Le grand absent

Dans une cage d’escalier, au fin fond de la Seine-Saint-Denis, six hommes encagoulés brandissent des Kalachnikov devant des tags indéchiffrables, hiéroglyphes de pyramide en béton. Certains arborent le numéro 93 sur leurs canons. Non loin de là, une ombre se découpe dans une cave alors que cinq lettres retentissent : S.E.V.R.A.N. Avec ce clip publié en 2014, Kaaris donne un hymne à sa ville. Après le Boulbi (Boulogne-Billancourt) de Booba, le Sevran de Kaaris se fait sa place parmi les banlieues formatrices de gros noms du rap français.

À l’image du Duc qui règne sur le département des Hauts-de-Seine, Kaaris semblait alors s’être installé sur le trône de la Seine-Saint-Denis, et en particulier sur celui de Sevran. Mais la vidéo date un peu. Sur YouTube, les commentaires ont aujourd’hui un sulfureux parfum de polémique : « Qui revient ici après le boycott de Kaaris par les rappeurs de Sevran ? » s’enquiert l’un d’eux. « Ça le boycotte alors que c’est lui qui a mis la lumière sur Sevran », ajoute un fan. « Allo Maes Da Uzi et tout là ? C’est pas Kaaris qu’a mis la lumière sur Sevran ? » abonde un autre.

Le rumeur a commencé la semaine dernière. Plusieurs artistes originaires de Sevran se seraient rassemblés pour réaliser une mixtape. Le problème ? Kaaris n’y a pas été convié. L’artiste emblématique qui a tant donné pour sa ville n’a pas été contacté par les rappeurs de la mixtape, dont Da Uzi serait à l’initiative. Il aurait invité Kalash Criminel, 13 block, ou encore Maes, mais pas Kaaris.

« C’est lui qui a contribué, avec Or noir, à faire connaître Sevran, à mettre cette ville sur la carte », affirme Lucas Désirée, animateur radio spécialisé dans le rap chez Générations. « Il a toujours dit qu’à Sevran il y avait du talent, et aujourd’hui, ce talent ça y est on le voit. C’est en grande partie grâce à Kaaris qui invitait déjà des rappeurs de Sevran quand il a commencé à péter, notamment 13 block. C’est un pionnier de la scène sevranaise. »

Alors pourquoi est-il exclu de l’aventure ? Peut-être parce qu’il n’est pas validé par Booba, qui distribue les bons et les mauvais points dans le rap français depuis Miami. Frères d’armes au début des années 2010, les deux rappeurs sont entrés en conflit en 2014 après de nombreuses provocations du Duc sur les réseaux. En retour, Kaaris a menacé de lui « briser les os » et de « boire son sang ». S’en sont suivies des insultes et des confrontations, dont une à Orly en août 2018, et un combat de MMA qui n’a finalement jamais eu lieu.

Bien qu’il ne soit pas originaire du 93, Booba s’y intéresse de près. Il a participé au lancement de Kaaris puis à celui de Maes, lui aussi originaire de Sevran. L’ayant pris sous son aile, Booba a accéléré son développement, notamment grâce au featuring sur « Madrina ». B2O les a-t-il convaincus, lui et Da Uzi, d’écarter Kaaris ? C’est ce que ce dernier semble savoir. Sur Skyrock, il explique que les rappeurs ne voulaient plus faire de feat avec lui, de peur de ne plus être « validés » par Booba.

En relayant un message de son manager, Da Uzi a soigneusement évité le sujet : « Aucun rappeur n’a jamais donné de force à Sevran. C’est Sevran qui a donné la force à certains rappeurs de sa ville. Sevran est une ville connue pour autre chose avant le rap et c’est pour ça que chaque rappeur de notre ville crée un engouement, mais ce n’est jamais les rappeurs qui ont créé notre ville. » Maes a lui aussi réagi aux polémiques en précisant qu’il n’a jamais vu Kaaris « dans les travaux », ce qui veut dire que Kaaris n’aurait jamais donné de la force aux nouveaux artistes.

Ce n’est pourtant pas exactement ce que Da Uzi disait en janvier 2019 : « Kaaris il a du talent. C’est lui qui ramené la lumière, t’inquiète pas qu’on va gratter », félicitait-il au micro de Skyrock. Kaaris avait également envoyé de la force à Maes au début de sa carrière en partageant un de ses sons sur Twitter. Mais Maes a choisi son camp : « Si t’es son ennemi, t’es le mien, il n’y a pas d’ambiguïté », rappait-il dans « PGP » en reprenant les paroles de Booba.

