Ancien journaliste d’investigation, Thomas Hargrove n’est pas connu pour ses scoops. En 2010, ce nerd passionné par l’analyse de données a inventé un algorithme capable de mettre en évidence l’activité d’un tueur en série sur une zone bien précise. C’est en analysant les méthodes des serial killers, et surtout leurs victimes, que Thomas Hargrove sait aujourd’hui où traquer les tueurs en série encore en liberté…

Les propos ayant servi à réaliser cette story ont été recueillis par Laura Boudoux au cours d’un entretien avec Thomas Hargrove. Les mots qui suivent sont les siens.

Des liens troublants

J’avais 23 ans quand j’ai décroché mon premier boulot. J’ai commencé comme journaliste spécialisé dans les enquêtes policières pour le Birmingham Post-Herald, dans l’Alabama. J’y ai travaillé de 1977 à 1990. Et de 1979 à 1981, le Sud des États-Unis a été touché par des séries de meurtres d’enfants, notamment à Atlanta.

Un nombre effroyable d’adolescents et d’enfants – particulièrement des petits garçons afro-américains – étaient pris pour cible et tués à Atlanta. Les enquêteurs ont fini par arrêter un certain Wayne Williams. Les meurtres ont cessé, mais la police a continué d’être critiquée, longtemps après qu’il a été reconnu coupable. Les gens voulaient savoir comment il était possible qu’elle ait mis tant de temps à détecter son mode opératoire. J’ai alors commencé à me rendre à des conférences de chercheurs sur les meurtres d’enfants, et j’ai appris de la bouche des criminologues que ce qui s’était passé à Atlanta était en fait assez commun.

Thomas Hargrove
Crédits : Murder Accountability Project

C’est un phénomène qu’on appelle « linkage blindness », c’est-à-dire l’incapacité à relier des assassinats qui présentent pourtant des points communs entre eux. Et pour cause puisqu’ils sont commis par un seul et même tueur. C’est un vrai problème pour toutes les polices du monde, mais principalement pour celles qui opèrent aux États-Unis. Cela a trait à la nature de nos enquêtes et à la manière dont elles sont menées. Lorsqu’une personne est assassinée, un agent est assigné à l’affaire. Quand un autre individu est tué dans une ville différente, un autre agent est assigné à cet homicide. S’il existe des points communs entre ces meurtres, ils passent souvent inaperçus, tout simplement parce que deux enquêteurs différents sont impliqués.

De temps à autre, ils ont des discussions informelles, autour de la machine à café, et c’est alors qu’ils réalisent qu’on dirait bien le même tueur. Mais si cette conversation n’a jamais lieu et que les meurtres sont perpétrées dans différentes juridictions, rien ne se passe. Dans les années 1980, les criminologues m’expliquaient déjà que les tueurs en série étaient difficiles à détecter précisément à cause de ce phénomène. C’est exactement ce qu’il s’est passé avec Ted Bundy.

Plus tard, en 2002, je suis devenu correspondant à Washington D.C., et mon rédacteur en chef m’a assigné à une enquête sur la prostitution. Pour étudier le sujet, j’ai consulté la base de données de la bibliothèque de l’université du Missouri afin de me procurer un exemplaire du Rapport uniforme de la criminalité, qui regroupe les données de toutes les arrestations effectuées chaque année aux États-Unis. Un document dont je n’avais jamais entendu parler était adjoint au dossier : le Rapport supplémentaire sur les homicides.

En l’ouvrant, j’ai découvert des lignes et des lignes qui décrivaient des meurtres individuels, avec l’âge, le sexe, l’origine de la victime, ainsi que l’endroit et la façon dont elle avait été tuée. Il comprenait aussi les théories des policiers, des informations sur les suspects et coupables, etc. C’est alors qu’une question a surgi dans ma tête : « Peut-on apprendre à un ordinateur à relier les meurtres en série ? »

Je ne sais pas d’où m’est venue cette idée, je me suis probablement rappelé de ce qui s’était passé à Atlanta quand j’étais plus jeune. Les six années suivantes, j’ai supplié mon rédacteur en chef de me laisser essayer de le faire.

Excel

En 2010 finalement, j’avais fait suffisamment mes preuves au sein du journal pour que mon rédacteur en chef me laisse travailler sur le projet. Pendant un an, j’ai mené une enquête sur les meurtres non résolus. Et c’est comme cela que je suis parvenu à développer un algorithme qui permet d’identifier différents types de meurtres en série. Son développement a pris plusieurs mois, nous avons classé des centaines de milliers d’homicides en dizaines de milliers de sous-groupes – la localisation géographique de l’assassinat, l’arme utilisée, le sexe et l’âge de la victime par exemple.

