Fièvres et insomnies

En 1829, à l’âge de 25 ans, Hector Berlioz fut saisi d’une étrange et pénible affliction. Une année durant, il lutta contre des accès d’exaltation fiévreuse et des insomnies, alternant avec des passages à vide, d’épuisement et de dépression. Des idées de composition musicale l’assaillaient et le tourmentaient, l’entraînant dans des tourbillons de créativité extatique puis l’abandonnant comme une vulgaire poupée de chiffons. « Tant d’idées musicales se sont emparées de moi », écrivit-il à un ami. « Mon destin se doit-il d’être submergé par cette débordante passion ? » « Ce monde imaginaire », comme il l’écrira à son père quelques mois plus tard, « est devenu une véritable maladie. »

Portrait d'Hector Berlioz (1803 - 1869)Crédits

Portrait d’Hector Berlioz (1803 – 1869)
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Mais ce travail qu’il portait en lui restait chaotique, flou, impossible à réviser ou à retranscrire. Et tout à coup, en mars 1830, il fut gagné par la fièvre. Au cours des six semaines qui suivirent, il composa l’intégralité de la Symphonie fantastique, certains mouvements ayant apparemment été gribouillés dans un état d’écriture automatique en une seule nuit. Le 16 avril, il envoya à son ami et collaborateur, le librettiste Humbert Ferrand, sa première ébauche du programme de la symphonie.

Le récit des trois premiers mouvements est celui d’un amour non réciproque : le protagoniste, ardent pour sa bien-aimée, la rencontre à un bal et l’imagine dans le cadre pastoral d’une prairie. Mais les deux derniers mouvements marquent une transition brutale et choquante vers un monde fait de délires, de cauchemars et s’achevant par la mort. Dans l’histoire, cette transition s’opère grâce à un expédient narratif depuis devenu familier, mais résolument novateur à l’époque : le protagoniste prend une grande dose d’une substance intoxicante, l’opium. Dans sa lettre à Ferrand, Berlioz explique l’histoire de cette manière :

« 4e mouvement – dans un accès de désespoir, il s’empoisonne à l’opium ; mais au lieu de le tuer, le narcotique lui provoque des visions d’horreur, dans lesquelles il est persuadé d’avoir assassiné celle qu’il aime, puis est condamné à mort et assiste à sa propre exécution. L’avancée vers l’échafaud ; une immense procession, constituée de bourreaux, de soldats, et de la populace. À la toute fin, la mélodie réapparaît – dernier rappel de cet amour –, interrompue par une crise cardiaque.

5e mouvement – le moment suivant, il est entouré par une horde d’horribles démons et sorciers, rassemblés la nuit du Sabbat. Ils convoquent les esprits à tour de bras. Enfin, la mélodie arrive. Jusqu’alors, elle n’était apparue que sous des atours gracieux, mais elle devient une vulgaire ritournelle de taverne, triviale et basse ; l’objet de l’affection prend part au Sabbat pour assister aux funérailles de sa victime. Elle n’est guère plus qu’une courtisane, apte à figurer dans l’orgie. La cérémonie commence ; les cloches tintent, la cohorte démoniaque se couche à plat ventre : un chœur entame le plain-chant de la séquence des morts (Dies Irae) ; deux autres chœurs le répètent dans une parodie burlesque. Finalement, la ronde du Sabbat se met à tourbillonner. Lors de son violent climax, elle se mêle au Dies Irae, et la vision prend fin. »

Ce fut le fruit d’une année de délires et d’extrême fatigue pour Berlioz. L’origine de son tourment était ce qu’il appelait lui-même une « idée fixe », signifiant par là même à la fois une étrange obsession, presque surnaturelle, et un motif musical général. Qui avait enfin pris forme : la Symphonie avait trouvé sa structure. Qu’il eût lutté avec n’est guère surprenant. Pour la saisir, il lui avait fallu composer à la fois la musique et la trame de l’histoire, un fait sans précédent. La pierre de voûte était l’idée que les deux derniers mouvements devraient représenter des scènes oniriques, seulement possibles après l’absorption d’une grande dose d’opium. Mais pourquoi de l’opium ? Et à quel point le narcotique lui-même était-il nécessaire à Berlioz dans ce convulsif processus de composition de la symphonie ?

