Ce matin, dans les allées de la cité Magnolia, les habitants hilares brandissent des tee-shirts et dansent aux rythmes cuivrés d’une fanfare. Posté en hauteur, accroché d’une main à une poutre et tenant dans l’autre une trompette, un jazzman guide la foule. À ses côtés, un autre musicien toise la Nouvelle-Orléans et sa fête. Son instrument à lui, c’est un gros joint d’herbe, coincé entre ses dents cariées recouvertes d’or. Ce fumeur aussi danse et rigole, et pourtant, dans le corbillard en tête de cortège, repose un homme qu’il appelait « mon frère ».

Pourquoi faudrait-il revêtir les habits de la mort quand celle-ci nous a retiré un frère ou un ami ? Les louisianais préfèrent célébrer la vie lors d’un enterrement. Et si les pleurs sont forcément partout un tel jour, ils sont toujours mêlés de rires et brisés par des démonstrations de joie. À mi-chemin entre des traditions européennes et africaines, ces « Jazz Funerals » résument à elles seules où nous sommes. La Louisiane est un espace créole, un carrefour de cultures et d’influences où les limites entre peine et joie, entre sacré et profane, se brouillent, où se mélangent l’Afrique, l’Europe et l’Amérique.

Le fumeur de marijuana suspendu dans les airs, c’est B.G., pour « Baby Gangsta ». Rappeur orléanais et superstar nationale, B.G. a vendu presque quatre millions de disques et popularisé un mot d’argot qui a fait le tour du monde, jusqu’à venir forcer l’entrée du Petit Robert : « bling-bling ». Ses heures de gloires, il les a connues sur Cash Money Records, un label à l’ADN on ne peut plus local tenu d’une main de fer par Ronald et Brian Williams, deux frères qui transforment les petits rappeurs de rue en puits de pétrole.

Le corps de James Adarryl Tapp, Jr. a été retrouvé le soir de Thanksgiving 2003, devant la maison qu’il avait offerte à sa mère.

Si, ce jour-là, B.G. a consenti à descendre Valence Street pour rejoindre le quartier de Magnolia, c’est donc pour enterrer un ami. Le corps de James Adarryl Tapp, Jr. a été retrouvé le soir de Thanksgiving 2003, devant la maison qu’il avait offerte à sa mère. Cinq balles dans le torse, deux dans la tête et les poches vidées. Lui aussi était rappeur. D’ailleurs, plus personne ne l’appelait James depuis longtemps à la Nouvelle-Orléans. Ici, pour tout le monde, il était Soulja Slim, il était « the Realest ». Le principal Q.G. qu’a connu le soldat Slim, c’est No Limit Records, l’autre grand label de rap orléanais, tout aussi boulimique de dollars que l’entreprise des frères Williams.

Ils sont liés à des quartiers rivaux et des labels concurrents, mais B.G. et Soulja Slim sont devenus amis. À la fois fantassins d’une guerre fantôme et fratricide pour la fierté, l’honneur, l’argent et les serpillères qui absorbent puis transforment les malheurs en fêtes après leur essorage, B.G. et Soulja Slim sont deux « Soljas ».

Bounce music

 

Il n’y a pas que des trottoirs qui longent les bâtiments de Magnolia. Il faut dire que les coulées de béton n’y restent pas longtemps intactes. En quelques saisons elles se craquèlent, chahutées par la terre mouvante, les plantations anarchiques et l’eau de l’océan qui s’infiltre. Magnolia a été construite dans une cuvette inondable, c’est sans doute pour ça que la boue naturelle et plus malléable y a parfois été préférée au bitume. Sur les terre-pleins en dur qui tracent les allées, l’eau des dernières pluies stagne dans les creux et laisse des flaques, pendant que le chiendent perce à travers les cicatrices du béton ramolli. Les bâtiments sont en briques et de nombreuses fenêtres sont en bois ou en carton. C’est la seule solution trouvée par les habitants pour ne pas laisser de trous béants dans leurs murs, puisque les services publics ont déserté l’endroit et que les vitres brisées des HLM ne sont jamais remplacées.

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The Saint Bar and Lounge, par Lester Carey
Crédits : Morris Brum

Sur ces murs, des indications peintes à la main renseignent sur les lieux, à quoi ils servent, ce qu’ils vendent : « Cold Beer », « Fresh Meat », « Try Our Gumbo », « No Loitering », « Low Prices ». Ces enseignes, mises en garde et autres illustrations au style naïf et coloré, sont l’œuvre de l’artiste Lester Carey. On les croise dans Magnolia comme dans toute la Nouvelle-Orléans, au milieu de graffiti anonymes marquant les territoires ou célébrant les quartiers d’Uptown. Au XIXe siècle, Uptown indiquait une direction, le sens inverse du cours du Mississipi, qu’il fallait suivre pour atteindre les quartiers nord. Aujourd’hui, c’est le nom de la zone qui longe les bords nord-est du fleuve au cœur de la ville, et c’est ici que se trouve Magnolia.

De Calliope à Melpomène, il est coutumier à Uptown de donner des noms de muses grecques à ses quartiers pauvres les plus célèbres. Magnolia est une exception. Ici, si les briques portent le nom d’une fleur, c’est sans doute parce qu’il n’existe pas de muse de la violence et de la mort. Pourtant, c’est dans ces énergies négatives que les artistes de Magnolia puisent toute leur inspiration. Ils s’inspirent de leur quotidien, de leur bout de tiers-monde dissimulé en plein cœur de la première puissance mondiale. Magnolia a donc germé sur un tas de purin, et il n’y a rien de plus fertile. James Adarryl Tapp Jr. dit « Soulja Slim » n’aurait pas pu naître ailleurs.

