À travers quelques posters d’idoles, les chambres d’adolescents prennent une autre dimension. Tout semble plus grand en rêve. Sous la poussée d’un fantasme de célébrité, les murs reculent. On dit qu’il faut couvrir une pièce de glaces pour la grandir, mais à l’âge de tous les possibles autant se mirer dans le portrait d’une chanteuse ou d’un acteur. Pour Danielle Bregoli, l’effet est un peu le même. Près du lit, par-dessus deux bougies posées là comme des cierges, cette Américaine de 15 ans a accroché un disque d’or où brille son image. Elle est déjà aussi jeune que célèbre : c’est sa photo qui figure sur le trophée reçu en mars 2018 pour le single « Hi Bich ».

Il apparaît dès les premières secondes du clip de « Trust Me », sorti le 26 juillet 2018. Au mur de sa chambre, le cadre agit comme un miroir déformant sur lequel Danielle Bregoli ressemble à une authentique star. Ce n’est pourtant qu’une adolescente, assise à un mètre de là, sur sa couette, portable à la main. La jeune fille s’est fait remarquer il y a deux ans, dans le talk-show Dr. Phil. Elle était présentée comme un phénomène catastrophique de précocité, « adepte des vols de voitures, du couteau et du twerk ». Sa mère l’y avait traîné de guerre lasse, manifestement convaincue qu’elle pourrait tempérer ses dehors turbulents et sexualisés en les exposant au pays entier.

La vidéo qui illustre « Trust Me » entend finalement rompre avec cette image. Depuis son lit, Danielle Bregoli, alias Bhad Bhabie, échange des messages avec un prédateur sexuel pour mieux le piéger. Alors qu’elle commence à l’attirer dans ses filets, un plan furtif montre une boîte noire à l’effigie d’une marque de vêtements posée près d’un nécessaire de maquillage. Ce coup de pub porte la trace de l’homme qui a fait Bhad Bhabie. Avant de devenir son manager, début 2017, Adam Kluger s’est constitué un carnet d’adresses en étant un des premiers intermédiaires spécialisés dans le placement de produits musical.

La marque du son

À la naissance de Danielle Bregoli, en 2003, l’industrie musicale est, si l’on en croit les maisons de disques, menacée de mort par le téléchargement illégal. Réunies sous la bannière de la Recording Industry Association of America (RIAA), celles-ci attaquent en justice certains particuliers qui se sont procurés des albums grâce au logiciel Kazaa. C’est une première. Un an plus tard, Adam Kluger entre au lycée à Gainesville, en Floride, avec l’idée de travailler dans la musique. Fils d’un joaillier et d’une négociante de vêtements, il songe à monter son entreprise tout en vendant des couteaux en porte-à-porte après les cours.

En 2006, il quitte la Floride pour suivre une formation sur le commerce de la musique à Los Angeles. Aussi s’aperçoit-il vite que le modèle à l’œuvre vacille, que ce soit à cause du pair à pair ou de la vente de titres à l’unité. « Personne ne gagnait d’argent alors que j’aimais l’argent », retrace-t-il. En réfléchissant à ce qui fait un hit, Kluger se souvient qu’en 1999, il ne pouvait se défaire de l’air de « Summer Girls », de LFO. « J’aime les filles qui portent du Abercrombie & Fitch », chante le groupe. « À l’époque, ça m’avait donné envie d’acheter ces vêtements », avoue-t-il.

Adam Kluger
Crédits : Adam Kluger/Twitter

Si la marque nie avoir payé pour être mentionnée, elle en a sans conteste bénéficié, de la même manière que le cognac est devenu à la mode en 2002 après la sortie du titre « Pass the Courvoisier » de Busta Rhymes. Cette publicité gratuite pourrait être monétisée, devine Adam Kluger non sans s’inspirer du titre « My Adidas » sorti dès 1986 par Run–DMC. En 2008, à 22 ans, il trouve donc quelques entreprises disposées à mettre leurs noms en chanson. Mais, veillant sur l’intégrité des artistes, les labels sont réticents. Et Kluger ne connaît personne dans le milieu. « Il faut faire quelques conneries pour mettre le pied dans la porte », esquive-t-il.

Le jeune homme entre notamment en contact avec le patron du label Interscope, Steve Berman, dont il a entendu le nom dans un clip d’Eminem. Ce dernier lui donne une liste d’artistes qui peinent à financer leurs projets. Une jeune chanteuse répondant au surnom de Lady Gaga accepte de promouvoir la marque de vêtements Vixen’s Vision, en la montrant parmi les images de « Beautiful Dirty Rich ». Adam Kluger répète ce modèle avec Christina Aguilera, Jason Derulo et Flo Rida. En 2016, un accord identique est sur le point d’être trouvé par son entremise entre Britney Spears et l’application de rencontre Bumble. Sauf qu’un camp accuse l’intermédiaire de se faire passer pour son représentant et l’autre essaye de le court-circuiter.

