La bannière rouge

Devant la banderole rouge étendue entre les colonnes de la gare de l’Est, à Paris, quelques monuments de la gauche française se relaient au micro. Le train des réformes ne passera pas, siffle en substance la romancière Leslie Kaplan, suivie par le cinéaste Gérard Mordillat et le philosophe Étienne Balibar. « Merci pour votre soutien », répond le responsable de la CGT cheminots du secteur. En ce 36e jour de grève contre la refonte du système de retraite français, il a été rejoint par des enseignants, des salariés de la Bibliothèque nationale de France, de l’Opéra et de Sanofi.

Les agents de la SNCF en grève se réjouissent de leur présence. Il y a selon Basile, ce jeudi 9 janvier 2019, « 140 000 cheminots, 40 000 collègues de la RATP et peut-être 20 000 salariés dans toute les raffineries de France ». À Paris, la CGT a dénombré 370 000 manifestants, le ministère de l’Intérieur six fois moins. Environ 60 % des TGV et 40 % des TER circulent, alors que le trafic de métros est « très fortement perturbé ». Mais c’est encore insuffisant.

Personne ne s’en réjouit à la SNCF et à la RATP mais « les régimes spéciaux vont disparaître », a battu en brèche le Premier ministre Édouard Philippe, mardi 7 janvier au micro de RTL. Malgré la contestation, le projet de loi qui doit être présenté le 24 janvier avant d’être soumis à l’Assemblée nationale ne bouge guère. Il prévoit toujours de remplacer l’âge de départ à la retraite à taux plein par un système à points – avec pour effet de prendre les cotisations plutôt que les trimestres validés comme base de calcul – et d’instaurer un âge pivot (64 ans). Résultat, les actifs devront travailler plus longtemps s’ils veulent espérer une pension entière.

Tout le monde est donc concerné mais, de l’avis de Basile, il manque quelques personnes à l’appel. « Même si on était à 100 % en grève [à la SNCF], 200 000 salariés ne feront pas reculer tous seuls un projet du gouvernement qui va toucher 30 millions d’actifs aujourd’hui », peste-t-il. « Il y a donc besoin que le mouvement s’étende, il y a un besoin de généralisation de la grève. On attend que les autres nous rejoignent. » Chez les figures de l’opposition, on fait le même constat : « Il faut que le mouvement s’amplifie et se généralise », encourage Eric Coquerel, député de La France insoumise (LFI). Le porte-parole du Nouveau parti anti-capitaliste (NPA), Olivier Besancenot, veut même croire que « si tout le monde s’y met, en 48 heures on balaie ce projet de loi dont personne ne veut ».

Bénéficiaires d’un régime autonome qui, selon la présidente du Conseil national des barreaux, Christiane Féral-Schuhl, « reverse chaque année plus de 80 millions d’euros au régime général », les avocats débrayent depuis le 6 janvier. Ils étaient dans la rue à Paris, Lyon, Marseille et ailleurs le 9 janvier pour protester contre la perspective de voir les professions libérales rejoindre le pot commun. Alors qu’ils bloquaient le tribunal des Hauts-de-Seine à Nanterre, les magistrats ont jeté leurs robes aux pieds de la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, à Caen. Mais c’est là encore insuffisant à faire dérailler la réforme. « Pour qu’une grève réussisse, il faut qu’elle l’emporte sur le terrain de l’opinion publique, engendre une convergence des luttes et dispose d’une certaine capacité de blocage », synthétise au téléphone le professeur d’histoire Laurent Frajerman, spécialiste du syndicalisme français.

Alors, les grévistes ont entrepris de bloquer le pays, en rationnant son carburant. Vendredi 10 janvier, la CGT de la Fédération nationale des industries chimiques a appelé « les salariés du pétrole à maintenir la grève partout jusqu’au 16 janvier ». Son délégué syndical à Total, Thierry Defresne, constatait trois jours plus tôt que « huit raffineries sur huit sont touchées par la grève », dont l’ampleur s’avérait ainsi « historique ». Cela n’empêche toutefois pas la production de se poursuivre, quoique « cinq raffineries sur sept connaissent des difficultés temporaires dans leurs expéditions », reconnaît le ministère de la Transition écologique et solidaire.