Extrait du Rapport sur les homicides

Nous avons ensuite créé une nouvelle variable, en regardant au sein de ces regroupements quel était le pourcentage de meurtres résolus. Puis nous nous sommes concentrés sur ceux qui mettaient en évidence des victimes et des méthodes similaires, en nous focalisant sur ceux qui présentaient les taux d’élucidation les plus bas.

Au départ, on faisait cela simplement sur Excel. Nous avons calculer les taux d’élucidation des homicides de chaque ville des États-Unis. Pendant quatre mois, l’université de Missouri-Columbia a mis à ma disposition Liz Lucas, une brillante étudiante en analyse de données. Ensemble, nous avons travaillé au développement d’un algorithme en utilisant le Rapport supplémentaire sur les homicides.

Nous avons d’abord tenté de voir si la présence de tueurs en série dans une zone faisait baisser les taux d’élucidation, en prenant en exemple le cas de Gary Ridgway, connu sous le surnom de « tueur de la Green River ». En l’espace de 20 ans dans la région de Seattle, Ridgway a tué 48 femmes. C’était à l’époque le pire serial killer connu de toute l’histoire des États-Unis.

Notre objectif était donc de façonner un algorithme capable de nous dire : « Quelque chose d’horrible est arrivé à Seattle dans les années 1980 et 1990. » Nous regardions les chiffres concernant les meurtres de femmes, mais aussi ceux des armes, car les tueurs en série utilisent très peu souvent des armes à feu. Ils préfèrent utiliser leurs mains, ou une arme blanche.

Gary Ridgway, le Green River Killer

Nous sommes bientôt arrivés à la conclusion que la présence d’un tueur en série ne faisait pas particulièrement  baisser les taux d’élucidation de meurtres. Nous nous sommes alors demandés : « Puisque la plupart des victimes des tueurs en série sont des femmes, la présence d’un tueur en série cause-t-elle une baisse du taux d’élucidation des meurtres de femmes ? » Cela semblait marcher un peu, Seattle se détachait alors légèrement du lot. Légèrement !

Alors que je conduisais Liz Lucas à l’université, où elle se rendait une dernière fois pour défendre sa thèse, nous avons parlé d’une méthode d’analyse appelée « partitionnement de données ». J’ai alors décidé de repartir de zéro.

La traque commence

J’ai cessé d’utiliser Excel et je suis passé au logiciel Statistical Package for the Social Sciences (SPSS). Il était alors utilisé par les sondeurs menant des enquêtes de satisfaction. C’est grâce à un code SPSS que fonctionne aujourd’hui l’algorithme. Ce n’est pas très complexe, puisque la chose la plus compliquée qu’il fait, c’est d’agréger des centaines de milliers de meurtres, avant de les répartir dans des groupes.

Lorsque nous avons fait fonctionner la nouvelle mouture de l’algorithme pour la première fois, en cherchant des meurtres avec de très faibles taux d’élucidation, commis dans la même zone et avec le même type d’armes, l’ordinateur nous a donné une réponse on ne peut plus claire : quelque chose de terrible s’était passé à Seattle.

L’algorithme avait identifié 15 meurtres non élucidés de femmes étranglées.

Il comptabilisait trop d’assassinats de femmes aux similarités troublantes. Il y en avait tout simplement trop, et Seattle se dégageait clairement du lot grâce à cette technique. Cette année-là, j’ai contacté les départements de police de tout le pays, afin de voir ce que l’algorithme essayait de nous dire. Nous nous sommes concentrés sur dix villes faisant état de meurtres similaires. L’une d’elle se trouvait dans l’Ohio J’ai donc laissé un message sur le répondeur du commissaire local, en lui laissant ce message :

« Mon nom est Thomas Hargrove, je suis journaliste à Washington D.C. J’ai inventé une technique statistique qui détecte les meurtres en série, et il nous alerte sur le fait qu’un nombre anormalement élevé de femmes afro-américaines ont été tuées chez vous, et que ces cas n’ont pas été résolus. »

Un homme jeune et très affable m’a rappelé une demi-heure plus tard, en me disant : « M. Hargrove, c’était le message vocal le plus dingue que j’ai jamais reçu ! J’en ai parlé à mes enquêteurs et ils m’ont appris une chose que j’ignorais : dans les années 1990, ils ont poursuivi un tueur en série sans jamais l’attraper. » Grâce à mon coup de fil, le commissariat a ouvert une nouvelle enquête en se concentrant sur les cas d’agressions sexuelles, puisque les victimes avaient toutes été violées.

