prudente. Comme toute nouvelle technologie médicale, introduire les Ekso sur le marché aujourd’hui exposerait l’entreprise à des risques inconsidérés. C’est tout simplement beaucoup trop tôt. Les responsables d’Ekso Bionics veulent s’assurer que leurs robots sont optimisés pour une utilisation régulière avant de les présenter comme un substitut au fauteuil roulant.

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Pollock et sa fiancée, Simone
Crédits : The Mark Pollock Trust

La bonne nouvelle est que cela devrait arriver incessamment sous peu. « Dans environ cinq ans, on verra quelqu’un entrer dans un avion et s’installer en classe éco, sans savoir si cette personne est paralysée ou non », spécule Harding. « Tout va sembler terriblement simple. » Mark Pollock travaille pour rendre ce jour possible. En octobre 2012, il est devenu le premier homme à posséder un Ekso – ils sont six aujourd’hui. Harding et Angold pensent que l’ancien rameur utilise leur appareil  plus qu’aucun autre individu sur la planète – jusqu’à plusieurs heures par jour. Chaque pas que Pollock effectue est enregistré et les données sont récupérées par un ordinateur situé dans les locaux d’Ekso Bionics. Son objectif de février 2013, qui a marqué l’anniversaire de son acquisition de l’exosquelette, était de faire 2 200 pas en une heure. Il en avait fait 2 196, et il était très déçu. Un an plus tard, il est parvenu à pulvériser son propre record – établi à 3 207 pas par heure. En poussant son exosquelette dans ses retranchements, Pollock permet aux ingénieurs d’entrevoir les problèmes qui pourraient apparaître lorsque les Ekso seront utilisés quotidiennement. Quand il a grillé l’un des moteurs de son appareil, les ingénieurs ont repensé le système de propulsion, et rappelé l’ensemble de leur flotte pour remplacer le matériau en cause. Il aide également la société à comprendre les effets du robot sur l’humain, envoyant régulièrement ses notes et ses rapports médicaux jusqu’en Californie. Les données rejoignent le corpus d’une étude en cours visant à repérer les douleurs neuropathiques et à scruter le fonctionnement des intestins et de la vessie chez les utilisateurs d’exosquelettes, comme on le fait pour des patients qui se déplacent en fauteuil.

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Le voyage de Pollock dans le monde de la paraplégie n’en est qu’à ses début, mais déjà, il se sent légitime pour porter la parole de cette communauté. Peu après son accident, ses amis et sa famille ont monté le Mark Pollock Trust, pour récolter suffisamment de fonds afin de pouvoir faire face aux énormes frais qui accompagnent le retour à la vie normale de patients handicapés. Pollock utilise le fonds pour tisser des liens avec d’autres groupes travaillant avec des handicapés – notamment pour faire connaître les découvertes d’Harding et Angold, et mettre en contact patients, ingénieurs et paraplégiques avec les médecins qui luttent pour éradiquer ce handicap.

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Incassable
Unbreakable, un documentaire de Ross Whitaker
Crédits : Truefilms.tv

Pollock l’athlète pense aussi que l’exercice physique peut ramener ceux qui souffrent d’un endommagement de leur épine dorsale à la vie. Ses sponsors organisent des courses pour récolter des fonds pour la recherche, et pour promouvoir l’envie de certains paraplégiques de quitter leur fauteuil roulant. À l’été 2013, Pollock et sa fiancée ont rejoint le conseil d’administration de la fondation de Christopher et Dana Reeve, où ils travaillent au soutien d’un projet visant à explorer comment la stimulation épidurale peut combattre les effets secondaires d’une paralysie, comme la perte des fonctions urinaires, intestinales et sexuelles. Pour l’homme qui a repoussé les limites du corps humain et participé aux courses les plus difficiles, ce nouveau chapitre de sa vie est sans doute son plus grand défi. « Quand je participais à une course, même dans des environnements hostiles, j’entrais dans un événement structuré, avec un départ et une arrivée », dit Pollock. « Là, je me sens davantage comme un explorateur, encore plus que lorsque j’ai atteint le Pôle Sud. Les Shacketon, les Scott et les Amundsen exploraient les frontières d’un environnement qui avait des fins physiques. » « Aujourd’hui, j’explore les frontières d’un autre monde : celui de la rémission d’une blessure à l’épine dorsale. »


Traduit de l’anglais par Benoit Marchisio d’après l’article « The Incredible Bionic Man », paru dans San Francisco Magazine. Couverture : L’exosquelette Ekso Bionics de Mark Pollock.