Sans essence, et avec des transports arrêtés, la société française serait belle et bien figée. Édouard Philippe fait donc appel aux forces de l’ordre « pour faire en sorte qu’il n’y ait pas de blocages de dépôts », a-t-il déclaré sur RTL. « Nous veillons à ce qu’il n’y ait pas de difficultés d’approvisionnement. On peut respecter le droit de grève, on ne peut pas respecter le blocage, c’est parfaitement illégal », a-t-il ajouté. Pourtant, note l’historien des grèves Stéphane Sirot, « pour réussir une grève, il faut non seulement arrêter le travail, mais bloquer celui des “jaunes”. »

Les grévistes l’ont bien compris. « Tous les jours cette semaine, il y a eu des actions du comité de mobilisation de Paris-Est et l’intersyndicale en direction de salariés d’autres entreprises comme la BNP, Hermes ou Amazon », glisse Basile. Malgré « des difficultés extrêmement fortes dans le privé pour se mobiliser », admet-il, le mouvement doit les rallier à sa cause. Ainsi, faute de dialogue social, « nous assistons à la résurgence du mythe de la grève générale », observe Laurent Frajerman dans une tribune publiée par Le Monde. « Le blocage semble actuellement l’objectif prioritaire. »

La bannière noire

Une bannière noire descend des hauteurs de la Croix-Rousse, à Lyon, suivie par une foule d’ouvriers de la soie. Il y est écrit : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant. » Ce 21 novembre 1831, les canuts débutent leur révolte en obligeant leurs collègues encore à la tâche à arrêter leurs métiers à tisser. Pour éviter que les négociants d’un secteur en pleine industrialisation continuent de tirer les prix vers le bas, ils repoussent la garnison et prennent la ville. Si leur gestion, exempte de pillage, ne dure pas, elle démontre la capacité des ouvriers à s’organiser en dépit de la loi Le Chapelier, qui proscrit le droit de coalition depuis 1791.

La période est favorable. Entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, « les travailleurs en grand nombre se mettent à ressentir une identité commune d’intérêts, à la fois entre eux et contre leurs maîtres, les gouvernants et les patrons », décrit Edward Thompson dans l’ouvrage The Making of the English Working Class. Ce qui est vrai pour l’Angleterre l’est aussi pour la France, où un capital culturel ouvrier affleure.

Dans son livre sur La Révolte des Canuts, l’historien Fernand Rude note que « les canuts étaient des travailleurs très capables. Physiquement, ils n’étaient pas les êtres sous-alimentés, chétifs et malpropres qu’on a parfois dépeints. D’autre part, une véritable élite intellectuelle s’était formée parmi eux dont les représentants se distinguaient par leur culture, par la vigueur, l’élévation de leur esprit, par leur goût artistique, par la haute idée qu’ils se faisaient de la dignité personnelle, par leur sens des justes revendications sociales, par leur conception de l’honneur ouvrier. »

À cet égard, Laurent Frajerman considère que le projet de réforme des retraites du gouvernement Philippe « a beau concerner l’ensemble du salariat, il ne suscite l’opposition résolue que d’une fraction seulement de celui-ci, qui n’est pas la plus mal lotie. Manifestation d’un phénomène apparu dès la genèse du syndicalisme, qui est d’abord l’arme des salariés les mieux insérés, ce qu’on appelait au XIXe siècle “l’aristocratie ouvrière” , à laquelle appartenaient déjà les cheminots. » Du haut de leur art, les canuts emploient quelque 30 000 compagnons, ces artisans qui, à force de se transmettre des pratiques, prennent bientôt la forme d’un mouvement ouvrier.

Lorsqu’une entreprise ou une ville pratique des tarifs qui ne leurs conviennent pas, ils décident parfois de s’en détourner pour l’assécher en main d’œuvre. Le principal groupe de porcelaine de Vierzon en subit les frais en 1833 pour avoir réorganisé les tarifs et voulu reprendre en main le formation des apprentis. Alors que l’idée d’une Association internationale des travailleurs germe à Londres en 1864, la grève est officiellement autorisée en France. Le mot s’impose en référence à la place de la Grève, à Paris, où les travailleurs désœuvrés convergent pour trouver un emploi, fût-il temporaire.

À cette période, le phénomène se résume surtout à une désertion collective du poste de travail pour une durée indéterminée. Sous cette forme, 63 % des conflits sociaux recensés entre 1871 et 1890 ne concernent qu’un seul établissement. On peut lire dans les colonnes du journal La Bataille, daté du 30 décembre 1883, que « les prolétaires parisiens, mieux organisés pour la lutte que ceux des départements, ne font qu’à la dernière extrémité des grèves générales. Ils procèdent d’une façon plus méthodique et obtiennent presque toujours de bons résultats par la mise à l’index des maisons qui ne veulent pas adhérer aux tarifs élaborés par les chambres syndicales. »

D’après l’historienne Michelle Perrot, auteure de la somme Les Ouvriers en grève. France 1871-1890, la part de succès est alors de 72 %. Certains patrons sont d’ailleurs si heureux de voir un concurrent affecté par semblable mouvement qu’ils vont jusqu’à cotiser à la caisse des grévistes pour les encourager. Au surplus, « grâce à cette organisation savante et raisonnée qui donne de l’espoir à l’ouvrier et lui fournit des moyens d’existence, l’ordre public n’a pas été troublé un instant », se réjouit le Préfet du Nord.

