Aelõñ Kein Ad

L’étendue d’eau dépasse l’imagination. Nous volons depuis des heures, et à ce moment précis, où nous ne pourrions pas nous trouver plus éloignés de toute terre, un endroit où les courbes de l’océan Pacifique mouchetées de vagues s’étirent sur des milliers de kilomètres dans chaque direction, une île apparaît. Ce n’est guère plus qu’une bande de sable et de palmiers, un serpent enroulé au milieu de la plaine bleue du Pacifique. 1 200 îles semblables sont dispersées aux environs, certaines habitées, d’autres non, déployées en une constellation de 29 atolls, tels des étoiles dans cet univers océanique. Pour chaque kilomètre carré de terre de la République des Îles Marshall, il y a 10 732 kilomètres carrés d’océan.

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D’après Mark Garrison

Il y a approximativement 2000 ans, des navigateurs à bord de pirogues à balancier découvrirent ces minuscules étendues de terre, et leurs descendants s’y installèrent, ne tardant pas à devenir les meilleurs navigateurs du Pacifique. Alors que d’autres peuples avaient recours aux étoiles pour trouver leur chemin, les Marshallais ajoutèrent à leurs connaissances astrologiques un savoir complexe de la dynamique des vagues et des courants océaniques. Les garçons se laissaient flotter sur le dos pendant des heures, mémorisant les schémas qui se répétaient dans l’eau au-dessous d’eux. Plus tard, loin de chez eux, ils étaient en mesure de déterminer leur position à partir du seul déplacement des vagues. Même sur la terre ferme, la vie des Marshallais est rythmée par l’océan. Étant donné que peu de plantes poussent sur le sol sablonneux, la majeure partie de la nourriture est récoltée en mer – la langue marshallaise contient une cinquantaine de mots et d’expressions pour décrire les techniques de pêche. Ce qui provient de la terre – le fruit à pain, le taro, les fruits de l’épineux arbuste pandanus – est souvent mis à fermenter ou conservé en vue de voyages en mer. Même la langue est issue de la mer : à la place de mots comme « droite » et « gauche » pour indiquer les directions sur terre, les insulaires utilisent les termes « côté océan » (la partie extérieure de l’atoll) et « côté lagon » (la partie intérieure abritée). Des générations durant, les Marshallais appelèrent leurs terres Aelõñ Kein Ad – « ces îles qui nous appartiennent ». Quelques navires passèrent à proximité, mais la culture des îles évolua dans un isolement relatif jusqu’en 1857, avec la première vague d’arrivants étrangers : des missionnaires chrétiens, bardés de leurs vêtements, de leurs maladies et de leur religion.

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Essai nucléaire sur l’atoll de Bikini
1er mars 1954

Lors de la Seconde Guerre mondiale, le Japon annexa les îles à des fins stratégiques. Les îles les plus excentrées furent bombardées par les forces alliées pendant 75 jours. Le sang s’infiltra dans le sable. À la fin de la guerre, quand les Îles Marshall furent placées sous contrôle américain, ce fut le début des tests nucléaires – l’équivalent de la puissance de 1,6 bombe d’Hiroshima par jour pendant douze années consécutives. Certaines îles furent irrémédiablement contaminées, et des communautés entières durent s’exiler sur d’autres îles, moins propres à être habitées. Les taux de cancer augmentèrent, et les fausses couches et des maladies de naissances inconnues auparavant devinrent courantes. Envers et contre tout, la culture Marshallaise s’adapta et survécut. Mais aujourd’hui, elle fait face à l’unique bataille qu’il pourrait être impossible de remporter. Les experts du climat prédisent, en raison de la montée du niveau des mers causé par l’émission de gaz à effet de serre, que les îles Marshall pourraient être inhabitables à la fin de ce siècle. Alors que l’océan s’insinue dans les maisons et déforme les routes, il devient source de peur plutôt que de vie. Certains Marshallais ont déjà commencé à planifier leur déménagement. Contrairement à d’autres réfugiés climatiques – les habitants de la nation-archipel de Kiribati ont acheté des terres en prévision aux Fidji, par exemple, ou, à l’instar d’une famille de Tuvalu, cherchent à obtenir le statut de réfugié climatique auprès de la Nouvelle-Zélande –, les Marshallais savent exactement où ils iront. Un accord qui est entré en vigueur lorsque les Îles Marshall ont obtenu leur indépendance en 1986 permet à tout citoyen de vivre et de travailler aux États-Unis sans limite de temps, sans visa ni green card.