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On sait que Berlioz avait consommé de l’opium en 1829 et 1830. Dans la dernière lettre rédigée à son père avant que le torrent d’inspiration ne l’étreigne, il lui écrivit : « Je me vois dans un miroir. Je fais régulièrement l’expérience de choses extraordinaires, dont j’aurai la plus grande difficulté à rendre compte… autre que d’en rapprocher l’effet à celui de l’opium. » Plus tard dans sa vie, alors que ces états se répétaient, il se montra plus spécifique : quand ses nerfs étaient tiraillés, la seule solution résidait en « dix gouttes de laudanum, puis de tout oublier jusqu’au lendemain ».

Le père de Berlioz, Louis-Joseph, l’avait certainement deviné. Lui-même, physicien distingué, consommait régulièrement de l’opium à l’époque, et ce fut le cas durant de longues années. Mais la famille Berlioz n’avait rien de singulier. Sous la forme du laudanum – une teinture d’opium dans de l’alcool –, elle était parmi les drogues les plus usitées de l’époque : il s’agissait en quelque sorte de l’aspirine du XIXe siècle. L’image que l’opium convoque aujourd’hui – sombre, visionnaire, romantique, creuset d’agonie et d’extase pour poètes, peintres et musiciens – doit ainsi, pour cette même raison, être évoquée avec prudence. Que Berlioz en ait fait usage durant sa maladie nerveuse ne saurait en soi expliquer pourquoi elle apparaît comme le motif dramatique transformant la symphonie dans ses délirants deux derniers mouvements. L’explication ne réside pas dans la drogue elle-même, mais plutôt dans la manière dont ses effets ont été audacieusement reconsidérés par une nouvelle génération dans les années 1820.

Médecine par l’opium

L’opium du début du XIXe siècle ne portait en rien à controverse ; il s’agissait d’une substance hautement respectée par le corps médical, prescrite par les médecins dès l’aube de la profession. Thomas Sydenham, médecin anglais du XVIIe siècle, en était un des pionniers dans la préparation : son opium était dilué dans du vin, fortifié avec des clous de girofle et autres épices, et avait été prescrit au litre à Oliver Cromwell ou bien Charles II. Les médecins sont depuis tombés d’accord avec le sentiment de Sydenham que « parmi les remèdes que le Tout-puissant a jugé bon de révéler à l’homme afin d’en atténuer les souffrances, il n’en est pas de plus utile et efficace ».

Un flacon d'anthicaire servant à stocker de l'opiumCrédits

Un flacon d’antiquaire servant à stocker de l’opium
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L’opium est en effet un remarquable remède. Avant l’ère des antalgiques, c’était le plus puissant des anti-douleurs disponibles. Il était également efficace en particulier contre les fièvres, les maladies gastriques et les maladies infectieuses comme le choléra.

Dans des zones comme les Fens de l’est de l’Angleterre, humides, froides et prises au vent, la plupart des familles ont, depuis les temps immémoriaux, cultivé un petit carré de fleurs de pavot dans un coin de leur jardin, afin d’en faire du thé, consommé comme un remède traditionnel contre les coups de froid, les grippes et les fièvres, très courants dans le monde rural.

C’était aussi bien plus qu’un simple remède. Une dose d’opium ou de laudanum peut avoir un effet bénin sur l’humeur ou le ton émotionnel. Les anxiétés disparaissent, les humeurs noires s’éclaircissement momentanément ; le sujet se sent protégé, non seulement de la douleur physique, mais également des tourments de l’esprit, car émotionnellement indifférent, et libre de s’abandonner à de confortables rêveries. Pour cette raison, il était communément utilisé contre les crises de nerfs, les anxiétés et les grands stress. Ce n’était ainsi pas que l’aspirine du XIXe siècle, mais également son Valium.

En ce sens, l’usage que faisait Berlioz de l’opium durant ses crises de nerfs était parfaitement typique. Il écrivit à son père : « Parfois, je peux à peine supporter cette douleur physique et mentale (il m’est impossible de séparer les deux). » Ses symptômes physiques comportaient des crampes d’estomac et des insomnies, pour lesquels l’opium peut se révéler efficace – mais il aurait tout aussi bien pu calmer ses humeurs fiévreuses, et ainsi le libérer de l’emprise de son idée fixe.

