¡Escobar, adiós!

Sur les rives du Río Medellín, les tractopelles ratissent la terre, alors que les grues continuent leur ballet infernal. Digne d’une construction pyramidale égyptienne, le chantier est titanesque et pourrait presque se voir d’un bout à l’autre de la vallée de l’Aburrá. Les voitures détournées par la zone de travail prennent leur mal en patience dans des embouteillages compacts qui rythment le quotidien des Medellinense depuis plusieurs années.

Au-delà des barrières de sécurité vert menthe qui encadrent cette agitation constante, l’ambiance est tout autre. Il n’y a pas foule dans les allées soignées du parc, mais des enfants en roller et des chiens à la queue frétillante se croisent avec entrain. Quelques tissus sont tendus sur les pelouses, prêts à accueillir des pique-niques, et des chaises longues en bois poncé invitent à la détente. Les frêles arbres alentours ne sont pas encore bien grands et il faudra attendre encore un peu avant qu’ils n’offrent une ombre bienvenue aux promeneurs·euses.

Le Parques del Río est l’un des chantiers les plus ambitieux de Medellín, qui a recueilli la sueur d’un millier d’ouvriers·ères depuis le début de sa construction en 2015. Ce projet pharaonique de la mairie veut faire du cours d’eau qui sépare paresseusement la ville un point névralgique de l’écosystème urbain et fournira à ses 3,5 millions d’habitants 1,6 million de mètres carrés d’espace public. Cette série de parcs devrait permettre de réduire l’utilisation de la voiture en facilitant les accès aux métros et le projet prévoit de planter 131 espèces d’arbres différentes pour attirer pas moins de 80 espèces animales.

Le Parques del Río
Crédits : Durán Electrónica

Nominé le 3 mai par Le Monde dans la catégorie « Urbanisme », Parques del Río est en lice contre une vingtaine de projets pour remporter l’un des prix de l’innovation urbaine (Le Monde Cities se déroulera le 28 juin 2019 à Paris). Ce prix rejoindra peut-être une vitrine déjà bien garnie de récompenses de la municipalité, aux côtés de celui obtenu en décembre dernier lors du World Architecture Festival à Amsterdam.

À la mort de Pablo Escobar en 1993, Medellín était considérée comme l’une des villes les plus dangereuses au monde. Un an plus tôt, elle atteignait le taux record de 390 homicides pour 100 000 personnes. Près de 30 ans plus tard, la voilà qui apparaît transfigurée, devenue un bel exemple d’urbanisation et d’innovation, qui inspire des duos enflammés à Madonna et Maluma, sur « Medellín », en l’honneur de la ville de naissance de l’artiste colombien.

Capitale de l’innovation en 2013 selon le Wall Street Journal, la ville est désormais tournée vers le futur et des projets comme Parques del Rio en sont la preuve. « Les trente dernières années ont permis de construire une sorte de ville-laboratoire », explique l’architecte colombien Jorge Pérez. « Ce projet de Parques del Rio a permis de créer différents exercices de planification et de gestion cherchant à offrir des solutions à une crise historique et très complexe. » Car le narcotrafic était loin d’être le seul problème.

Ode au dialogue

Originaire de Medellín, Jorge Pérez a également dirigé le bureau de planification du projet Parques del Río. L’urbanisme de la ville n’a ainsi aucun secret pour lui. Pour décrire le contexte expliquant la spectaculaire évolution de la deuxième plus grande ville de Colombie, Pérez remonte le XXe siècle et additionne les problèmes qui ont mené à une longue crise structurelle.

« La ville a tout d’abord subi une urbanisation explosive et vaste », explique-t-il. « Alors qu’elle ne comptait que 100 000 habitants au début du XXe siècle, elle est aujourd’hui une métropole de presque quatre millions d’âmes. » Medellín était alors la capitale d’une région minière, d’élevage et de plantations de café qui a rapidement attiré de nouveaux·elles venu·e·s, désireux·euses de goûter à ce « succès économique relatif ». Elle a grandi à toute vitesse, entraînant sur ses marges l’entassement de communautés vivant dans une grande précarité, avec un haut degré d’exclusion sociale et une absence de ressources.