D’ici à 2100, on peut prévoir que le changement climatique va pousser l’intégralité de la population des Îles Marshall vers les côtes américaines. Plus de 25 000 Marshallais – soit un tiers de la population – ont déjà quitté leurs îles, et beaucoup d’entre eux l’ont fait durant ces quinze dernières années. Parmi eux, Sarah Joseph, qui vit à présent à Enid, dans l’Oklahoma. Comme Sarah, un nombre surprenant de migrants Marshallais atterrissent enclavés dans l’Amérique profonde, loin de l’océan qui a modelé chaque facette de leur culture. Ce qui soulève la question suivante : les traditions et la langue Marshallaises peuvent-elles survivre loin de la mer ? Ou, pour paraphraser le ministre Marshallais des Affaires étrangères Tony deBrum, le changement climatique va-t-il se muer en génocide culturel ?

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Des pêcheurs marshallais en 1900
Crédits : National Archives

Amedka

En 2006, je suis arrivé sur l’atoll reculé d’Ebon pour enseigner l’anglais pendant un an. Sarah était la fille aînée de la famille chez qui j’étais hébergée, ainsi que l’une de mes élèves de quatrième. Elle était audacieuse et intelligente, arborait un large sourire et des cheveux sombres regroupés en un chignon lâche qui couronnait sa tête. Il n’y a pas de téléphone ni d’électricité sur Ebon, et une seule boutique vendait du riz, de la farine, de la limonade Kool-Aid et du pâté de jambon en boîte. Mais de temps en temps, quand même la seule route qui parcourt l’île dans toute la longueur commençait à être trop encombrée à son goût, Sarah prenait un bateau et traversait le lagon de 100 km² à destination d’une petite île appelée Demdol, où son grand-père vivait seul dans une hutte d’une seule pièce. Elle y restait des semaines, sur une bande de sable pas plus grande qu’un terrain de football, à lire une bible marshallaise, à récurer des vêtements sur une planche à laver, et à collecter les œufs des poules qui picoraient sous les palmiers. Lorsque j’ai rencontré Sarah pour la première fois, elle revenait tout juste de Demdol. Nous étions à la fin du mois d’août, et les journées étaient incroyablement chaudes. Mais les soirées – alors que le soleil glissait sous l’horizon de l’atoll, que la brise bruissait dans les palmiers et qu’un ensemble de feux de coques de noix de coco scintillaient tout le long du ruban de terre – étaient en tout point ce que j’imaginais à propos de la vie sur les îles du Pacifique. Sarah s’installait occasionnellement sur le hamac tendu derrière la maison de ses parents, grattant un ukulélé délabré en contemplant le lagon qui s’assombrissait et qui reflétait le ciel étoilé jusqu’au point où il n’était plus possible de faire la différence entre l’un et l’autre. Comme si nous étions assis dans un bol d’étoiles. Alors que Rakki, la mère de Sarah, ravivait le feu, Jola, son père, qui avait passé la journée à ouvrir des noix de coco, à en faire sécher la chair au soleil et à les empaqueter dans des sacs de jute pour les vendre quelques dizaines de cents le kilo, mettait son canot à l’eau pour aller pêcher dans le lagon.

Les opportunités sont rares sur Ebon, et l’école ne se poursuit que jusqu’à la fin du collège.