Ulcéré de rater un contrat à un million, Kluger se promet de quitter le monde de la musique, au moins pour un temps. En vacances à New York et au Costa Rica, il transforme sa rage en motivation. « Je peux rendre n’importe quoi populaire », pense-t-il en 2017. « Je vais trouver quelque chose de méconnu pour en faire un succès. Je vais me servir de toutes les techniques que j’ai éprouvées avec les marques pour faire de quelqu’un une marque sur pattes et prouver ma valeur. » Cette marque s’appellera Bhad Bhabie.

Rehab

La voix de Danielle Bregoli crève l’écran. Ce 14 septembre 2016, dans l’émission Dr. Phil, son accent qui hésite entre la Floride et Brooklyn résonne avec un aplomb étonnant pour cet âge. Confrontée à sa mère qui la juge « incontrôlable », la fille de 13 ans est loin de nier ce qu’on lui reproche. « Je ne me comporte pas de manière respectueuse, je vole des voitures, j’ai volé sa carte de crédit, je ne vais pas mentir », admet-elle au présentateur et thérapeute occupé à trouver l’origine du mal. Après avoir lâché une série de réponses lapidaires entrecoupées de ricanements, elle se met carrément à plastronner : « La prison c’est rien. J’agis toujours comme ça et personne ne m’attrape, et personne ne m’attrapera. » En réponse à un commentaire ironique de Dr. Phil sur son côté gangster, elle lâche ensuite un « yo » qui déclenche des rires dans le public. « Qu’est-ce qui les fait rire ces sal*** ? » enchaîne-t-elle aussitôt.

Pour couvrir les applaudissements teintés de malaise, Danielle Bregoli invite ses détracteurs à régler ça dehors en hurlant « Catch me outside, how about that? » dans un anglais inarticulé qui sonne comme « Cash Me Ousside / How Bow Dah ». À la fois improbable et efficace, la punchline devient un meme sur les réseaux sociaux. Adam Kluger l’entend pour la première fois dans un morceau qui l’utilise en tant que sample vocal, sur une station de radio de Miami. À son bureau, il se renseigne sur son origine et remonte à Danielle Bregoli, désormais connue comme la « Cash me outside girl ». Dans les méandres d’Internet, il trouve un numéro de téléphone. L’adolescente lui passe sa mère, Barbara Ann, laquelle l’invite à la maison. En une heure de route, Kluger est chez elle, à Boyton Beach.

Entre-temps, la fille a suivi un programme de rééducation pour les jeunes connaissant des problèmes émotionnels ou de comportement dans un ranch de l’Utah. Alors qu’elle nourrissait des chevaux, loin de tout et coupée d’Internet, Walmart vendait un t-shirt arborant sa phrase devenue célèbre. Revenue à Boyton Beach en janvier 2017, elle s’est créée un compte Instagram, où des dizaines de milliers de personnes se sont mises à la suivre. Sa popularité ne faisait plus de doute. Mais lorsqu’il lui rend visite, Kluger promet mieux : « Je veux être ton manager. Donne-moi un peu de temps et je ferai de toi une star. Je vais vous rendre riches. »

Le clan Bhad Bhabie
Crédits : gotpap

L’ancien intermédiaire commence par prendre en main son compte Instagram pour éviter qu’elle ne dérape. « L’idée était d’en faire une marque », insiste-t-il. « Il s’agissait de prendre cette attitude de garce un peu folle et d’en faire une sorte d’anti-héroïne. Elle doit être celle que les enfants cachent à leurs parents. » Kluger assure la laisser libre de ses mouvements dans les limites imposées par son âge. En d’autres termes, il veut garder son image sulfureuse mais la calibrer pour les médias de masse. Toute rebelle qu’elle est, Danielle Bregoli accepte ce cadre. Sur Instagram, où beaucoup de gens se sont d’abord moqués d’elle, ses coups de sang n’amélioraient pas les choses. « Je m’énerve et je fait des choses stupides », reconnaît-elle. « C’est mieux qu’il le gère. »

En février 2017, la jeune fille fait son retour sur le fauteuil de Dr. Phil. « Vous n’étiez personne avant que je vienne dans cette émission », dégaine-t-elle en direction du présentateur. La même semaine, elle apparaît dans un clip du rappeur Kodak Black, assise sur le capot d’une Rolls-Royce blanche. Sa panoplie évolue au fil des plans : le banal débardeur gris et le portable des débuts sont remplacés, sur ses épaules et dans sa main, par un t-shirt « Cash Me Outside » noir et des billets de banque. Danielle Bregoli est sur la voie de la réussite mais son passé la rattrape. Non seulement les frasques recommencent – puisqu’elle est filmée se disputant dans un avion et arrêtée en possession de cannabis –, mais son père réapparaît soudain.