À la fin des années 1970, la crise a jeté sur Medellín un voile opaque, conséquence d’un puissant déclin industriel, de l’affaiblissement de l’économie du café ou encore de la fermeture du réseau de chemins de fer par le gouvernement colombien, isolant la ville pour plusieurs années.

Crédits : Joel Duncan

En outre, Medellín n’avait guère – à l’instar des autres villes colombiennes – de structures démocratiques et institutionnelles locales. « En définitive, comme il n’y avait pas de développement économique et qu’il n’y avait pas non plus les institutions que requiert une ville, Medellín était gérée sans participation plurielle, sans structure démocratique », poursuit Pérez.

Comme si tous ces facteurs ne suffisaient pas, l’explosion du narcotrafic à la même période a alourdi le bilan. Depuis la colonisation, « Medellín était un important carrefour commercial de par son emplacement, entre Atlantique et Pacifique, non loin du canal de Panama et de la forêt [amazonienne] ». Au narcotrafic s’est ajouté un nouveau problème : celui d’une « violence sans limite » qui a pris d’assaut les rues. « Il faut ajouter le rôle de l’un des plus grands et plus horribles terroristes de l’histoire : Pablo Escobar », ajoute l’architecte, soudain amer, se remémorant cette époque de terreur et de douleur. « Tout ceci a fait de Medellín une ville qui à la fin des années 1990 était invivable, sans futur et sans espoir. »

Mais alors que Medellín était dans sa période la plus sombre, elle a eu la possibilité, à travers le changement démocratique, de faire sa mue. En 1988, pour la première fois, des élections locales ont été organisées en Colombie.

Deux ans plus tard, le président fraîchement élu, César Gaviria, a créé le Conseil présidentiel pour Medellín. Cette nouvelle institution devait contribuer à chercher des solutions, mais elle s’est en fait transformée en « un instrument de dialogue social qui appelait à la participation d’une grande partie de la société ». Un chemin s’est ouvert. « Ce fut une décennie fondatrice au cours de laquelle se sont créés toute une série de projets sociaux, culturels et urbanistiques », s’enthousiasme Pérez.

Avec la mort de Pablo Escobar en décembre 1993, la fragmentation du cartel de Medellín et les efforts de la ville, le taux d’homicide a chuté de 80 % entre 1991 et 2010. À partir des années 1990, la mairie a construit à toute vitesse des parcs, des musées, des bibliothèques publiques et des écoles dans les quartiers pauvres situés sur les hauteurs de la ville, ainsi qu’une série de transports publics, comme le métro et le Metrocable – son désormais célèbre téléphérique.

Crédits : Lonely Planet

Elle voulait non seulement réduire le temps de trajet des habitants, mais également faciliter l’accès aux centres industriels et commerciaux, et favoriser l’égalité sociale ainsi que la durabilité environnementale. Ce sont justement ces connexions qui ont créé l’innovation à Medellín, qui s’est pleinement installée au cours de la décennie suivante.

Ruta N

Quand Sergio Fajardo est arrivé à la tête de l’hôtel de ville en 2004, il a cristallisé toutes les pistes de réflexion qui avaient été examinées au cours des dix dernières années. La réduction de la pauvreté, des inégalités et de l’exclusion a été érigée en priorité. Plus que jamais soutenus par la mairie, des projets ont fleuri pour accroître l’inclusion sociale et la qualité de la vie au travers d’espaces publics innovants.

Le gouvernement local a travaillé main dans la main avec des sociétés, des universités et des organisations communautaires pour dynamiser la ville et lutter contre la violence. Par exemple, en 2006, neuf des plus grandes entreprises de la ville ont participé au financement d’un musée des sciences.

Medellín est peu à peu devenue un modèle en termes de gouvernance. En « faisant de l’architecture et de l’urbanisme des outils d’intégration sociale », la commune avait sa place parmi les meilleures innovations urbaines, selon un rapport publié en 2015 par le Forum économique mondial.

Le maillage de startups soutenu par la municipalité s’intègre dans un l’écosystème de science, de technologie et d’innovation. Alors que la ville était considérée comme la capitale industrielle de la Colombie au XXe siècle, elle a effectué un virage serré pour susciter de nouvelles formes d’entrepreneuriat.