La plupart des nuits, nous dormions déjà à l’heure où Jola rentrait avec les protéines du lendemain. Mais de temps à autre, quand un enfant du village atteignait son premier anniversaire, Sarah, Rakki et moi nous joignions à un groupe d’autres femmes et marchions sous la lueur de la Lune jusqu’à la hutte de la mère pour chanter pour l’enfant. Aux Îles Marshall, un premier anniversaire est une étape importante, et sa célébration – qui est beaucoup plus conséquente qu’un mariage ou un enterrement – fait écho à des temps où la mortalité infantile était élevée. La cérémonie débute à minuit, avec les chœurs des femmes qui chantent pour l’enfant, et se conclut plusieurs jours plus tard par le festin traditionnel lors duquel tout le village est rassemblé. Sur les îles les plus marginales comme Ebon, la nourriture est souvent servie dans des paniers tressés à partir de feuilles de palmiers, remplis de beignets frits, de boules de riz, de tortues de mer, de poisson, de porc, de taro, de fruits à pain, de fruits du pandanus, et bien d’autres mets encore. Au lieu d’apporter des cadeaux, ce sont les invités qui prennent quelque chose à la famille qui les reçoit – qui une paire de sandales, qui une poêle à frire – pour l’emporter chez eux. Moins il reste de choses à la famille hôte, plus leur générosité a été grande. Il s’agit là d’un témoignage de la force des liens tissés au sein de la communauté marshallaise, l’assurance qu’on prendra soin de vous, peu importe votre niveau de vie. Voici le monde dans lequel Sarah a vécu les quatorze premières années de sa vie. A posteriori, c’était une vie paradisiaque. Mais les opportunités sont rares sur Ebon, et l’école ne se poursuit que jusqu’à la fin du collège. Les élèves des îles extérieures qui participent à un examen national et qui veulent entrer au lycée doivent par conséquent quitter la maison de leurs parents, pour être hébergés le plus souvent dans des dortoirs ou chez un membre de leur famille à Majuro, la capitale des Îles Marshall. La plupart ne reviennent jamais.

De 2006 à 2011, 17 des 26 îles extérieures ont assisté à une considérable chute de leur population, tandis que la population de Majuro a augmenté, passant de 1 770 à 28 000 habitants dans l’intervalle. Et pourtant, malgré un accès aux études et à l’emploi qu’on ne retrouve pas sur les îles plus en marge géographiquement, la vie à Majuro comprend également son lot de défis. Les récifs ont été dépeuplés par la pêche à outrance ou endommagés par le développement – les habitants de Majuro consomment en moyenne 71,5 kg de poisson par an, contre 147 kg dans les îles plus isolées. L’importation d’aliments transformés compense la différence, mais ceux-ci sont coûteux et les emplois rémunérés ne sont pas assez nombreux pour que cela soit abordable pour tout le monde. Chaque après-midi sans exception, un nombre incalculable de jeunes gens sont adossés aux bâtiments ou allongés sur les sols frais de ciment, fumant des cigarettes en attendant que le temps passe. Chaque année, ce sont des centaines de Marshallais qui quittent les îles périphériques vers Majuro, et chaque année, des centaines d’autres quittent Majuro à destination des États-Unis.

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Le petit frère de Sarah joue dans les eaux du lagon, où il vit toujours
Crédits : Krista Langlois

Sarah faisait partie des rares qui se serait satisfaite de rester vivre à Ebon. Elle n’apprécie pas les villes et les foules. Ce qu’elle aime, c’est nager dans les lagons turquoise translucides et chanter le dimanche dans la petite église protestante bleue et blanche située juste au bord de l’eau. Mais Rakki et Jola voulaient lui offrir davantage. Sept des neuf enfants de Rakki vivaient aux États-Unis quand Sarah a terminé son année de quatrième. Un jour, la famille a eu vent du fait que l’une des sœurs achèterait un billet sans retour, destination « Amedka ». Nous étions au printemps 2008. Sarah était assise au bord de l’étroite piste de l’aérodrome d’Ebon, coincée entre le lagon et l’océan. Elle attendait que le point blanc d’un avion se matérialise dans le ciel bleu aveuglant. Elle essayait de se retenir de pleurer.

