Jeter un œil

Donald Trump fronce les sourcils, et il n’est pas le seul. Ce samedi 15 août 2020, le président américain prend tout le monde à contre-pied lorsque, interrogé au cours d’une conférence de presse dans le New Jersey, il affirme vouloir « jeter un œil » au dossier Edward Snowden. On pensait le cas du lanceur d’alerte tout vu pour la Maison-Blanche, depuis qu’il a révélé, en 2013, que la National Security Agency (NSA) et d’autres agences de renseignement internationales espionnent les citoyens. Or le président américain fait preuve d’une étonnante mansuétude à l’égard d’un homme traditionnellement considéré comme un dangereux délateur par Washington.

Durant sa campagne présidentielle de 2016, Donald Trump ne cessait de qualifier Snowden de traître et avait promis de le traiter durement. En 2013, il avait même déclaré sur Twitter qu’il devrait être exécuté. Au début de cette année-là, Edward Snowden travaillait encore pour la NSA, l’agence américaine chargée du renseignement électronique. Il venait de dévoiler le système de surveillance de masse qu’elle exerçait en révélant à la presse des tonnes de documents confidentiels.

Edward Snowden

Malgré le scandale produit à l’époque, « la surveillance de masse continue aujourd’hui, presque sans entrave », juge Edward Snowden dans une tribune publiée par Wired le 28 juillet 2020. « Presque tout ce que vous faites, et presque tous ceux que vous aimez, sont surveillés et enregistrés par un système dont la portée est infinie, mais pas ses garants. » Pour Snowden, le public a enfin réalisé l’ampleur de cette surveillance, et c’est une prémisse indispensable à sa destruction.

À Washington, d’autres responsables remettent en cause les méthodes employées depuis des décennies. Pour le général Paul Nakasone, directeur de la NSA et chef de l’US Cyber Command, « la question est de savoir si le programme de surveillance est un outil dont nous avons encore besoin pour assurer la sécurité du pays » – si tant est qu’il y a jamais servi. En avril 2019, la NSA a également recommandé à la Maison-Blanche d’abandonner un programme de récolte d’informations à partir des appels téléphoniques et des SMS aux États-Unis. 

Selon Snowden, « l’ère de la surveillance de masse ne durera pas éternellement ». Le lanceur d’alerte en veut pour preuve les « braves étudiants de Hong Kong » et les « cyberpunks de San Francisco » qui ne passent pas un jour sans chercher des moyens de déjouer les outils de surveillance et d’améliorer les formes de gouvernement. Des mouvements populaires mondiaux se sont lancés pour la protection de la vie privée, comme CryptoParty, une organisation visant à enseigner au grand public les bases de la cryptographie. 

« L’ingéniosité et l’invention ont fait émerger des systèmes qui protègent nos secrets et peut-être nos âmes », poursuit-il. « Ces systèmes ont été créés dans un monde où se donner les moyens d’avoir une vie privée donne le sentiment d’être un criminel. » Mais il va falloir que ce genre d’initiatives se multiplient pour que la Maison-Blanche change véritablement d’opinion sur Snowden. 

En résistance

Quand il a découvert les révélations d’Edward Snowden, Max Schrems est resté, comme beaucoup, muet. Mais il n’a pas tardé à prendre la parole. En 2013, ce juriste autrichien a déposé plainte contre Facebook, au prétexte que la loi américaine n’offrait pas de protection suffisante contre la surveillance des citoyens européens qui utilisaient les services du réseau social.

Jeudi 16 juillet 2020, la Cour européenne de Justice (CEJ) a rendu un arrêt en sa faveur, qui rejette l’accord conclu entre l’Union européenne et les États-Unis relatif à l’échange de données personnelles. Grâce à cette décision, « les entreprises comme Facebook ne pourront envoyer des données vers les États-Unis que si cela est absolument nécessaire », se réjouit-il. Cela dit, « les règles européennes de protection de la vie privée se heurtent toujours à la législation américaine en matière de surveillance ».

On ne peut donc pas faire grand-chose légalement contre les entreprises technologiques américaines qui collectent des données. Le 19 août dernier, Max Schrems a de nouveau déposé plainte contre 101 sites web car ces derniers transfèrent encore et toujours les données de citoyens européens de l’autre côté de l’Atlantique, généralement via des services tels Google et Facebook.

Max Schrems
Crédits : photonews.at/Anna Rauchenberger

Mais les informations personnelles ne partent pas que de ce côté-là. Le réseau social chinois TikTok est soupçonné d’envoyer les données récoltées sur le territoire américain directement au Parti communiste chinois. Par ailleurs, Pékin use et abuse de la reconnaissance faciale et il n’est pas le seul à se saisir de ce nouvel outil de surveillance. Un de ses spécialistes, le géant américain Amazon, est d’ailleurs très critiqué. Alors il a réagi.

Le 11 juin dernier, le groupe de Jeff Bezos a interdit à la police d’uti­li­ser sa tech­no­lo­gie de reconnaissance faciale pendant un an, après que des défen­seurs des droits humains ont souli­gné qu’elle discriminait notamment les personnes noires. À quelques jours d’intervalle, le PDG d’IBM Arvind Krishna, avait annoncé que son entreprise allait cesser de commercialiser les services de reconnaissance faciale d’autres fournisseurs « pour la surveillance de masse ». En avril dernier, l’État de Washington a également adopté une loi de régulation sur les logiciels de reconnaissance faciale. 

À chaque fois, ces décisions sont prises pour répondre à l’inquiétude grimpante du public. Dans une interview accordée au journaliste Glenn Greenwald en avril dernier, Edward Snowden constatait que « désormais, tout ce qu’il nous reste, nos droits, nos idéaux, nos valeurs en tant que personnes… est ce après quoi ils courent, c’est ce qu’ils nous demandent d’abandonner, c’est ce qu’ils veulent changer. » Son indignation a trouvé un large écho.

Snowden reconnaît que la bataille a encore quelque chose de David contre Goliath. Il se réjouit qu’à eux seuls, certains individus aient imaginés de meilleurs outils que n’importe quel État, mais tant qu’elles sont isolées, ces initiatives ne font pas le poids. Mises bout à bout, elles annoncent toutefois le début de la fin de l’ère de la surveillance de masse. La résistance s’organise.


Couverture : Daniel Monteiro