Les dangers de l’opium, qui font partie intégrante de son image aujourd’hui, étaient aussi connus du temps de Berlioz. On leur accordait juste moins d’importance. Il était acquis que l’opium consommé imprudemment augmentait la tolérance du sujet, et qu’il fallait alors à ce dernier, en l’espace de seulement quelques semaines, plusieurs fois sa dose initiale pour en retrouver les effets. Mais cette dépendance, comme elle allait être connue, était considérée par la plupart des médecins comme l’effet secondaire mineur d’un médicament indispensable. Nombre de gens prenaient de l’opium régulièrement, mais veillaient à ne pas en augmenter les doses. Ils passaient ainsi leur vie à en consommer à faible dose, ce qui était alors considéré de la même manière que la cigarette ou le vin aujourd’hui : ce n’est peut-être pas encouragé mais pas non plus une crise médicale.

Plus sérieux que le risque de dépendance, il y avait celui de faire une overdose : quelques écarts au-delà de la dose active d’opium suffisent à développer un état de suffocation. Les overdoses fatales n’étaient pas rares parmi les plus imprudents, et il s’agissait aussi d’une méthode de suicide privilégiée, particulièrement chez les femmes. Mais dans l’ensemble, l’image de l’opium dans les années 1820 était dénuée du glamour et du danger auxquels il est associé à notre époque. En faire la source des visions ténébreuses de sa symphonie fit de Berlioz l’un des premiers artistes à en initier cette image moderne.

Une affiche présentant la Symphonie fantastiqueCrédits

Une affiche présentant la principale œuvre de Berlioz
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Mais la consommation que Berlioz faisait de l’opium n’est pas suffisante pour expliquer sa proéminence dans la trame de la symphonie. Il n’avait eu d’autre source à ses visions, et ces dernières, au sein de la symphonie, n’étaient pas entièrement dues à l’usage des drogues ou de son esprit enfiévré. Tout aussi importante que la drogue elle-même fut son immersion en 1829 et 1830 dans les écrits d’un homme qui aura cartographié jusqu’aux confins les plus opaques de la rêverie d’opium : Thomas de Quincey.

Le mangeur d’opium

Si la Symphonie fantastique est bien plus qu’un pastiche ou un plagiat, son histoire comporte effectivement plusieurs emprunts littéraires. Une de ses sources est le Faust de Goethe. Dans ses Mémoires, Berlioz avoue que l’œuvre lui fit « une forte et étrange impression ». Durant l’année 1829, il la lut « sans cesse, durant les repas, au théâtre, dans la rue ». Son influence sur le programme de la Symphonie est facile à reconnaître : à la fin de la première partie, l’héroïne Gretchen imagine une vaste foule réunie de nuit sur la place du village, la poussant vers la guillotine au son grave des cloches d’enterrement. Berlioz avait également lu les nouvelles d’inspiration gothique de Victor Hugo, et leur influence est palpable. « La Ronde du sabbat » de Hugo présente une description troublante de la danse de la Nuit de Walpurgis, la cloche d’un monastère sonnant minuit, ainsi que les invocations païennes de sorcières, démons et grotesques.

L’idée que se faisait de Quincey de l’opium n’était pas la même que celle de la majorité des consommateurs.

L’autre livre qui obséda Berlioz durant sa crise créative de composition de la symphonie, et celui qui l’incita très certainement à faire un usage si audacieux de l’opium dans son histoire, n’est autre que les Confessions d’un mangeur d’opium anglais, de Thomas de Quincey. Tout d’abord paru en épisodes dans le London Magazine en 1821, il devint un best-seller instantané sous forme de livre l’année suivante. En 1828, il fut pour la première fois traduit en français par Alfred de Musset : plutôt indigeste et imprécise, cette traduction sera éclipsée par celle que Charles Baudelaire produira dans sa réinterprétation saisissante en 1860. Mais le travail de Musset parvint toutefois à captiver Berlioz, tombé sous le charme de l’œuvre de Quincey.

L’adolescent Thomas de Quincey était un adorateur des œuvres de William Wordsworth et de Samuel Taylor Coleridge. Il partit à leur recherche dans la région du Lake District dans le nord-ouest de l’Angleterre, et deviendra le secrétaire de Coleridge en 1808. De Quincey, déjà secrètement familier avec l’opium, trouva un Coleridge sous la coupe de la substance, drogué désordonné, esclave de doses quotidiennes aux nombreux effets : alité, les nerfs en pelote, pleurnichant et apitoyé sur son sort, empruntant de l’argent à de Quincey, tout en parvenant avec une extraordinaire ingéniosité à se procurer de l’opium quand il enjoignait dans le même temps ses proches à l’en tenir éloigné.