Horizon 2100

Comme la plupart des Marshallais aux États-Unis, Sarah ne fait pas partie d’une immigration climatique. Elle a quitté son pays à cause du manque d’opportunités, et parce que sa famille a estimé que c’était ce qu’il y avait de mieux pour elle. À l’époque, en 2008, le changement climatique était encore une expression que peu de personnes avaient entendue aux Îles Marshall. En revanche, le moment de son départ n’aurait pas pu être mieux fixé. Ce même mois de décembre, les plus grandes marées de l’année ont coïncidé avec une violente tempête, et des vagues de trois mètres de haut ont submergé les îles Marshall. Les cultures vivrières comme le taro ou l’arbre à pain ont été détruites, les routes et les digues ont été emportées, et il y avait de l’eau de mer jusqu’au genou dans les maisons. Les cimetières ont été inondés et les tombes détruites.

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Inondations aux Îles Marshall
Crédits : Alson J. Kelen

Tout comme d’autres nations insulaires composées d’atolls peu élevés par rapport au niveau de la mer, telles que les Maldives ou Kiribati, les îles Marshall ont toujours été vulnérables aux inondations et aux cyclones. L’archéologue Marshall Weisler décrit les atolls coralliens comme « les environnements les plus précaires qui soient pour le peuplement humain », sans exception. Une inondation, en 1979, est devenue légendaire dans les îles Marshall, à tel point que les anciens ont raconté et raconté encore les récits décrivant l’océan entrant dans les maisons pendant qu’ils dormaient, les vagues qui battaient les murs. L’inondation de 2008 a été intense elle aussi, mais beaucoup ont écarté le fait qu’elle était de même ampleur, un type de désastre naturel qui ne fait irruption dans la région qu’une fois tous les 20 ou 30 ans. Si l’on fait abstraction du fait que cela s’est reproduit l’année suivante, en 2009. Et encore par la suite. Ces « cas d’inondation », ainsi qu’ils sont maintenant décrits avec euphémisme, ne sont plus des événements auxquels on assiste une fois dans sa vie. Au cours des dernières années, ils ont englouti les quartiers vulnérables au moins deux fois par an, parfois davantage, la plupart du temps durant les périodes de grandes marées annuelles. Le niveau de la mer dans l’ouest du Pacifique a augmenté de cinq centimètres par décennie depuis les années 1950, selon les estimations, pendant que la pluviométrie à Majuro a diminué d’environ un centimètre par décennie. Les sécheresses sont devenues plus fréquentes également. Le manque d’eau de pluie – dont les gens dépendent pour les réserves d’eau potable et pour l’irrigation des cultures – est presque aussi alarmant que la montée des eaux. Mark Stage, directeur général de la Société de conservation des Îles Marshall à l’université des Îles Marshall, explique que prises isolément, les Marshallais pourraient supporter chacune de ces épreuves. Mais s’il s’agit du cumul, il y aura un seuil, un point de non-retour à partir duquel les gens décideront que le risque de dégradation de leur propriété, la santé et la sécurité de leurs enfants ainsi que le stress de vivre dans la crainte constante, l’emporteront sur la volonté de rester sur cette terre qu’ils se sont transmis depuis des générations sans mettre en péril leur famille ou leur culture.