Seulement l’industrialisation rampante de la fin du siècle entraîne des fusions défavorables aux ouvriers. En 1891, le regroupement des Mines de Lens rejoint par exemple la société sidérurgique Commentry-Fourchambault-Decazeville. « Pour les travailleurs de la métallurgie il en ressortira fatalement que le patronat, déjà si fortement groupé dans le Comité des forges, constituera un bloc plus homogène mois vulnérable, parce que cimenté par la communauté d’intérêts dans les même sociétés filiales », avertit le syndicaliste Alphonse Merrheim. Face à des adversaires de taille, les ouvriers vont aussi changer d’échelle en appelant à la grève générale.

La barrière du langage

Sur les cendres de la Commune, insurrection parisienne réprimée dans le sang en 1871, le socialiste Jules Guesde et quelques camarades tracent les premières lignes du programme du parti ouvrier français en 1879. La même année, un certain Jules Cazelle plaide pour la première fois en faveur de la grève générale. « Nous soulèverons la grève tout entière s’il le faut… », pérore ce président de la commission de grève des menuisiers. « Il est possible, même probable, que nos camarades du bâtiment prendront la détermination de cesser le travail. La grève s’étendrait alors à tous les ouvriers du bâtiment : maçons, scieurs, et tailleurs de pierres, briquetiers, carreleurs, peintres couvreurs, plombiers, etc. »

Si l’expression se répand, elle ne passe guère la barrière du langage. « Les grèves générales resteront infécondes tant qu’elles resteront limitées à une localité et à une industrie, ce n’est que lorsqu’elles prendront un caractère général et soulèveront toute la masse ouvrière du pays qu’elles amèneront des résultats positifs », souhaite le quotidien socialiste L’Égalité, 2 juin 1880. Or ce Grand Soir ouvrier ne veut pas advenir, si bien qu’entre 1890 et 1913, la proportion de grèves réussies passe de 26 à 17 %, selon l’historien Jean Bouvier. « Au XIXe siècle, les syndicats se sont lancés dans des luttes qui ont échoué, ce qui a brisé leur organisation pendant de nombreuses années », rappelle Laurent Frajerman. Ces déconvenues n’empêchent pas Jean Jaurès, en 1914, d’en appeler à la grève générale afin d’éviter la guerre qui se prépare entre l’Allemagne et la France. Au lieu de cela, la mobilisation des troupes entraîne l’arrêt des activités syndicales…

Au sortir du conflit, face aux ravages de l’inflation, la CGT cheminots tente de déclencher une grève générale. Elle a constaté, avec l’économiste André Tiano, que « les salaires dont la détermination est influencée par l’action syndicale ont plus monté que les salaires qui n’ont pas subi cette influence. » Dit autrement la grève marche ! Les mineurs, marins et dockers rallient le mouvement le 3 mai 1920, suivis par les ouvriers du bâtiment et de la métallurgie le 7 et ceux du gaz et de l’électricité le 11. Pour briser ce front, le président Alexandre Millerand fait appel à l’armée, aux unions civiques, aux élèves de grandes écoles et aux « citoyens de bonnes volonté » pour relancer les trains. Quelque 15 000 cheminots sont renvoyés, ce qui pousse la CGT, de guerre lasse, à donner la consigne de reprendre le travail. Le coup est terrible. « Le syndicalisme est décapité et sa capacité de lutte est provisoirement brisée », décrit Laurent Frajerman.

Crédits : George Louis

Le patronat en profite pour élaborer de véritables tactiques contre les grévistes, dont les noms sont couchés sur des listes noires afin de ne pas les réembaucher. En miroir aux caisses ouvrières dans lesquelles des fonds sont rassemblées pour permettre de tenir le choc en l’absence de salaire, des caisses patronales voient aussi le jour. À cette stratégie de lutte, s’ajoute çà et là des négociations, la grève étant devenue un élément incontournable de la vie sociale. « Les grèves qui s’achèvent par un succès total ou un échec total sont de moins en moins nombreuses ; le plus souvent, la grève se termine à mi-chemin entre les prétentions syndicales et les intérêts patronaux », observe l’historien Stéphane Sirot, auteur du livre La Grève en France : Une histoire sociale XIXe-XXe siècle.