Il laissa ainsi à de Quincey la tâche impossible d’essayer d’organiser ses monceaux d’écrits à moitié finis en vue d’une publication. Coleridge écrivit avoir « supplié dans des torrents de larmes, et averti avec agonie » de Quincey de ne pas prendre d’opium, mais l’image décadente que Coleridge présentait à son jeune protégé racontait une autre histoire : celle de son aveuglement sur l’opium, qui avait réduit son sujet en esclavage, ainsi que la façon d’en réchapper, non en maudissant ses effets, mais bien plutôt en les comprenant et en y répondant, y puisant alors le récit central d’une vie. Ce que fit de Quincey, admirablement.

Portrait de Thomas de QuinceyCrédits

Portrait de Thomas de Quincey
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Les Confessions d’un mangeur d’opium anglais fut le seul véritable succès d’une carrière combinant des tas de commandes de journaliste écrivaillon à quelques pépites de génie, et Le mangeur d’opium resta son épitaphe instantanément reconnaissable, durant toute sa vie, mais aussi pendant les décennies qui suivirent. Au cours d’un siècle où l’usage de l’opium était si répandu, son livre en fit le parangon – selon ses propres mots, « de la véritable église sur le sujet de l’opium – église dont je reconnais être le seul membre ». Il écrivit ce texte décisif à 36 ans. À 70 ans, il était toujours à le réviser, et travaillait encore à sa suite, promise à une sortie imminente et pourtant jamais terminée.

En partie grâce à son titre sensationnel, Confessions d’un mangeur d’opium anglais fit plus que n’importe quelle autre œuvre du XIXe siècle pour établir l’image que nous avons désormais de l’opium. Mais l’idée que se faisait de Quincey de l’opium n’était pas la même que celle de la majorité des consommateurs, avant ou après lui. Pour eux, il restait un analgésique aux vertus aussi poétiques qu’un Valium ou des antihistaminiques aujourd’hui. Le germe de cette approche novatrice réside dans le titre, admettant subrepticement que le véritable sujet du livre n’est pas le mot tendance – opium – mais son consommateur. Les Confessions fait de l’opium non pas son sujet, mais le sombre miroir dans lequel se reflète l’esprit de Quincey.

L’opium fut, de son point de vue, complice des visions qu’il dépeint tout au long du livre, mais l’origine de ses dernières n’est pourtant pas à chercher dans les profondeurs couleur de rouille d’une teinture de laudanum, mais bien dans l’enfance de l’auteur et les aventures qui suivirent. En ce qui le concerne, elles furent pour le moins inhabituelles : il quitta l’école, passa son adolescence sur les routes du Pays de Galles et fréquenta les prostituées de Soho. C’est là qu’il erra sans but, les pupilles étrécies, dans une indifférence opiacée, parmi les foules de spectateurs de théâtre londoniens. Il passe ainsi la majeure partie du livre à décortiquer les successions d’images de ces années-là, tendres et grotesques.

C’est là une des nombreuses qualités des Confessions qui a pu parler directement à Berlioz. Il était lui aussi doté de souvenirs extrêmement vivaces de son enfance, et sentait un lien direct entre ses souvenirs de jeunesse et l’imagination débordante des premiers temps de l’âge adulte. Comme il écrivit à son père à propos de son excitation nerveuse : « Je me rappelle avoir fait l’expérience du même état dès l’âge de douze ans. » En tant qu’insomniaque tourmenté, il sera également hanté par les descriptions toujours sans équivalent que fait de Quincey de ses lourdes nuits de terreur – paralysie du sommeil, rêves éveillés suffocants, cauchemars de culpabilité, et terreur d’être enterré vivant. Mais c’est dans l’utilisation que fit Berlioz de l’opium comme d’un thème que l’on peut le plus facilement retracer son inspiration chez de Quincey, et ce à deux niveaux distincts.