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La découverte des îles Marshall
Crédits : Krista Langlois

Stege construit des modèles afin de déterminer où exactement se situe ce seuil. Quel degré de risque d’inondation est trop grand ? À partir de quelle fréquence annuelle les inondations sont-elles trop nombreuses ? Bien qu’il n’ait pas encore trouvé de réponse, il est convaincu qu’un jour, les îles Marshall ne seront plus habitables. Il n’y aura pas d’exode massif, de moment crucial, mais sur un intervalle de plusieurs années ou même de plusieurs décennies, chaque personne aura atteint son seuil de tolérance personnel et partira. Aucune des personnes à qui j’ai parlé ne connaît quelqu’un qui aurait quitté le pays à cause du changement climatique. Mais les premiers « écoréfugiés » du pays ne sont sans doute pas loin. Lorsque le gouvernement américain a bombardé les îles marshallaises de Bikini dans les années 1940 et 1950 – dans le cadre d’essais nucléaires – les gens qui y vivaient ont perçu de l’argent d’un fonds affecté à leur relogement. La plupart ont été contraints de s’installer sur l’île stérile de Kili, l’un des rares endroits des Îles Marshall dépourvus de lagon, un élément constitutif de ces îles qui forme une barrière naturelle contre l’assaut des vagues. À cause de cette carence, l’île est particulièrement exposée aux inondations, et les habitants de Bikini ont lancé une pétition à destination du Congrès américain afin d’avoir le droit d’utiliser le fonds d’affectation pour acheter des terres aux États-Unis. Le fonds constitué pour les aider à survivre aux tests nucléaires pourrait donc cette fois les aider à surmonter le changement climatique.

Cependant, le gouvernement refuse d’envisager une solution similaire pour l’intégralité du pays. Ce serait équivalent à admettre la défaite, et les Marshallais n’y sont pas prêts. Du moins, pas encore. Sans relâche, le ministre deBrum parcourt la planète, affirme aux dirigeants et aux politiciens que le changement climatique peut être contré, que la réduction des émissions de gaz à effet de serre peut sauver les Îles Marshall, les empêcher de devenir un pays de ruines abandonnées, lentement dévorées par le sel et les crabes de cocotier. Au lieu de demander l’asile, les Marshallais se réapproprient leur héritage, se raccordant à l’essence même de ce qui fait d’eux des insulaires. Les tatouages traditionnels imitant les motifs d’écailles de poisson et les vagues de l’océan redeviennent populaires, après être tombés en désuétude des décennies durant. Un programme appelé Jaki-ed fait revivre l’art de tisser l’ornement des matelas et des nattes à partir de feuilles de pandanus.

« Nous sommes très fiers de compter parmi les tout premiers aux Îles Marshall à envisager de partir. »

Stege met au point une Arche de Noé virtuelle, un recensement des espèces de plantes et de poissons qui pourraient tomber dans l’oubli. Et plus de 300 adolescents et jeunes adultes sont sortis diplômés d’un cursus intitulé Waan Aelõñ in Majel, « les canoës des Îles Marshall », lors duquel ils ont appris à construire et à naviguer sur des canoës à balancier creusés dans des troncs. Le directeur à la tête de cette formation, Alson Kelen, a navigué sur plus de 3 800 km, depuis Hawaï jusqu’aux Îles Marshall, en ayant uniquement recours aux techniques de navigation traditionnelles. Une tempête l’a poursuivi pendant l’intégralité de son périple de trois semaines. Mais alors que la conservation de la culture et les appels à l’action écologique sont vitaux pour le maintien de l’identité des Îles Marshall, le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ne laisse que peu d’espoir sur l’efficacité de ces mesures, qui ne constitueront sans doute guère plus que des solutions temporaires. Mary-Elena Carr, biologiste océanographe de l’université de Columbia, ajoute que, même si les émissions de gaz carbonique devaient cesser demain, la longévité importante du dioxyde de carbone dans l’atmosphère induirait tout de même une nette tendance au réchauffement pour les mille prochaines années. Le GIEC estime que le niveau de la mer global va monter de 26 à 98 cm à l’horizon 2100, et selon Carr, même ces chiffres sont en-dessous de la réalité. « Je pense qu’il est très improbable que le niveau global de la mer augmente de moins d’un mètre d’ici 2100 », affirme-t-elle. Quel que soit le schéma, la majeure partie des Îles Marshall sera submergée. Depuis son bureau en centre-ville de Majuro, décoré d’une photographie murale d’une bombe atomique explosant sur Bikini, Wilson Note, le maire dynamique de Bikini, déclare qu’il sait que tout le monde ne se range pas derrière la décision de ses administrés, qui se préparent à l’exode. Mais les gens de Bikini ont déjà été privés de leur habitat par le passé. S’installer aux États-Unis ne représente pas un effort trop important pour eux. « Kili est dangereuse à présent », ajoute Note. « De hautes vagues s’abattent et déferlent sur l’île. Nous sommes très fiers de compter parmi les tout premiers aux Îles Marshall à envisager de partir. Nous sommes des précurseurs. » À la question de sa destination probable, il hausse les épaules. « Peut-être Hawaï. Peut-être l’Oklahoma. »

