Le chiffre manquant

Sous le drapeau tricolore qui flotte au premier étage de la tour Eiffel, un écran géant a été disposé au milieu des lumières scintillantes. « Heureusement, vous étiez là », peut-on y lire en ce dimanche 10 mai, veille de déconfinement. Des portraits se mettent alors à défiler, à commencer par ceux des soignants. « La première ligne de front », comme l’a décrite le Premier ministre Édouard Philippe, est composée du personnel hospitalier en contact direct avec les malades. Certains de ses membres ont perdu la vie dans la bataille. Mais malgré les hommages, aucun décompte officiel ne recense ni le nombre de contaminés, ni le nombre de morts au sein des équipes de santé.

Dimanche 22 mars, le ministre de la Santé Olivier Véran annonçait la première victime du Covid-19 au sein d’une équipe médicale. Il s’agissait du médecin hospitalier Jean-Jacques Razafindranazy, urgentiste à Compiègne dans l’Oise, décédé à 67 ans au CHU de Lille. Plus récemment, Éric Loupiac, médecin urgentiste à Lons-le-Saunier dans le Jura, est mort le 23 avril à 60 ans à Marseille, où il s’était rendu pour être pris en charge par l’équipe du professeur Didier Raoult. Chaque soir, le directeur général de la Santé Jérôme Salomon pose le bilan des contaminations, des décès, des personnes en réanimation, des lits disponibles. Ces chiffres cachent sans doute quelques-uns des 468 000 membres du personnel hospitalier. Et pourtant, aucune institution officielle ne les recense.

Eric Loupiac

Ce décompte est difficile à mettre en place puisque les agences régionales de santé ne souhaitent pas communiquer leurs chiffres. « Cela relève du secret médical », affirme-t-on en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Dans les Pays de la Loire, l’agence régionale dit ne pas dénombrer les personnels soignants malades « car le virus circulant partout, on ne peut pas savoir s’ils l’ont contracté sur leur lieu de travail ou au sein de clusters familiaux ». Olivier Véran affirme pour sa part que « ce que nous savons, c’est que la plupart des soignants qui vont contracter la maladie ne vont pas la contracter dans le cadre de leur mission hospitalière, mais en dehors ». Il ajoute que la probabilité de tomber malade dans son exercice professionnel quand on est soignant, que l’on soit protégé ou non, « n’est pas négligeable ».

C’est ce que confirme Marie Triki, infirmière à l’hôpital Saint-Louis, dans le Xe arrondissement de Paris. Au téléphone, elle explique que malgré les mesures de précaution mises en place, il est possible de contracter le virus. « Au sein du service Covid, on avait le matériel nécessaire, on était très protégés, je ne me suis jamais sentie en danger », témoigne-t-elle. « Je me serais plus sentie en danger dans un secteur où il n’y avait pas de Covid car tout le monde peut être contaminé et les patients ne sont testés qu’après l’urgence. Donc entre-temps, ils ont côtoyé plusieurs médecins, sans qu’on soit sûr qu’ils ne soient pas contaminés. »

Car le virus n’est pas entré à l’hôpital uniquement par le biais des patients qui venaient être soignés.

Le cortège des infectés

Selon un décompte de l’AFP, au moins 27 professionnels de santé français sont décédés du Covid-19 depuis le début de l’épidémie. Parmi ces victimes, on trouve une dizaine de médecins généralistes comme Guy Pfister, médecin de campagne à Wassy en Haute-Marne et ancien président du club de football de la commune, qui a succombé au coronavirus le 15 avril. Il était âgé de 75 ans mais restait en activité.

André Charon est mort le 3 avril à l’âge de 73 ans. Salué par ses confrères comme par ses patients, ce dernier avait décidé de rester en activité en raison de la pénurie de généralistes à Folgensbourg dans le Haut-Rhin, où il travaillait. Plusieurs décès d’infirmiers ont aussi été rapportés par la presse, mais il en manque probablement beaucoup : une seule mort d’infirmière a été recensée dans le Val-de-Marne. Or, cette profession est celle qui est le plus en contact avec les malades.

Certains établissements ont publié des chiffres concernant leurs équipes médicales. C’est le cas de l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) qui regroupe environ 100 000 professionnels, dont 50 000 soignants à travers des hôpitaux répartis en Ile-de-France. Selon l’AP-HP, 3 800 professionnels ont été touchés par la maladie, c’est-à-dire environ 4 % de l’effectif. En appliquant ce taux au niveau national, on peut tenter de connaître le nombre d’infections en milieu hospitalier. Rapportés aux 69 865 médecins salariés dans les hôpitaux français, cela ferait 2 795 infectés. Sur cette même base, les infirmiers du public pourraient être 18 735 à avoir contracté le Covid-19.

L’hôpital Saint-Louis, dans le Xe arrondissement de Paris

Marie Triki fait partie d’une équipe de 30 infirmiers et aide-soignants. Selon elle, « dans le corps médical et paramédical, tout le monde a été testé » et il y a eu cinq cas de contaminations au sein de son équipe, soit plus de 15 %. Même si cet échantillon est trop petit pour extrapoler, il tend à montrer que le taux de contamination pourrait être encore plus élevé que celui de l’AP-HP.

En France, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) compte 137 073 malades Covid-19 pour 26 338 morts au 11 mai 2020, ce qui représente une létalité de 20 %. Mais ce bilan n’inclut que les cas confirmés, donc assez graves, et ignore une foule de cas bénins ou asymptomatiques. En avril, l’université Johns-Hopkins calculait un taux de létalité de 13,1 % pour la France, alors que des évaluations tentant d’intégrer les cas non-confirmés parlaient d’un taux de létalité de 4 %. Avec toutes ces incertitudes, il reste difficile de calculer précisément le nombre de soignants morts du Covid-19.

Dans tout le pays, il existe de forts risques de contagion entre personnels d’un même établissement, les plus vulnérables étant les 5 000 infirmiers et aide-soignants de plus de 60 ans (la moyenne d’âge des soignants est de 44 ans). Sachant que près de 100 000 personnes ont été hospitalisées sur le territoire français, et que les masques manquaient au début de l’épidémie, le bilan pourrait être plus terrible qu’on ne l’imagine. Mais il va falloir attendre que la situation se stabilise pour, peut-être, y voir plus clair.


Couverture : Pierre Hermann