Printemps 1994, Craig Lawson tourne en rond dans son appartement de Parkway Avenue. Connu dans le quartier sous le pseudonyme de KLC, Lawson gère un petit label sans le sou, Parkway Pumpin’ Records, depuis qu’il a quitté son job au supermarché deux ans plus tôt. Depuis 39 Automatic de son groupe 39 Posse, KLC et son label sont quasiment au chômage technique. Le jeune homme brûle d’envie de travailler à un nouveau projet et une rumeur venue d’un quartier voisin attise ce feu. On y parle d’un garçon de dix-sept ans au charisme surnaturel, dans des termes habituellement réservés aux adeptes locaux du vaudou. On dit qu’il est une force de la nature, qu’avec ses mots il tue et redonne vie aux morts, guérit les malheurs et révèle les vices cachés. On dit surtout qu’il pourrait être le meilleur rappeur que la Nouvelle-Orléans ait jamais connu.

Ce gamin, c’est James Tapp. Cela fait maintenant trois ans qu’il a quitté l’école pour aider sa mère à survivre et financer l’or qu’il veut faire couler sur l’émail de ses dents. James vend de la cocaïne et de l’héroïne aux zombies qui rodent aux abords de Magnolia, et tous les week-ends, il squatte les Club Rumors et Club 49 pour y décharger le mal qu’il a emmagasiné toute la semaine. C’est ici qu’il rappe et d’ici que part la rumeur. C’est là-bas que KLC ira cueillir celui qui se fait alors appeler « Magnolia Slim ».

Avec ses deux étages de fêtes et un restaurant adjacent qui ne ferme jamais, le Club 49 est un haut lieu de la nuit orléanaise depuis les années 1980. Loin des ambiances branchés du centre, derrière sa devanture en bois blanc qui rappelle la coque d’un bateau de pèche, on y joue du funk, de la bounce et du rap pour les pauvres venus d’Uptown. Habitant de Magnolia, Captain Charles est le DJ résident depuis l’époque où le club s’appelait Discovery. Et cette nuit de 1994, il s’apprête à céder sa place à DJ KLC…

KLC se souvient de ce gamin qui s’invitait sur les scènes du Circle, pour rapper aux côtés d’ados sans âge, couverts de cicatrices et de tatouages.

En découvrant la grande carcasse maigre de Tapp à ses côtés sur l’estrade du Club 49, KLC a un flashback. Il reconnaît cet ado, c’est le petit feu follet de Magnolia, le gamin intenable qu’il avait croisé plus d’une fois lors des concerts rap du quartier. KLC a grandit à Melpomène, mais il est souvent venu faire le DJ aux block parties de Magnolia. Ces après-midis et soirées en plein air sont un peu les jeux romains des cités d’Orléans. La vie s’arrête le temps de concerts et de grandes bouffes enfumées et arrosées d’alcool. À Magnolia, ces block parties prennent traditionnellement place sur un grand lopin de terre entouré d’arbres derrière la cité, un coin de verdure un peu moins cabossé que les autres, surnommé « The Circle » par les résidents.

KLC se souvient de ce gamin qui s’invitait sur les scènes du Circle, pour rapper aux côtés d’ados sans âge, couverts de cicatrices et de tatouages. Et il se souvient que déjà le jeune James occupait pas mal les discussions. Il n’était pas encore question de ses talents de rappeur, mais de ce qu’il faisait le reste du temps. À douze ans, James était bien trop orgueilleux pour recevoir les ordres d’un chef, alors il s’était lancé dans le trafic de drogue seul, sans connexion, ni même le moindre fournisseur. Avec pour seul compagnon une arme à feu qu’il avait déniché Dieu seul sait où, il braquait ses ainés pour récupérer leurs bénéfices, aussi bien le liquide que ce qu’ils avaient réinvesti en pierres précieuses, et leur marchandise, pour la revendre.

Des années plus tard, KLC retrouve donc James Tapp qui, devenu Magnolia Slim, continue à faire parler de lui. Mais cette fois c’est pour sa musique et rien d’autre.

Passant par le milieu de Magnolia Street pour la couper en deux, Valence Street est une rue qui traverse le 13e District de la Nouvelle-Orléans. C’est l’un de ces endroits où l’on croit apercevoir un brin de mixité sociale. Des Blancs, des Noirs, des riches, des pauvres, des coins sécurisés, d’autres plus dangereux. Mais en y regardant plus près, on y voit surtout une succession de zones blanches riches sécurisées et de zones noires pauvres criminalisées. Valence Street, c’est aussi le territoire du V.L. Posse, un gang qui braque les passants et deale des pilules de poudre colorée. Il y a de fortes chances que ce soit un membre du Posse qui ait assassiné le père du jeune Christopher « Doogie » Dorsey pendant un cambriolage. Il n’a que douze ans, mais Christopher se retrouve livré à lui-même après la mort de son paternel. Valence Street devient son foyer, et il l’arpente de long en large, vivotant entre les petites arnaques et la vente de marijuana, de cocaïne ou d’héroïne. Après quelques mois de rue, Doogie ne vendra plus que les deux premiers, se réservant l’héroïne pour que les nuits paraissent moins longues.