Oklahoma

La mer entoure également l’Oklahoma, mais en lieu et place d’une plaine bleue mouchetée de vagues, c’est une mer de cultures, un patchwork de champs ponctué de silos à grain et de derricks. Un emploi sur cinq en Oklahoma est lié – directement ou indirectement – à l’industrie des hydrocarbures, et l’année passée, environ 55 % des adultes d’Enid, dans l’Oklahoma, acceptaient l’existence du réchauffement climatique. La moyenne nationale s’élève à 63 %.

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Le pasteur Emerold Lokijak prêche à la Première assemblée marshallaise de Dieu
Crédits : Krista Langlois

L’Oklahoma est également le cinquième État le plus prisé des immigrants Marshallais (après l’Arkansas, Hawaï, Washington et la Californie), et c’est là que Sarah est allée s’installer après avoir vécu pendant six ans dans l’Arkansas chez sa tante et avoir terminé son lycée. Bien qu’Enid paraisse à première vue une destination improbable pour des habitants du Pacifique, c’est en un sens un environnement familier. Les premiers Marshallais sont arrivés avec les missionnaires il y a environ 40 ans, et ont décrit à leurs proches restés au pays les emplois qui étaient disponibles dans l’industrie de la viande, ou les écoles publiques dans lesquelles les enfants pourraient étudier. Le regroupement familial a fini par s’opérer. Je suis allée à Enid pour reconstituer le voyage de Sarah, et après m’être installée dans un hôtel glauque entre l’église coréenne et le club de gentlemen des Wild Childs, j’ai visité le lycée d’Enid, où Ashlyn Joash, la cousine de Sarah, officie en tant qu’agent de liaison entre l’école et la communauté marshallaise. Ashlyn traduit les remarques des professeurs aux parents marshallais qui ne parlent pas anglais, et explique aux professeurs pourquoi leurs élèves ont du mal avec la ponctualité et le système de notation. Elle espère, ce sont ses mots, aider les habitants d’Enid à comprendre qui sont ces insulaires des Îles Marshall qui vivent à présent au sein de leur population, et d’où ils viennent. (Un bon exemple : quand j’ai appris à Jim Beierschmitt, le proviseur du lycée d’Enid, qui est en charge de 150 Marshallais et d’un total de 1 810 élèves, que j’étais récemment allée à Majuro, il m’a demandé : « Euh, c’est où, ça ? ») Il y a cinq ans, la population marshallaise à Enid était de 1 000 personnes. Aujourd’hui, ils sont sans doute 2 000, et cela va sans doute doubler d’ici dix ans. Cependant, malgré le fait que les Marshallais soient des travailleurs en règle qui se chargent volontiers des métiers peu attractifs et peu payés, ils n’ont pas vraiment été accueillis chaleureusement à Enid. « C’est un État de rednecks, et nous avons mauvaise réputation ici », me dira plus tard Ashlyn. « On essuie beaucoup de : “Retournez d’où vous venez, rentrez aux Îles Marshall !” » (Ashlyn est née et a grandi en Oklahoma.)