Nous étions en 2010 et les recherches ADN étaient alors courantes, et le commissaire voulait déceler si ces victimes avaient un violeur commun. Malheureusement, tous les dossiers concernant les affaires de viols avaient été jetés. C’était malheureux, mais aussi très intéressant de voir que les enquêteurs n’avaient jamais dit à personne qu’ils avaient traqué un tueur en série dans les années 1990… Le commissaire lui-même n’était pas au courant, et il ne l’aurait jamais été si je n’avais pas appelé.

*

L’algorithme envoyait également un signal sur la ville de Gary, dans l’Indiana. Mais le département de police local ne voulait même pas envisager qu’ils puissent avoir à faire à un serial killer, et ils ont refusé tous mes appels. J’ai néanmoins réussi à convaincre une officière de la police judiciaire, qui a reconnu qu’il y avait eu dans la région un nombre suspect d’étranglements de femmes. Elle a alors ouvert une enquête.

L’algorithme avait identifié 15 meurtres non élucidés de femmes étranglées, la plupart ayant eu lieu à Gary. Il nous prévenait que quelque chose de très inhabituel et macabre s’y passait. La policière s’est replongée dans les dossiers, et a identifié trois cas d’étranglements supplémentaires. Elle enquêtait désormais sur 18 assassinats. Elle non plus n’a jamais réussi à avoir une conversation avec la police de Gary.

Darren Vann

Puis en 2014, j’ai reçu le coup de fil d’un producteur de télé, qui m’annonçait qu’ils avaient arrêté un individu à Gary. J’ai téléphoné à l’enquêteuse, qui m’a appris que la police avait été appelée pour une histoire de tapage dans un motel à Hammond, une localité voisine. Lorsqu’ils sont arrivés sur place, les policiers ont découvert le corps sans vie d’une jeune fille afro-américaine de 19 ans dans la baignoire. Ils ont pu arrêter le coupable : un homme du nom de Darren Vann. Face aux policiers, Vann a commencé à tout déballer, en précisant qu’il commettait des meurtres depuis de nombreuses années, et qu’il avait commencé au milieu des années 1990.

Il a alors conduit les enquêteurs aux quatre coins de Gary, où ils ont découvert les corps de six victimes dont personne ne savait rien, toutes étranglées. La conclusion de tout ça ? Darren Vann a tué au moins sept femmes après que j’ai tenté d’avoir une conversation téléphonique avec la police de Gary, pour les prévenir de la possibilité qu’il y ait un tueur en série en activité dans leur ville. Ce constat a été profondément amer et frustrant pour moi. Heureusement, je n’en ai jamais refait l’expérience.

Geeks vs. Serial Killers

Je me suis retiré du journalisme en 2015 et pour monter la plateforme Murder Accountability Project. Nous avons commencé à échanger avec les départements de police, et ils se sont tous montrés réceptifs, certainement car ils ne voulaient pas être le prochain Gary ; ils ne voulaient pas avoir la réputation d’être de ceux qui font la sourde oreille alors que tout pointe vers la présence d’un tueur en série dans leur ville.

Au sein du Murder Accountability Project, nous n’enquêtons pas directement sur les meurtres. Nous sommes plutôt un groupe de geeks qui passons 80 % de notre temps à rassembler des données et négocier pour obtenir de meilleurs rapports sur chaque homicide. Nous consacrons 10 % de notre temps à donner des conférences, pour former les enquêteurs sur la manière dont ils peuvent se servir de notre plateforme au cours d’une enquête.

Nous ne nous arrêtons jamais. Nous négocions actuellement avec le ministère de l’Intérieur américain pour qu’il nous aide à mettre à jour notre fichier. On essaie de faire en sorte que tous les départements de police du pays participent, en nous signalant chaque homicide. Et lorsqu’il existe un manque de transparence, nous n’hésitons pas à engager des actions en justice contre les États, comme dans le cas de l’Illinois. En 1994, il a arrêté de rendre compte des homicides dans le Rapport supplémentaire sur les homicides. Notre affrontement judiciaire a couru jusqu’en 2015 et nous avons gagné. Nous avons aujourd’hui accès à des centaines de meurtres qui n’avaient jamais été rapportés au FBI dans cet État.