La consommation d’héroïne affecte et modifie progressivement le timbre de voix du garçon. Après cette seconde mue, ses cordes vocales semblent être constamment au bord de la rupture, et sonnent comme si elles avaient trempé dans la vase. Son timbre devient rocailleux, vicieux, sale. Quand il parle, on entend la voix d’un gosse qui a bu tout le Mississippi. Le meilleur moyen de mettre tout cela à profit, c’est évidemment de rapper. Alors Doogie commence à raconter sa vie et le meurtre non élucidé de son père dans les soirées rap du quartier. Et à force d’allers-retours de la rue aux petits concerts, il finit par faire la connaissance de Terrance « Gangsta » Williams, grande figure du trafic de drogue orléanais, qui à coup de centaines de milliers de dollars vient d’aider ses demi-frères à monter leur label : Cash Money Records.

En 1986, le duo de rappeurs new-yorkais The Showboys sort le single Drag Rap. Programmé sur une TR-808 de Rolland, le beat de Drag Rap pourrait servir de publicité à cette célèbre boîte à rythme tant il en fait une démonstration de toutes les sonorités. Les caisses claires très sèches sifflent comme des serpents à sonnette, les basses lourdes résonnent si profondément qu’elles délogent les plombages des molaires abimées, et le tout est rythmé par le son métallique d’une petite cloche reconnaissable entre mille. Problème, le single est un four. Les Showboys ne sont même pas certains d’en avoir vendu un seul, et les maxis s’entassent et s’encrassent chez les disquaires de New-York.

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Un magasin de Magnolia, par Lester Carey
Crédits

Par miracle, un exemplaire du maxi Drag Rap atterrit dans la sacoche d’un DJ orléanais de passage à New-York. La suite de l’histoire ressemble à celle de la propagation d’une épidémie. Samplé par des DJs en Louisiane, dans le Tennessee et en Floride, Drag Rap devient Triggerman, une boucle dansante au statut immédiatement mythique dans le Sud des USA. Dans le 17e district de la Nouvelle-Orléans, MC T-Tucker et DJ Irv font trembler chaque soir le Club Ghost Town avec Were Dey At, construit avec trois notes bouclées sur le Triggerman. Un an plus tard, l’opportuniste DJ Jimi connaît un succès dingue avec quasiment la même chanson. Ce sont les débuts de la bounce music.

Si la mayonnaise Triggerman prend en Louisiane, c’est parce que Drag Rap rappelle ses fanfares partouzardes. Au rythme saccadé, rapide et hypersexuel, s’ajoute le chant répétitif, qui fait écho à celui des Indiens Noirs de Mardi Gras. Par le plus grand des hasards, Triggerman et par extension toute la bounce music, renvoient à la tradition musicale orléanaise : le jeu de question/réponse entre les musiciens et le public, l’énergie joyeuse, communicative et la recherche du dansant. C’est donc naturellement que les rappeurs louisianais se tournent massivement vers ces sonorités.

Were Dey At et les premiers tubes Bounce se sont glissés dans les sillons creusés par quelques pionniers, des DJs et producteurs géniaux qui ont parfait le son de la bounce music pour qu’elle devienne un genre à part entière. Parmi ceux là, les plus célèbres sont les DJs, et amis d’enfances, Mannie Fresh et KLC.

Magnolia Slim et B.G.

 

Printemps 1994, les présentations entre KLC et Magnolia Slim ont été faites. Content d’avoir trouvé quelqu’un capable de le fournir en beats pour ses raps, Slim accepte de rejoindre Parkway Pumpin’ Records sans plus de prélude. Il faut dire que le label est plutôt libertaire. Les artistes ne signent pas de contrat, sont libres d’aller et venir, de collaborer avec qui ils veulent, et tous les bénéfices générés sont partagés en liquide. Les collègues de Slim au sein du label se nomment Fiend, Lil Mac The Lyrical Midget, Mystikal Mike, Mr. Serv-On et Da Hound. Que des noms à coucher dehors, mais ceux d’artistes qui dans les années à venir vendront, au moins, des dizaines de milliers d’albums.

Pour l’instant, tout ce petit monde est composé d’anonymes, et KLC est juste impatient d’entendre Magnolia Slim, de vérifier si ce que raconte la rumeur est vrai. Slim s’installe dans la cabine d’enregistrement bricolée dans un placard de l’appartement et se lance. Au bout de quelques secondes, KLC est obligé de constater que Magnolia Slim ne rappe pas vraiment, qu’il ne fait que parler un peu plus vite que d’habitude, en haussant sa voix et en terminant ses phrases par des intonations légèrement chantonnées.

Dans son récit se croisent des orléanais effrayés, des poches pleines de drogues, des gorges ouvertes à coup de ferraille rouillée, des flics envoyés par Belzébuth.

KLC s’apprête à décréter la déception, mais plus le morceau avance, plus le sortilège du rappeur fait son œuvre. D’une voix âpre et sauvage, Magnolia Slim raconte simplement sa vie. Le style mélange savamment cruauté et humour, et n’a qu’un but, rester fidèle à la réalité. Dans son récit se croisent des orléanais effrayés, des poches pleines de drogues, des gorges ouvertes à coup de ferraille rouillée, des flics envoyés par Belzébuth. Et la fierté. La fierté d’avoir vécu ces histoires, la fierté de vivre à Magnolia, cet aperçu de l’enfer sur terre. Chacune des images balancées par Slim s’imprime dans la rétine de KLC, car de la façon dont il les raconte, il ne fait aucun doute que chacune des horreurs éructées par le rappeur a bien eu lieu.