Autrement dit, Kopp exerce une telle influence dans le rap français qu’il est capable d’écarter le rappeur le plus emblématique de Sevran d’une mixtape sur sa ville et ce, avec l’assentiment des jeunes artistes de la ville de Seine-Saint-Denis. « Booba a un rôle évident sur le fait que les rappeurs de Sevran n’aient pas inclus Kaaris sur la mixtape, pour la simple et bonne raison qu’ils sont proches de Booba. Maintenant, les rappeurs refusent de collaborer avec Kaaris de peur que cela leur ferme des portes avec Booba, qui est devenu trop important dans le rap français », explique Lucas.

Trône

Avant d’empiler les provocations sur les réseaux sociaux, Booba s’est bâti une carrière monumentale. Né le 9 décembre 1976 à Boulogne-Billancourt, ce fils d’une Mosellane d’origine belge et d’un Sénégalais, qui a enregistré un disque de funk en 1978, découvre le rap américain lors d’un échange scolaire à Detroit, à l’âge de 15 ans. En fréquentant le quartier du Pont de Sèvres, à Boulogne, il fraye avec Les Sages poètes de la rue puis crée Lunatic avec Yassine Sekkoumi, alias Ali. Le duo sort deux albums devenus mythiques, et Elie Yaffa convertit ces bons débuts en énorme succès solitaire à partir de 2002.

Traversant les époques, Booba s’impose quatre décennies durant. En 2008, il sort 0.9, dans lequel il rappe pour la première fois avec autotune. Mal vu par certains puristes, qui préféraient le style de Temps mort, Panthéon ou Ouest Side, ce virage embarque en fait tout le rap français. Au total, ses neufs albums se sont vendus à plus de 2,5 millions d’exemplaires, ce qui le plaçait en 2019 dans les meilleurs artistes français en termes de ventes d’albums depuis 1995.

« Je pense que Booba c’est le boss, c’est tout. Il a su s’adapter à toutes les évolutions de la musique, il a su se renouveler aussi. Même à 40 piges il continue d’envoyer des sons qui marchent, des morceaux qualitatifs. On a tous grandi avec Booba, notamment les rappeurs de cette génération de Sevran. Il a une influence incroyable et elle est justifiée », précise Lucas.

Fort de cette hégémonie, le Duc se met à sélectionner ses épigones. En 2011, il invite le jeune Kaaris sur la mixtape Autopsie 4 et propulse ainsi sa carrière. Ensemble, ils enregistrent « le plus gros classique de ces dix dernières années », déclare K2A dans une interview en référence au titre « Kalash », sorti en 2012. « Tout le monde vient de quelqu’un. Après tu fais ta vie, normal », ajoute le Dozo.

La suite, on la connaît : les insultes succèdent aux clashs, un domaine dans lequel B2O excelle. À chaque fois qu’il s’en prend à un rappeur, Booba ressort vainqueur du duel. Certains lui reprochent d’aimer les embrouilles, mais le Duc ne veut pas qu’on empiète sur son terrain. « Il a cette culture du clash, cette culture de l’insulte », précise Kaaris à son sujet.

Réagissant à l’absence de Kaaris sur la mixtape, Kopp n’a évidemment pas mâché ses mots : « Pauvre Armand, je t’avais dit que ta seule issue c’est la bagarre mais t’écoute jamais papounet. » De son côté, Kaaris a cherché à calmer le jeu : « S’ils font une mixtape et qu’ils estiment que je ne dois pas être dedans, il n’y a aucun problème, chacun fait ce qu’il veut. Da Uzi a dit la vérité, la ville de Sevran a été connue par rapport à ce qui s’est passé. […] J’ai toujours remercié Da Uzi parce qu’il m’a soutenu à un moment précis et pour ça, je le remercie de ouf. C’est le poto, il n’y a rien du tout, tout ça c’est que de la merde. »

Cette fois, le clash ne durera donc pas. On dirait que personne n’a envie de s’engager dans une nouvelle bataille d’ego avec le Duc.


Couverture : Pari Dukovic