L’autoroute de la gloire

Lors de sa première venue sur le plateau de Dr. Phil, Danielle Bregoli ne s’est pas contentée de menacer le public. Elle a aussi invité sa mère à résoudre leurs différends hors caméra. Dans une séquence moins partagée de la même émission, l’adolescente avoue pourtant aimer Barbara Ann. Elle affirme même vouloir son bonheur. « Où est ton père ? » demande alors le présentateur. « Je ne sais pas », réplique-t-elle avant d’ajouter qu’elle l’a vu pour la dernière fois il y a si longtemps que le souvenir de ce moment s’est dissipé. D’après Barbara Ann, l’homme s’est manifesté de nouveau après la seconde émission chez Dr. Phil. Ira Peskowitz était aussi là lors de la comparution de sa fille pour possession de cannabis, en juin 2017. Il craignait qu’elle ne fasse du porno.

Quand, des années auparavant, Barbara Ann a dû combattre deux cancers du sein, c’est sa fille qui dormait avec elle pour la soutenir. Elle continue d’ailleurs à le faire, quoique leur relation se soit dégradée en 2015. À 12 ans, Danielle Bregoli a commencé à rejeter son autorité. Transférée dans une école pour enfants difficiles, elle y a rencontré une fille de 15 ans. Plutôt que de suivre les cours, les deux amies profitaient de la plage, des magasins de Palm Beach ou allaient voir leurs copains respectifs à Lake Worth, au nord de Boyton Beach. L’aînée a alors commencé à coucher avec des adultes pour de l’argent, selon le récit de sa cadette, laquelle préférait fumer ou voler à l’occasion. Barbara Ann a reçu la visite de la police une dizaine de fois. C’est ce qui l’a décidée à consulter Dr. Phil.

L’émission a changé la vie de Danielle Bregoli, mais la thérapie n’a pas complètement atteint son but. De retour du ranch, l’adolescente continue à se disputer, sortir avec ses amis et revient un jour à la maison avec un tatouage en forme de rose sur lequel figure l’inscription « Family First ». Avec son associé, Dan Roof, Adam Kluger décide donc de la changer d’air. Ils envoient son nouveau garde du corps, Frank Dellatto, lui annoncer la nouvelle. « Je t’amène à Los Angeles, soit tu te lèves et tu montes dans la voiture soit je viens te chercher et je t’y mets », menace ce dernier. Bhad Bhabie s’exécute. Après tout, elle bien a trouvé sa vocation en voiture.

Avant de s’envoler pour la Californie, la jeune fille a passé beaucoup de temps sur la banquette arrière du véhicule de Kluger, allant de rendez-vous en audition. Pour tuer le temps, elle chantait. Roof, qui la filmait rappant sur les paroles de Kodak Black, a repéré un certain potentiel. Il s’est aussi avisé que 2017 était l’année des percées improbables dans le hip-hop. Cardi B venait ainsi de passer d’Instagram au sommet du classement Billboard et le youtubeur Jake Paul y avait glissé une tête avec son pourtant très discutable morceau « It’s Everyday Bro ». Bhad Bhabie s’essaye donc au genre sous le regard du producteur de Warner Music Group, Aton Ben-Horin. Originaire de Miami et aujourd’hui basé à Los Angeles, ce dernier offre plusieurs textes à la nouvelle interprète.

Crédits : Atlantic Records

Au Billboard, le premier single de la « Cash Me Outside girl », « These Heaux », atteint la 77e place. Après avoir enregistré 14 morceaux, elle signe un contrat avec le label Atlantic Records le 15 septembre 2017 et sort « Hi Bich » pour l’occasion. Deux mois plus tard, au détour de « Mama Don’t Worry (Still Ain’t Dirty) », elle remise l’émission Dr. Phil au rang « d’histoire ancienne ». Sa volonté d’être désormais connue en tant qu’artiste s’assouvit en mars 2018 dans une collaboration avec un rappeur reconnu comme Lil Yachty pour « Gucci Flip Flops ».

Deux jours plus tard, elle reçoit un disque d’or de la Recording Industry Association of America (RIAA). L’industrie musicale a trouvé son nouveau modèle. En plus de chanter avec Ty Dolla $ign sur « Trust Me », Bhad Bhabie préparerait aujourd’hui sa propre émission de télé. Une rumeur qu’elle ne dément pas mais recadre : à ce stade de sa vie, Danielle Bregoli est une rappeuse. Une vraie.


Couverture : Danielle Bregoli aka Bhad Bhabie. (Atlantic Records)