Premièrement, de Quincey aura peut-être offert à Berlioz les moyens de se raconter à lui-même son propre état. De Quincey soutient dans les Confessions qu’il s’agit là de l’utilisation correcte de l’opium, comme il le dit, en « calmant ce qui a été agité, et en concentrant ce qui est dissipé ». Une suggestion que Berlioz aura peut-être retenu, mettant à profit ses moments de répit dus à l’opium, atténuant une excitation chaotique, afin de cristalliser le monde imaginaire qui le tourmentait et d’y broder des bribes d’accompagnement musical, le tout en un ensemble cohérent. En ce sens, le rôle de l’opium dans la créativité de Berlioz n’aura peut-être pas été de lui inspirer de folles rêveries et visions, mais de l’en soustraire, de lui permettre d’arbitrer et d’organiser les impressions qui autrement dansaient en lui, hors de sa portée artistique.

La ronde du Sabbat, scène onirique, a inspiré Berlioz

La ronde du sabbat, scène onirique qui a inspiré Berlioz

Deuxièmement, de Quincey aura possiblement suggéré à Berlioz comment l’opium pouvait fonctionner en tant que thème de la Symphonie elle-même : comme un prisme à travers lequel les exaspérants petits morceaux d’inspiration pouvaient être réunis en un récit linéaire. Comme de Quincey l’avait employé pour couvrir les éléments mis à nu de sa vie avec des voiles mouvants oniriques et réminiscents, rêverie et visions mêlées, Berlioz fit usage de l’opium dans l’histoire pour créer différents niveaux d’interprétation entre ce qu’on entend et le monde réel.

Il nous faut par là comprendre que l’avancée vers l’échafaud et la danse du sabbat n’ont pas lieu dans la réalité, mais dans un rêve. En outre, il ne s’agit pas d’un rêve ordinaire, mais d’un rêve inspiré par l’opium. De plus, l’opium avait été consommé non pas afin de produire un tel rêve, mais dans le but de se suicider. Une distanciation aussi élaborée avec les scènes présentées offrait un écart saisissant lorsque l’on tient compte de l’histoire de la musique symphonique préexistante, mais créait de nombreux parallèles avec la prose de Quincey.

Le club des Hashischins

Moins d’un mois après avoir terminé de composer sa symphonie, Berlioz s’est vu offrir l’opportunité de l’interpréter au Théâtre des Nouveautés à Paris. Mais le concert n’eut jamais lieu. On se rendit compte progressivement que l’œuvre nécessitait une scène immense : Berlioz devait ajouter quatre-vingt musiciens à l’orchestre et il n’y avait plus d’espace pour les asseoir ; le directeur artistique devenait fou, les metteurs en scène, selon les mots de Berlioz, « renoncèrent devant tant de tumulte, et toute l’entreprise fut abandonnée ».

Quand elle fut finalement interprétée en décembre au Conservatoire, elle fit parler d’elle, divisant les critiques entre déclarations de génie ou cacophonie inécoutable. Berlioz fut peu impressionné par l’une comme l’autre formule. Il écrivit : « La quantité de critiques idiotes et de pures bêtises déversées par les critiques français, qu’il s’agisse de louanges ou de détestation de ma musique, depuis cette époque, défie toute description. »

La salle de concert du conservatoire de Paris

La salle de concert du conservatoire de Paris

Mais l’influence de la symphonie dépassa rapidement le monde de la musique : elle fit un retour dans l’espace littéraire d’où elle avait largement puisé son inspiration, plus particulièrement dans le corpus à la croissance régulière de la « littérature hallucinogène ». Dans les années 1840, le demi-monde de Paris commençait à adopter une série de modes de vie, d’attitudes et de préoccupations qui n’avaient probablement jamais été réunis auparavant, mais ont spontanément refait leur apparition depuis : cheveux longs, tenues excentriques, radicalisme politique, vie nocturne, vie sexuelle dissolue, consommation excessive d’alcool, et bien sûr curiosité vorace pour toutes substances psychotropes.

La plus célèbre clique de cette génération était un cercle baroque connu comme le club des Haschichins. Les sommités du club comprenaient Alexandre Dumas, Honoré de Balzac et Gustave Flaubert ; Gérard de Nerval, qui avait traduit l’édition de Faust de Goethe à laquelle Berlioz s’était attachée ; ainsi que Charles Baudelaire, qui dans le même temps avait offert un éclairage de l’œuvre de Thomas de Quincey à un plus large public en France. Les festivités se déroulaient à l’hôtel de Pimodan [appelé aussi Hôtel de Lauzun] sur l’île Saint-Louis, dans le centre de Paris. Elles comportaient un dîner léger, suivi d’une large consommation de haschich.