Les locaux de Ruta N
Crédits : Jordi Kf

En 2009, un centre public baptisé Ruta N a même été crée pour appuyer cette transition. « Le principal objectif de Ruta N a toujours été de contribuer à l’amélioration de la qualité de la vie des habitants grâce aux sciences, à la technologie et à l’innovation », explique Alejandro Franco Restrepo, son directeur exécutif, depuis le gigantesque et moderne complexe aux couleurs ocres, où la végétation a été intégrée de façon ingénieuse à tous les étages des bâtiments. « Pour ce faire, nous cherchons à attirer des organisations et des capitaux, nous travaillons au développement du tissu commercial de la ville et nous cherchons des solutions aux défis de Medellín. »

Pour Restrepo, le bilan depuis la création de Ruta N est positif et découle des efforts déployés par de nombreux acteurs privés et publics. « Nous sommes passés d’un chiffre proche de 0,8 % du PIB investi dans les activités de science, technologie et innovation à 2,27 % », ajoute-t-il pour illustrer la transformation de la ville.

En désirant créer un environnement favorable aux investissements et à l’esprit d’entreprise à Medellín, le complexe a attiré plus de 280 organisations de 31 pays. Situé dans la zone nord de la ville, il aurait engendré plus de 7 300 emplois, « ce qui était impensable pour le Medellín du début des années 1990 ».

Ruta N prévoit déjà qu’en 2021, « l’innovation sera le principal moteur de l’économie et du bien-être de la ville, reposant sur un écosystème de catégorie mondiale ». Mais le chemin à venir est toutefois loin d’être simple et asphalté.

La peur du gouffre  

Comme toutes les grandes villes, Medellín est dans une dynamique complexe, où des questions telles que la sécurité, la mobilité, l’environnement et l’accès à des soins de qualité constituent des défis croissants. En outre, beaucoup d’infrastructures étant actuellement en construction, Jorge Pérez s’attend à ce que la pression routière et immobilière s’intensifie jusqu’à devenir intenable. À moins d’apporter des « réponses nécessaires », avec des projets comme le Parques del Rio.

Mais ce dernier a essuyé pas mal de coups. Son coût de départ de 4,3 milliards de pesos (1,1 million d’euros) est par exemple supérieur au budget total de la ville en 2015.

Le maire Federico Gutiérrez
Crédits : Agência Brasil Fotografias

Si la première étape des travaux est encore en cours, le développement du projet a été suspendu avant l’entrée au pouvoir de l’actuel maire Federico Gutiérrez, hier défenseur du projet, passé dans le camps des opposants. Pour l’instant, ce parc, considéré comme un gouffre financier par l’actuelle mairie, « n’est plus une priorité » et le «débat autour de l’urbanisme, sur le développement écologique n’est plus au cœur des discussions », estime à regret l’architecte qui craint que ce retard obère l’avenir de la ville.

Selon lui, la ville possède un indicateur très faible d’espace public par habitant de 3,7 m2. « Le parc est pratiquement la seule opportunité pour augmenter cette mesure à près de 7,5m2 », ajoute Pérez. On est encore loin des 9 à 15 md’espaces verts par habitant recommandés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), mais ce projet de grande envergure permettra en outre à la ville de se connecter enfin avec ce cours d’eau isolé depuis plusieurs décennies.

Pour Alejandro Franco Restrepo, « l’innovation, la recherche et le développement, en tant que centre de l’écosystème, jouent un rôle fondamental » pour continuer à progresser en tant que société. Medellín est encore loin d’égaler les grands centres américains et européens sur le plan technologique, mais des entreprises comme Globant, Accenture et Tuya Smart sont déjà arrivées au complexe Ruta N.

Grâce à l’innovation et à l’effort collectif, la ville offre un potentiel de réussite durable et elle a ainsi posé les bases de sa transformation. « Il est vrai que le chemin est encore long », acquiesce Pérez. « Mais quand on compare l’état de la ville au début des années 1990 à celui d’aujourd’hui, l’évolution est extraordinaire, inspirante voire merveilleuse ».


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