KLC offre à Magnolia Slim ses productions les plus sombres. Les batteries sont lentes, les cuivres dissonants et les samples, découpés pour tourner sur eux-mêmes, créent un tourbillon qui happe l’auditeur et le force à écouter les histoires du rappeur jusqu’au bout. Le résultat de cette séance d’enregistrement est un album de sept titres qui va retourner tous les estomacs d’Orléans : Soulja Fa Lyfe. La personnalité de Magnolia Slim est pour beaucoup dans la réussite de ce projet. Racontant ses atrocités le sourire aux lèvres, le rappeur semble possédé par un de ces démons qui dorment dans les bayous. Aurait-t-il réellement des pouvoirs vaudous ? Sur Bitch Nigga, Slim annonce que son rival Daddy Yo va bientôt mourir. Quelques semaines plus tard, le corps de ce dernier est retrouvé dans la rivière, allégé d’une âme mais alourdi de quelques plombages.

Été 1995, Christopher « Doogie » Dorsey est désormais hébergé par la famille Williams, qui l’a sorti de la rue. Brian et Ronald Williams ne lui réclament pas de loyer : ce qui les intéresse, c’est sa voix. Ils aimeraient envoyer les graviers du fond de sa gorge sur les ondes radios, et les faire revenir dans leurs poches, transformés en billets verts. En plus de Doogie, Cash Money traîne dans ses pattes un autre gamin d’à peine douze ans, Dwayne, dit « Baby D ». Ce gremlin imberbe et chétif vient de forcer les portes du label en harcelant les frères Williams, qui ont fini par accepter de le signer pour un disque.

Doogie et Baby D se trouvent réunis sous l’étiquette « B.G.z », les « Baby Gangstaz ». Le nom du duo a été choisi en hommage à Terrance « Gangsta » Williams, ce demi-frère crapuleux et secret qui a financé l’affaire de Brian et Ronald. Les bébés gangsters commencent à enregistrer des titres comme From Tha 13th To Tha 17th, qui célèbre les voyous de Valence Street jusqu’à Holygroove, le quartier d’origine du petit Dwayne. Les productions assurées par Mannie Fresh, virtuose du Triggerman et de la TR-808, rendent le tout dansant et conquiert les rues d’Orléans.

Sur True Story, premier et unique album des B.G.z, Baby D n’apparaît que sur deux titres sur huit. C’est sa mère poule qui refuse de l’y voir davantage, angoissée par les ignominies que les frères Williams font dire à son fils à peine pubère. Si Baby D est autant couvé, c’est parce que sa mère est hantée par le souvenir du jour où il a échappé de justesse à la mort, de ce matin où elle l’a retrouvé baignant dans son propre sang, après s’être plombé lui-même l’abdomen en jouant avec le revolver qui traînait sur le carrelage du salon. En attendant qu’il grandisse, les Williams placent donc Baby D en retrait, et les B.G.z deviennent le groupe d’un seul homme. Grâce au succès de True Story, le nom du groupe reste collé aux basques de Christopher « Doogie » qui, sans s’en rendre compte, est lentement et naturellement devenu « B.G. ».

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Parti de Melpomène en lycéen fauché, Percy Miller prépare son retour en Louisiane depuis le toit d’un tank forgé dans l’or d’un trésor de guerre. En Californie, Percy est devenu Master P et a fondé No Limit Records avec les 10 000 dollars d’un héritage. Grâce à ses premiers albums solos et à ceux de TRU, le groupe qu’il forme avec ses deux frères, C-Murder et Silkk, Master P est en passe de rajouter un zéro à sa mise de départ. Ce cap, il aimerait le franchir sur ses terres natales, et pour préparer stratégiquement son retour à la maison mère, il veut enrôler des artistes du cru.

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No Loitering, par Lester Carey
Crédits : Morris Brum

Percy possède son infiltré dans les rues de la Nouvelle-Orléans, une paire d’yeux qui l’informe sur ce qu’il s’y passe, qui est bon, qui fait l’argent, qui est gérable. Cette connexion directe avec le terrain, c’est Mr. Serv-On, un des rappeurs de Parkway Pumpin Records et ancien camarade d’école. Alors Serv-On raconte tout à P : KLC, le producteur surdoué du Bounce Rap, ses collègues rappeurs Fiend, Mystikal, Mac et, surtout, le phénomène Magnolia Slim. Master P sait que s’il veut rivaliser avec les frères Williams sur leur propre territoire, il lui faut à tout prix KLC et Magnolia Slim dans son armée.

Fort de la notoriété qu’il a engrangé en Californie, de quelques promesses d’or fin et des liasses de Benjamin Franklin qu’il peut agiter sous les museaux, l’affaire est un jeu d’enfant pour P. En quelques coups de fil, tout le roster originel de Parkway Pumpin, y compris ceux qui avaient quitté le label entre temps comme Fiend et Mystikal, rejoint le char de guerre sans limite. KLC passe noël 1995 à Richmond. Avec quelques unes de ses machines empaquetées et accompagné de son amie rappeuse Mia X, il s’est exilé quelques temps en Californie pour aider son nouveau patron à mettre en place son plan de conquête de la Nouvelle-Orléans.