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Enid et la campagne alentour, dans l’Oklahoma

En 2009, l’Oklahoma a passé une loi selon laquelle l’anglais serait la seule langue autorisée pour passer le permis de conduire. Les avantages sociaux de l’État fédéral comme l’assurance maladie ne sont pas disponibles pour les immigrés marshallais qui ne sont pas citoyens. Terry Mote, le cadre de santé pour la communauté Micronésienne dans la circonscription de Garfield, m’a révélé que sa mère, âgée, avait contracté une pneumonie et qu’elle avait dû être hospitalisée peu de temps après qu’il l’ait amenée en Oklahoma. Sans Medicare, l’assurance maladie américaine, sa note s’est chiffrée à 10 000 dollars. Il a pris deux emplois pour pouvoir rembourser. Mais il y a malgré tout des signes annonciateurs d’amélioration. Une enseignante, Rita Hartwick, a voyagé aux Îles Marshall pour apprendre les bases du tressage et de la cuisine, et elle utilise à présent ces savoirs pendant ses cours d’économie. Jennifer Patterson, professeur d’anglais-langue étrangère, a pris conscience de la présence d’étudiants marshallais – bien que revêtus des mêmes jeans slim et utilisant les mêmes smartphones présents dans tous les lycées américains – qui grattaient leurs ukulélés entre deux cours et qui contactaient leurs familles à Majuro via Skype pour prendre part aux chants du premier anniversaire des bébés. Elle a donc organisé une chorale marshallaise pour « mettre en évidence toutes les choses positives qu’ils font ». La chorale a déjà eu l’occasion de chanter pour le président des Îles Marshall lors de sa visite, et a été invitée à chanter au bureau du gouverneur de l’Oklahoma pour Noël. Le matin de ma visite, ils me chantent leur hymne national en marshallais : « Mon île est située sur l’océan / comme un collier de fleurs sur la mer… » Leurs voix s’élèvent et prennent de l’ampleur. Si je ferme les yeux, la salle éclairée au néon se confond avec ma salle de classe à Ebon, humide, avec les embruns de l’océan qui s’insinuent par les fenêtres restées ouvertes. « Je ne quitterai jamais mon chaleureux foyer / Dieu de nos pères, protège et bénis pour toujours les Îles Marshall ! » Certains lycéens de la chorale me confieront par la suite qu’ils viennent de Bikini et que leurs parents, qui avaient déjà été expropriés suite aux essais nucléaires, avaient compté parmi les premiers immigrants à Enid. En raison de l’impossibilité pour la plupart d’entre eux d’économiser suffisamment pour se permettre le billet de 2 000 dollars pour Majuro, leurs enfants n’ont jamais pu voir l’océan. Lorsque j’évoque mon séjour aux Îles Marshall, certains me demandent, émerveillés : « Vous avez pu nager dans l’océan ? C’était comment ? »

~

Ce dimanche, je revois certains de ces adolescents à la Première assemblée marshallaise de Dieu, chantant des cantiques marshallais et dansant au-dessous de tapisseries tressées en feuilles de palmier aux allures de tortues de mer et de vagues tourbillonnantes. Après l’office, une fête est organisée, mais les seuls fruits de mer qu’on sert aux invités d’honneur, c’est un genre de poisson frit apporté par glacière depuis Oklahoma City. Deux jeunes femmes, les deux petites-filles du pasteur, empochent 40 dollars du panier de la quête et je les conduis à un buffet asiatique à volonté. Là, les deux femmes marshallaises, détonant au milieu d’une assemblée composées de fermiers du Midwest et de mines patibulaires avec leur muumuu, la robe traditionnelle aux couleurs tropicales, emplissent des récipients de moules vapeur. Nous rions jaune : voilà en quoi consiste la pêche en Oklahoma.