L'hôtel de Lauzun, sur l'île Saint-Louis à ParisCrédits

L’hôtel de Lauzun, sur l’île Saint-Louis à Paris
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Une grande partie des récits provenant du club des Haschichins apparut dans des magazines sous forme de journalisme jaune, prétendant fournir des descriptions précises des visions produites par la drogue. Mais, comme la trame de la symphonie, ces récits empruntèrent à beaucoup d’autres formes artistiques, y compris, peut-être, à la symphonie elle-même. Le récit le plus connu, écrit par Théophile Gautier, puise fortement dans les images de la marche à l’échafaud et de la danse du sabbat. Gautier, ayant consommé un dîner et une cuillerée de dawamesk, une confiture à base de haschisch, s’y trouve lui-même transporté, comme le protagoniste de Berlioz, dans un nouveau monde excentrique et cauchemardesque :

« Mes voisins commençaient à me paraître un peu originaux ; ils ouvraient de grandes prunelles de chat-huant ; leur nez s’allongeait en proboscide ; leur bouche s’étendait en ouverture de grelot. Leurs figures se nuançaient de teintes surnaturelles. […]

Peu à peu, le salon s’était rempli de figures extraordinaires, comme on n’en trouve que dans les eaux-fortes de Callot et dans les aqua-tintes de Goya : un pêle-mêle d’oripeaux et de haillons caractéristiques, de formes humaines et bestiales ; […]

Cela grouillait, cela rampait, cela trottait, cela sautait, cela grognait, cela sifflait, comme dit Gœthe dans la nuit du Walpurgis. […]

J’allai reprendre ma place sur le canapé ; mais la même petite voix inconnue me dit :

“Prends garde à toi, tu es entouré d’ennemis ; les puissances invisibles cherchent à t’attirer et à te retenir. Tu es prisonnier ici : essaye de sortir, et tu verras.” […]

Je me levai avec beaucoup de peine et me dirigeai vers la porte du salon, que je n’atteignis qu’au bout d’un temps considérable, une puissance inconnue me forçant de reculer d’un pas sur trois. À mon calcul, je mis dix ans à faire ce trajet. […]

Ses deux bouts noyés d’ombre me semblaient plonger dans le ciel et l’enfer, deux gouffres ; en levant la tête, j’apercevais indistinctement, dans une perspective prodigieuse, des superpositions de paliers innombrables, des rampes à gravir comme pour arriver au sommet de la tour de Lylacq ; en la baissant, je pressentais des abîmes de degrés, des tourbillons de spirales, des éblouissements de circonvolutions.

Cet escalier doit percer la terre de part en part, me dis-je en continuant ma marche machinale. Je parviendrai au bas le lendemain du jugement dernier. »

Théophile Gautier et Gustave Flaubert faisaient partie des "Hashischins"

Théophile Gautier et Gustave Flaubert faisaient partie des « Hashischins »

Bien qu’il en soit fait mention comme d’un reportage, une telle catégorisation doit être prise avec des pincettes : Gautier lui-même l’admettra plus tard dans sa vie, « il était à la mode d’être pâle, voire verdâtre ; d’avoir l’air dévasté par les affres de la passion et du remords ; d’évoquer la mort tristement et fantastiquement ». Comme ce fut le cas de Berlioz, de nombreuses forces furent à l’œuvre pour effectuer la transition de la drogue vers l’art, et Gautier cite ouvertement nombres de ses inspirations littéraires et visuelles. Un motif se dessine alors que l’on observe la figure de l’emprise de la drogue devenir une technique artistique familière.

Ce motif nous donne un indice quant au rôle que joua l’opium à la fois dans la trame de la composition de la symphonie, et dans son processus de création. Des substances comme le haschisch ou l’opium peuvent créer un fertile état de folie créative, mais elles ne sont pas à la barre. Elles peuvent également, comme ce fut apparemment le cas de Berlioz, offrir un répit à cette folie, et créer une zone de confort émotionnel dans laquelle les affaires pragmatiques d’organisation, d’écriture et de composition peuvent s’épanouir. Au cours de ce processus, elles peuvent ainsi s’insinuer au premier plan de l’histoire, élément vivant et élégant entraînant l’auditeur ou le lecteur dans cet étrange monde, celui des artistes.


Traduit de l’anglais par Gwendal Padovan d’après l’article « Opium and the Symphonie fantastique ». Couverture : Hector Berlioz, par Nadar. Création graphique par Ulyces.