Avec l’enracinement de No Limit en Louisiane, c’est une longue rivalité guerrière avec Cash Money qui débute. Les dog tags du G.I. américain sont remplacés par des chaînes souvent jugées indécentes au cou de ces représentants des classes les plus pauvres. Chez Cash Money, c’est leur drapeau durci dans l’or noir que portent les rappeurs ; du côté de No Limit, c’est une réplique du tank immortel de Master P. Dans leur argot marqué par un accent qui passe les mots à l’acide, « soldier », l’anglais de « soldat », devient « solja ». Chacun dans leur camp, les soljas B.G. et Magnolia Slim sont placés en première ligne.

À l’aube des premières batailles, No Limit paraît nettement mieux armé grâce à la présence de Magnolia Slim dans ses rangs. Parce qu’il est « the realest », comme aime à le répéter le public. L’erreur serait d’en faire une simple traduction littérale. Oui, « realest » nous dit que Magnolia Slim est le plus « vrai », le plus « réel », car il ne triche pas dans son rap, qu’il reste lui-même, authentique, et se livre sans retenu en décrivant son environnement à la manière d’un documentariste. « You hear what you get with a nigga like me », dit-il. Mais en disant cela, on n’effleure qu’à peine tout ce que signifie « He’s the realest » et pourquoi cela lui confère un statut quasi divin.

En écoutant l’un des leurs, plongé dans les mêmes merdes qu’eux, être fier de raconter leur vie, les habitants de Magnolia s’enorgueillissent. Magnolia Slim fonctionne comme ces prismes qui changent la lumière en arc-en-ciel, il retourne le stigmate et en fait une force. En plus de rendre compte fidèlement de lui-même et de là d’où il vient, Slim possède ce pouvoir de transformer la réalité en carburant à fierté.

La prise de tête entre U.N.L.V. et Mystikal est la seule vraie opposition entre artistes, mais elle suffira à donner l’impression au public que toute cette guerre est bien réelle.

De l’hémoglobine dans leurs veines jusqu’au canon qu’ils disent cacher dans leur cinquième poche, tout doit paraître bouillant chez les Soljas. Pourtant, c’est une guerre froide qu’ils se mènent, un jeu de provocations et d’apparences comme celui des catcheurs. La rivalité sert avant tout les labels et amuse le public qui aime prendre parti. Les artistes, eux, ont grandi ensemble dans les mêmes quartiers, et ont plus ou moins tous déjà collaboré avant de signer sur Cash Money ou No Limit. Mannie Fresh et KLC étaient DJs dans les mêmes clubs, la rappeuse Mia X a formé un groupe avec Mannie Fresh avant de rejoindre Master P, et Magnolia Slim et Juvenile sont des gamins du même quartier avant d’être soljas de labels concurrents.

Mais si cette rivalité est un décor monté par les patrons de label, il y a néanmoins des événements fondateurs qui lui donne un fond et un point de départ. En 1995, Lil’Ya, Tec-9 et Yella Boy forment le groupe star de Cash Money, U.N.L.V. Le premier single de leur album est le tube du moment en Louisiane, Nigga I’m Bout It. Il ne se passe pas deux minutes en ville sans que le morceau, produit par l’inévitable Mannie Fresh, ne surgisse d’une voiture aux fenêtres baissées. Le slogan du titre devient l’expression du moment, tout le monde sur les bords du fleuve veut être « bout it ». Alors, le très connecté Master P, à cette époque toujours en quête de reconnaissance chez les indigènes louisianais, s’approprie le terme. Sur des sirènes G-Funk typiques de cette Californie qu’ils laissent derrière eux, P et ses frères beuglent à leur tour qu’ils sont « à propos de cette vie », sous entendu « vie de voyou ». Produit par KLC, leur single Bout It, Bout It est un immense succès, au point que l’histoire a presque oublié la version de U.N.L.V.

Les artistes de Cash Money se sentent volés. Et, comme une ultime provocation, Master P recrute un an plus tard le rappeur Mystikal. Coutumier des pics lancés au label des frères Williams, Mystikal est particulièrement remonté depuis que U.N.L.V. lui ont consacré un titre où ils expliquent qu’ils aimeraient le voir noyé dans le Mississippi. La prise de tête entre U.N.L.V. et Mystikal est la seule vraie opposition entre artistes, mais elle suffira à donner l’impression au public que toute cette guerre est bien réelle.

1996, un an après avoir rejoint l’écurie de Master P, Magnolia Slim aimerait se concentrer sur la réalisation de son premier album studio. Seulement, le rappeur est pris dans un tourbillon infernal d’ennuis le forçant à revoir ses plans.

Il y a son addiction grandissante à la cocaïne, qui ne l’aide pas à calmer le feu qui brûle depuis toujours en lui et le force à commettre des petits braquages pour se ravitailler… Puis, les inévitables revers d’une « street credibility » comme la sienne. Avec ses fables pour voyous, son attitude irrévérencieuse, ses tatouages morbides, comme cette croix verte entre les yeux qui indique qu’il est le meurtrier d’au moins cinq personnes, et ses cicatrices de guerre, Slim attire la crapule. Qu’ils soient captivés par son aura ou jaloux de son succès, les gangsters qui l’entourent de plus en plus ne l’aident pas à sortir de la proverbiale rue. Alors, le solja est plus que jamais impliqué dans les affaires, la drogue, les bêtises d’égo et de territoires.