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Au buffet à volonté
Crédits : Krista Langlois

Sarah a quitté l’Arkansas pour Enid en 2013, lorsqu’elle a obtenu une bourse pour une université privée. Elle vivait avec la famille de sa cousine Ashlyn dans un appartement terne et trop petit dans la partie ouest de la ville. Elle voulait étudier le droit pénal. Mais au bout du premier semestre, elle avait alors 20 ans, Sarah est tombée enceinte. Porter cet enfant lui a fait revivre ce mal du pays écrasant qu’elle avait traversé lors des premières années loin d’Ebon. L’océan lui a alors manqué plus que jamais, l’odeur d’huile de coco que les femmes lui frottaient sur les cheveux, le vent dans les palmiers, les feux des repas qui brûlaient la nuit. Elle désirait plus que tout ce poisson que Jola ramenait à la maison au bout d’une ligne, ou la papaye marinée que Rakki confectionnait. Certaines semaines, la seule chose que l’estomac de Sarah pouvait supporter dans tout l’Oklahoma était le milk-shake au chocolat de McDonald’s. Un jour, elle en a bu douze.

Le 2 octobre 2014, Sarah a donné naissance à une fille, Marla Armonie Moana Lanwi. Comme la plupart des femmes marshallaises, elle n’a pas crié une fois au cours de l’accouchement. Sarah et son ami, Nimo, qui a grandi à Majuro, étaient déterminés à faire célébrer le premier anniversaire de Marla aux Îles Marshall. Nimo a fait des heures supplémentaires dans une usine de viande à Enid pendant un an pour pouvoir avoir de quoi payer un trajet aller-retour pour deux. En mars, alors que Marla avait six mois, Sarah l’a emmenée à bord d’un avion à destination de l’océan Pacifique. Lorsqu’elles étaient aussi loin qu’il était possible de l’être de toute terre, Sarah a approché sa fille du hublot de l’avion afin qu’elle puisse assister à l’apparition improbable d’un ruban de sable et de palmiers serpentant sur l’océan : Aelõñ Kein Ad. Ces îles qui leur appartiennent. « Dites-leur », écrit Kathy Jetnil-Kijiner, une poète marshallaise. « Dites-leur que nous ne sommes rien sans nos îles. »

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Marla dans les bras de sa mère
Crédits : Krista Langlois

Sarah n’est pas poète. Elle n’est pas militante pour le climat. C’est une femme marshallaise comme les autres qui fait de son mieux pour aider sa fille à comprendre qu’elle descend du peuple des plus grands navigateurs que le monde ait jamais connu. Mais plus tard dans la même année, après six mois passés aux Îles Marshall, Marla – comme tant d’autres Marshallais – finira par partir. Alors que reviendra la prochaine période des grandes marées, dont les vagues s’abattront sur les digues chétives et pénétreront dans les maisons, elle sera de retour en Oklahoma. Contrairement à beaucoup de Marshallais-Américains de sa génération, Marla pourra cependant dire plus tard qu’un jour, elle a vu l’océan. Qu’elle s’est assise sur les genoux de sa mère au bord du lagon et a senti l’eau des tropiques lui chatouiller les jambes. Qu’elle a fait ses premiers pas dans la maison vert lézard de ses grands-parents maternels, qui s’élève au-dessus de la mer sur une parcelle de terre parsemée de bidons d’essence et de vieux pneus. Qu’elle a regardé dans les yeux une tortue de mer que les hommes avaient embrochée pour la célébration de son premier anniversaire. Et que, la nuit précédant ce premier anniversaire, juste avant minuit, elle a observé tranquillement, de ses grands yeux marron écarquillés, un chœur de femmes et d’enfants faire irruption dans la maison en jouant du ukulélé et en chantant, lui souhaitant la bienvenue dans ce monde. La bienvenue chez elle.


Traduit de l’anglais par Matthieu Volait d’après l’article « Landlocked Islanders », paru dans Hakai Magazine. Couverture : Sarah et son frère, par Krista Langlois.