Crédits : Murder Accountability Project

Enfin, le reste du temps, nous enquêtons sur les meurtres qui nous semblent suspects. Nous travaillons aux côtés de très bons profilers, dont un ancien analyste du FBI. Nous sommes d’ailleurs absolument convaincus qu’il existe des tueurs en série actifs à Cleveland, dans l’Ohio et un ou plusieurs serial killers particulièrement dangereux toujours en activité à Chicago, dans l’Illinois.

Nous travaillons sur ces affaires avec la police, en désignant les victimes que nous pensons êtres liées entre elles… mais c’est là tout ce que nous pouvons faire. À Cleveland, sur nos recommandations, un groupe de travail a été créé pour enquêter sur ces meurtres, mais ce n’est pas le cas à Chicago. Je pense que nous allons bientôt entendre parler de nouveaux meurtres en série dans cette ville, car les assassinats continuent.

Il est très fréquent que les autorités refusent d’admettre publiquement qu’il existe des meurtres en série dans leur ville. Cela les met sous les feux des projecteurs et attire l’attention de la presse. Le maire se fâche et réclame alors des comptes rendus quotidiens sur l’avancement de l’enquête… C’est beaucoup de pression, dont la police se passe volontiers. Lorsqu’un groupe précis d’individus est ciblé, la recommandation du département de la Justice est pourtant de rendre l’affaire publique. Il faut prévenir les populations que tel groupe de personnes risque d’être pris pour cible par un tueur. C’est un conseil que nous donnons, mais il est courant qu’il ne soit pas écouté.

De son côté, le FBI affirme que moins d’1 % des meurtres sont commis par des tueurs en série chaque année, mais cette estimation est totalement fausse – le FBI possède des données internes qui le confirment. Je suis convaincu que les meurtres en série sont bien plus fréquents qu’on ne le pense. Bien sûr, si vous pensez aux serial killers à la Hannibal Lecter, ils sont assez rares. Mais si l’on s’en tient à la définition d’un tueur en série, c’est-à-dire d’une personne qui a tué plus de deux personnes lors d’incidents différents, ils sont en fait assez communs – notamment au sein des gangs.

Prévenir plutôt que guérir

Aujourd’hui, environ 60 % des homicides seulement aboutissent à une arrestation aux États-Unis. Nous sommes de moins en moins capables de résoudre ces affaires, et ce principalement à cause d’un manque de ressources. Il n’y a pas assez de policiers, d’enquêteurs qualifiés, de laboratoires. Les analyses ADN sont bloquées, partout dans le pays, et des centaines de meurtres attendent après ces résultats pour être élucidés. Les États-Unis font partie des plus mauvais élèves des pays industrialisés en matière d’élucidation de meurtres, alors même que nous développons des technologies de pointe pour épauler les enquêteurs.

Certains criminologues s’adonnent ainsi à la police prédictive, et tentent d’appliquer des statistiques pour aider à résoudre des affaires d’homicides. Cela me semble être une bonne idée. Mais pour le moment, aucune intelligence artificielle (IA) n’est parvenue ne serait-ce qu’à égaler les performances de notre algorithme. Pour moi, l’IA est loin d’être une baguette magique, elle ne nous aide pas. Elle sera peut-être un jour la solution au manque de moyens, mais nous sommes loin d’y être. Quant à imaginer que les policiers pourront un jour arrêter les gens avant même qu’ils ne commettent un crime, comme dans Minority Report, j’espère que cela n’arrivera jamais.

La bonne nouvelle, c’est que les tueurs en série sont beaucoup moins nombreux que dans les années 1980-1990. Pourquoi ? Sûrement parce que le FBI a fait du bon boulot dans les années 1980, après qu’un de ses agents a inventé le terme « tueur en série », qui a immédiatement fasciné le monde entier. En donnant à ce phénomène un nom facile à utiliser et comprendre, les enquêteurs ont mis en lumière ce type de crimes. Regardez les centaines de films et séries qui parlent de tueurs en série… et il ne leur arrive jamais rien de bon.

Il est également possible que ce soit dû à la mise en place d’une meilleure prise en charge des enfants montrant des tendances au meurtre en série. Si un enfant a été vu en train de torturer le chat du voisin, il devra certainement passer un bout de temps auprès d’un pédopsychiatre, car il s’agit d’un des signes de désordres mentaux qui peuvent mener à commettre un meurtre. Les tribunaux aussi sont devenus plus proactifs dans les cas de crimes commis par de jeunes accusés qui ont le profil pour devenir des personnes très dangereuses.

La mauvaise nouvelle, c’est qu’il y a encore de nombreux tueurs en série en liberté. Hélas, nous n’en manquons pas.


Couverture : Ari Spada/Ulyces.