Un soir de décembre dans la cité Magnolia, les fresques murales de Lester Carey sont soudainement mouchetées d’un rouge sombre et pâteux. Une ombre vient de tirer deux fois sur Slim, une fois dans la poitrine, une autre dans la jambe. Le jeune homme en réchappe miraculeusement, pour pouvoir subir quasiment la même punition quatre mois plus tard en prenant une balle dans chaque bras. Rattrapé par des histoires de braquages, il écope dans la foulée d’une peine de prison ferme. Tant pis pour l’album, à ce moment, c’est peut-être ce qui pouvait lui arriver de mieux. Pendant deux ans, James Addaryl Tapp Jr. va pouvoir laisser Magnolia Slim de côté, semer la faucheuse qui semblait en avoir après lui, tenir son nez propre et garder son esprit clair.

Feel my pain

 

Le présentateur de la radio imaginaire 187 FM annonce l’arrivée de B.G. et installe une mise en scène qui reste sensiblement la même sur trois disques. Le tempo du décor, réalisé par Mannie Fresh, rivalise de lenteur avec les marches funèbres malgré le sprint des charlestons. Sur des barques funk, B.G. traverse ses albums comme Thésée est revenu du Styx : hanté, comme poursuivi par une âme en peine. Est-ce l’esprit de son père, dont le meurtre n’a pas ému le moindre policier, ou la tristesse permanente, flottante au dessus des carnavals d’Orléans, qui le suit partout ?

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The Saint, par Lester Carey
Crédits : Morris Brum

L’histoire est à peu de choses près la même qu’avec Magnolia Slim. Les lieux sont les mêmes, les faits divers et les visages sur les tee-shirts aussi. C’est la façon de raconter qui est différente. Quand le héros de Magnolia parle de la réalité avec un rictus sadique, B.G. le fait sous une rosée de mélancolie. Cette sensation provient d’abord de sa voix, abimée, presque plaintive. Mais seulement « presque », car B.G. ne franchit jamais la frontière du larmoyant et n’est même jamais vraiment triste lui-même. Il ne fait que trimballer les malheurs de la Nouvelle-Orléans, comme un sacerdoce, et n’arrive jamais complètement à s’en débarrasser. Même quand il tue, menace ou tente de faire la fête.

Entre 1996 et 1998, B.G. sort trois disques sur Cash Money Records : Chopper City, All On U Vol.1 et All On U Vol.2.

En 1998, Bryan « Birdman » Williams et son frère Ronald négocient un deal stratosphérique pour leur label. En prime d’une distribution nationale désormais orchestrée par Universal Music, les voilà riches de 30 millions de dollars et assurés de récupérer 85% des royalties de leurs disques. Le prix de l’indépendance ? Pour démontrer que même après avoir rallié une grande major ils sont toujours les rois de la Nouvelle-Orléans, les frères Williams vont fêter l’engraissement de leur compte en banque avec la préparation de disques on ne peut plus louisianais. Il y a d’abord le 400 Degreez de Juvenile. Celui qui représente Magnolia depuis l’incarcération de Slim annonce l’arrivée de l’album en enregistrant le single Ha. Avec son patois que seuls les locaux peuvent déchiffrer et ses rythmes bounce cuisinés par Mannie Fresh, Ha devient le tube rap de l’année 1998, et pour toujours un des hymnes de la Nouvelle-Orléans. Aux sonorités typiques s’ajoute le clip tourné au cœur du quartier de Magnolia. On peut y apercevoir les habitants, y admirer les fresques de Lester Carey, et avoir une idée claire de l’atmosphère chaude et humide des nuits orléanaises. Le pari est réussi pour Cash Money puisque le single s’écoule à plus de deux millions d’exemplaires, préparant le terrain pour la tornade 400 Degreez, certifiée quatre fois Disque de platine un an après sa sortie.

Dans la foulée, c’est B.G. qui assène le coup final et assoit pour de bon la domination et le style Cash Money. Chopper City In The Ghetto est clinquant et paré de dorures. On croirait que les instruments synthétiques joués par Mannie Fresh essaient de recréer le son des métaux précieux. Entre ces braquages de bijouteries monégasques, quelques titres plus G-Funk ou accompagnés d’une ritournelle country nous resitue quand même dans la moiteur du Sud. Mais le titre qui envoie l’album dans l’espace, c’est son deuxième single, un hymne à l’outrance, à la surcharge de bijoux et au bruit qu’ils font quand on les secoue sans ménagement : Bling Bling. On y retrouve Juvenile, mais aussi Turk et Baby D, l’ex-compagnon de B.G. au sein des B.G.z et qui se fait désormais appeler Lil’ Wayne. Ensemble, ces quatre gamins sont les Hot Boy$, le quatuor le plus bouillant de toute la Louisiane. Avec Bling Bling, B.G. et les Hot Boy$ font honneur au sigle dollar qui trône à la fin de leur nom puisqu’ils aident Chopper City In The Ghetto à franchir la barre du million de ventes, et popularisent un terme qui va bientôt envahir les langues du monde entier… Pourtant, B.G. avouera plus tard qu’il déteste ce titre. Les kilos d’or, le champagne et les sols en marbre, ce n’est pas lui et il se sent mal à l’aise dans l’univers imposé par son label. C’est en partie pour cela qu’il rompra son contrat trois ans plus tard.

Pendant ce temps, loin des nouveaux studios grand luxe de Cash Money, Terrance « Gangsta » Williams écope de la prison à vie pour association de malfaiteurs.

À sa libération en 1998, Magnolia Slim renforce son aura christique en s’offrant une renaissance. Désormais, il faudra l’appeler Soulja Slim, pour toujours et à jamais. L’intérêt est d’abord de ne plus être considéré comme le rappeur d’un seul quartier, afin d’accéder au succès national, mais aussi de rappeler qu’il est le seul vrai solja du rap. Équipé d’une paire de Reebok « soldier » et d’une tenue de camouflage en toutes circonstances, Slim pousse le concept jusqu’au bout pour son premier véritable album studio Give It 2 ‘Em Raw.