À peine arrivé au pouvoir en 1936, le Front populaire d’inspiration socialiste est confronté à une vague de grève importante. Partie des usines Bréguet, au Havre, où des ouvriers ayant refusés de travailler le 1er mai ont été sèchement licenciés, elle gagne de nombreux secteurs de l’industrie et même du commerce. Les salariés des Galeries Lafayette reçoivent le secrétaire général de la CGT Léon Jouhaux. Au total, les grèves concernent plus de 12 000 entreprises, dont 9 000 sont occupées, un nouveau mode de protestation qui paye. Ce n’est pas grâce au blocage des chemins de fer ou des services publics qu’elles arrachent les accords de Matignon, mais avant tout grâce au secteur privé.

Le mouvement obtient l’établissement de contrats collectifs, une augmentation générale des salaires (de 7 à 15 %), des élections de délégués du personnel, une garanti de la liberté syndicale de l’assurance qu’aucune sanction ne sera pris pour fait de grève. « Pour la première fois dans l’histoire du monde, toute une classe obtient dans le même temps une amélioration de ses conditions d’existence », se réjouit Léon Jouhaux. Dans les années qui suivent, la grève devient le mode de règlement des conflits sociaux par excellence dans le cadre de ce qu’il est désormais convenu d’appeler le compromis fordiste : les travailleurs obtiennent du pouvoir d’achat en augmentant la productivité.

Le mécanisme fonctionne jusqu’en mai 1968, dont le mouvement est celui qui se rapproche le plus de la grève générale, rêvée au début du siècle. Parti des université, il met près de 9 millions de personnes à l’arrêt et en immobilise encore d’autres millions : les transports en communs ne fonctionnent plus et le carburant manque. « Les voitures se raréfient, mais la circulation dans Paris se révèle aussi difficile qu’à l’ordinaire », écrit Le Parisien. « En raison du stationnement « anarchique » de l’arrêt des feux provoqué par les coupures de courant et surtout les files d’attente qui ne cessent de s’allonger à proximité des rares stations-services qui délivrent – au compte-gouttes – de l’essence aux catégories professionnelles prioritaires. » Le blocage des raffineries n’est ainsi pas pour rien dans les accords de Grenelle, qui augmentent le salaire minimum et crée un section syndicale d’entreprise. Cela dit, « l’opinion publique joue un rôle déterminant », juge Laurent Frajerman.

Crédits : Patrick Janicek

À une moindre échelle, le phénomène se reproduit en 1995. L’allongement de la durée de cotisation voulue par le gouvernement d’Alain Juppé mobilise des milliers de personnes en novembre. « Si deux millions de personnes descendent dans la rue, mon gouvernement n’y résisterait pas », concède avec une rare franchise le Premier ministre dans un entretien à Sud Ouest. La SNCF débraye, de même qu’EDF-GDF puis la RATP et enfin La Poste et France Télécom. Au 12 décembre, les organisateurs comptent 2 millions de manifestants. Mais le gouvernement ne recule qu’en partie et le mouvement s’essouffle.

En 2006, les lycéens et les étudiants parviennent à obtenir le retrait du projet de loi sur le contrat première embauche (CPE), sans que le pays soit bloqué, car leur mouvement pouvait être durable et assez imprévisible pour le pouvoir. Une décennie plus tard, la loi travail est notamment combattue par un blocage des raffineries, en vain, alors que la mobilisation est restreinte. « De plus en plus de pétrole est raffiné à l’extérieur des frontières », note Laurent Frajerman. « C’est donc un secteur important sans être décisif. Il n’y a pas d’arme absolue pour les grévistes », qui doivent donc lutter sur tous les fronts. Si une coupure générale d’électricité pourrait facilement bloquer le pays, elle serait susceptibles d’entraîner des accidents mortels de nature à retourner l’opinion publique contre le mouvement.

Reste donc aux grévistes à rallier le secteur privé, sur le modèle de mai 68, pour tordre le bras à un gouvernement inflexible. « Les derniers mouvements sociaux semblent se confronter uniquement à l’Etat, mais le patronat est en filigrane », souligne Laurent Frajerman. « Aujourd’hui, la discussion sur l’âge pivot est perturbé par le refus total du patronat d’accepter une hausse des cotisations pour la retraite, et donc des charges. » Seulement les employés sont aujourd’hui plus isolés, répartis entre entreprises sous-traitantes, en sorte qu’ils sont moins armés et moins disposés à faire grève. Il manque une pratique de lutte. Du côté du mouvement on espère que les vieux réflexes sont en sommeil et non endormis.


Couverture : Norbu Gyachung