Soulja Slim est devenu l’égal d’un Tupac pour la Nouvelle-Orléans. Une figure intouchable, qu’on peint sur les parois des immeubles, qu’on cite en modèle et qui aide à garder la tête haute.

Des bruits de rafales, de fusils chargés et d’explosions accompagnent les productions militaires et hyper synthétiques de KLC. Tout le contingent No Limit y est aligné pour crier son amour à la vie de voyou et rivaliser d’orgueil et d’arrogance avec un Salmonée défiant les Dieux. Master P et ses guerriers veulent tout casser, renverser l’industrie musicale américaine en noyant le marché de disques sans concession, et ce Give It 2 ‘Em Raw est clairement l’une de leurs armes de pointe. C’est d’abord grâce à Soulja Slim évidemment, qui même calmé après ses ennuis avec la justice n’a rien perdu de sa verve acide et cynique. Et les pouvoirs vaudous eux aussi sont toujours là. Dans le refrain de son intro, Slim assure qu’il sera protégé par le tank de No Limit si le World Trade Center vient à exploser… Certes, il fait ici référence au new-yorkais Notorious B.I.G., marqué par l’attentat de 1993, mais ressortie à l’aube de l’an 2000, cette phrase résonne comme une prémonition.

Dans les années qui suivent, le label de Master P va se déliter. Voulant lui aussi son deal avec les majors, il signe un premier contrat de distribution avec Priority Records. Les artistes vont progressivement quitter le navire, sur fond d’histoires de royautés non reversées. Les premiers à fuir sont Beats By The Pounds, le crew de producteurs dont fait partie KLC, forçant le label à sensiblement changer d’identité sonore. Le second album de Soulja Slim, The Street Made Me, est donc aussi le premier réalisé sans l’intervention de son ami KLC. Mais qu’importe, Soulja Slim est devenu l’égal d’un Tupac pour la Nouvelle-Orléans. Une figure intouchable, qu’on peint sur les parois des immeubles, qu’on cite en modèle et qui aide à garder la tête haute.

En 2001, après que Master P ait signé un nouveau contrat, cette fois avec Universal, Soulja Slim quitte lui aussi No Limit pour créer sa propre affaire : Cut Throat Committee.

Avec toutes les liquidités accumulées durant ses années No Limit, Soulja Slim sort sa mère du bourbier Magnolia en lui offrant une maison sur Lafaye Street, l’un des beaux quartiers boisés et pavillonnaires tout au nord de la ville. Lui et B.G., qui a quitté Cash Money sans toucher tout ce qui lui était dû, repartent donc de zéro maintenant qu’ils sont indépendants. Mais, devenus maîtres de leurs décisions et direction artistique, ces deux-là peuvent enfin faire la musique qu’ils ont toujours voulu faire. Slim retrouve son partenaire KLC, prend part à des concerts live avec des Brass Band, ces orchestres de cuivres et percussions typiques, et poursuit ses histoires de solja dépourvu de remord. À bien des égards, son personnage est précurseur d’une génération de rappeurs qui émergera dans le Sud après l’an 2000. Les Boosie, Jeezy, T.I., Gucci Mane et consorts, toutes ces figures parties de rien qui ont décidé d’endosser fièrement des rôles d’immoraux ou d’amoraux, sont tous à leur manière des fils illégitimes de Soulja Slim.

Grâce à l’aide du distributeur Koch Records, B.G. aussi monte son propre label, Chopper City Records. Au rythme d’un album par an, B.G. continue d’éponger les peines d’Uptown dans des ambiances qui lui correspondent mieux, composées par KLC, les DJ Smurf et Mouse On Track ou le toujours très festif Mannie Fresh. Cette période plus personnelle de leur production musicale renforce les statuts de B.G. et Soulja Slim, deux des rappeurs dont la Nouvelle-Orléans est la plus fière. Cette liberté permet aussi une chose inenvisageable du temps de l’opposition entre leurs labels, les voir collaborer. Le rictus vicelard de l’un et les attitudes mélancoliques de l’autre aident les deux nouveaux amis à être parfaitement complémentaires sur disque. Conscients de cela, ils s’attellent à l’enregistrement d’un double album qui s’annonce légendaire, Never Seen It Coming.

À l’aube de l’hiver 2003, le duo s’officialise avec un concert dans un des plus gros Club du flanc ouest de la ville. Dans la foule, un anonyme s’agite pour attirer l’attention de James Tapp. L’homme fixe le rappeur et l’accuse de trahison. Pour lui, Slim a abandonné Magnolia le jour où il a installé sa mère dans un quartier plus riche, et sa collaboration avec un ancien artiste de Cash Money n’en est que la confirmation. Soulja Slim est un traître. Le reste du public se rue sur l’homme en colère pour le tabasser et le jeter hors de la salle.

Les jours qui suivent cet incident, de nombreux témoins affirment avoir aperçu un homme équipé d’un gilet par balle, rôder dans la ville en demandant à voir Soulja Slim.

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Une fresque de Lester Carey dans un quartier délabré
Crédits : Derek Bridges

26 novembre 2003. Soulja Slim et quatre bougres de son entourage sont en route pour un concert à Uptown. Le solja insiste pour faire un détour vers Lafaye Street, où il veut embrasser sa mère avant d’embraser la scène, et récupérer les rushs d’un clip qu’il vient de terminer. Avec ce nouveau titre Lov Me Lov Me Not, et la vidéo qui l’accompagne, Slim est persuadé qu’il va pouvoir franchir les frontières de son état et enfin devenir un rappeur reconnu à l’échelle nationale. Arrivé devant le duplex où loge Linda Tapp, sa mère, Slim déboule dans le jardin en laissant le moteur de son 4×4 tourner. Ce n’est l’affaire que de quelques secondes, un baiser, une cassette à récupérer, et il sera reparti là où son public l’attend. Mais à peine foule-t-il la pelouse fraîchement tondue que le tonnerre gronde sept fois. Cinq fois dans le cœur, deux fois dans le visage. James « Soulja Slim » Tapp s’effondre et laisse une ombre noire et informe s’enfuir et disparaître dans l’eau du lac. Alerté par l’odeur de sa carcasse encore chaude, les premiers à découvrir le corps de James sont les quatre charognards qui l’accompagnaient vers Uptown. Avant de s’enfuir à leur tour, ils prennent le temps de prendre sur son cadavre tout ce qui est de valeur. Quelques minutes plus tard, c’est Linda qui trouve son fils, inanimé, défiguré et dépouillé.

Les soldats d’Orléans se vendent de la drogue entre eux, se concurrencent entre eux, se jalousent jusqu’à se haïr après avoir grandi côte à côte dans la même misère. Dans cette guerre de soldats bataillant contre eux-mêmes, James Tapp est mort « en solja », tué par quelqu’un qui aurait pu être lui.

Un chariot noir tiré par des chevaux remonte Washington Avenue en direction de Magnolia. Devant et derrière, des brass bands rythment le pas de milliers d’Orléanais venus danser autour du chariot et le long de la rue. Parmi eux, KLC marche tête baissée et, dans les airs, accroché à une toiture, B.G. s’allume un joint de marijuana.

Dans le cercueil en bois noir que l’on aperçoit à travers les vitres ouvertes du chariot, James Tapp porte la tenue de camouflage qu’il avait sur la pochette de son premier album studio. Il sera enterré avec, sous une pierre gravée d’un résumé de sa vie : « En septembre 1977, une mère donna naissance à un fils, des années plus tard, la Nouvelle-Orléans donna naissance à un solja. »

Craig « KLC » Lawson est interrogé par un journaliste du Times-Picayune, un journal local. Il lui raconte ce qu’il a ressenti en découvrant le corps de son ami. La position des bras n’était pas naturelle, le sourire et le charisme magique qui emplissaient les salles en un instant n’étaient plus là. Il y avait trop de vie en Soulja Slim pour que ce soit lui qu’il ait vu dans ce cercueil. Alors, il explique sincèrement à son interlocuteur dubitatif qu’il sait que son ami est toujours là, dans l’air de la ville, dans l’eau du Mississippi, et dans chaque brique de Magnolia.

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Décembre 2003. Un homme est arrêté et explique avoir été payé 10 000 dollars pour assassiner Soulja Slim. L’arme du crime, toujours en sa possession, est enregistrée au nom d’un officier de police de la ville. L’homme est relâché quelques jours plus tard, ce qui attise les théories du complot dans Magnolia. On raconte que les Blancs ont manigancé le meurtre de James Tapp, ce jeune Noir dont l’aura grandissante pouvait devenir gênante pour le pouvoir. Pendant plusieurs semaines, chaque suspect désigné par la police sera assassiné. Aucun de ces meurtres n’est élucidé.

Mars 2004. Juvenile, le nouveau prince de Magnolia, sort le single Slow Motion écrit avec Soulja Slim. Ce titre posthume devient le plus gros succès de Slim. Ironie de l’histoire, étant crédité comme un titre de Juvenile, Slow Motion sort sur Cash Money Records et sera le tout premier titre du label à être numéro un des charts.

28 août 2005. L’ouragan Katrina lève une vague qui recouvre la Nouvelle-Orléans, forçant près d’un million de survivants à émigrer. La cité Magnolia et Valence Street sont entièrement ensevelies sous les eaux.

2008. Trois ans après l’ouragan, Magnolia demeure une cité fantôme. Pour ne pas qu’ils réinvestissent le lieu, les habitants de retour sont retenus dans les prisons privées du comté pour des motifs farfelus, ou relogés de force dans des motels à Bâton Rouge ou au Texas. À la fin de l’année, des bulldozers rasent les quelques bâtiments qui osaient encore tenir debout et le portrait géant de Soulja Slim qui continuait de hanter les ruines. Le DJ 5150 sort une mixtape de seize titres intitulée Thug Brothers. Elle réunit toutes les collaborations de B.G. et Soulja Slim, y compris ceux qu’ils avaient commencé à enregistrer pour leur projet commun avorté.

18 juillet 2010. B.G. est condamné à 14 ans de prison ferme pour port d’arme illégal, dans un État où chaque fermier Blanc possède son .22 long rifle. Mais son passé d’héroïnomane a laissé des traces dans son casier judiciaire, et même devenu sobre, B.G. n’avait plus tous ses droits.

2011. Le quartier d’Harmony Oaks naît des cendres de Magnolia. Comptant originellement 1403 logements sociaux, le quartier est désormais constitué de 460 appartements, dont la moitié reste à vendre.


Couverture : procession funéraire, Nouvelles-Orléans, 1994.