Guerre de clans

Depuis le pallier d’un appartement d’Euston, dans le nord de Londres, des tâches de sang balisent un petit itinéraire sur les pavés. En ce début février 2019, Bright Akinleye vient d’être poignardé à trois reprises sur un tournage. Ce Britannique de 22 ans était en train de réaliser une vidéo promotionnelle pour le groupe de rap de Birmingham 23 Drillas. Il est mort de ses blessures après s’être traîné jusqu’à un hôtel voisin.

Selon le tribunal londonien qui s’est prononcé sur l’affaire en mars 2020, Bright Akinleye est tombé dans une « guerre de clans », comme la drill en connaît malheureusement des dizaines outre-Manche. En décembre 2019, un jeune rappeur de 20 ans connu sous le nom de « Bis » a été poignardé à Londres. Dans la même journée, et en moins de 12 heures, deux autres personnes ont été tuées à coups de couteaux. Ces meurtres ont pour dénominateur commun la drill, un dérivé de la trap caractérisé par ses roulements de caisse claire, devenu populaire au Royaume-Uni après avoir éclos dans le quartier de South Side, à Chicago.

Connu au civil sous le nom de Crosslom Davis, Bis évoquait parfois des histoires de meurtres au couteau dans les textes de son groupe, les Harlem Spartans. Son décès, qui a entraîné l’arrestation d’un homme de 19 ans un mois plus tard, a suscité l’émotion des internautes et même de l’attaquant du Borussia Dortmund Jadon Sancho, natif de Londres. Quelques mois avant cela, en août 2018, un autre membre des Harlem Spartans, âgé de 18 ans, avait été poignardé.

Le décompte macabre ne s’arrête pas là. En août 2017, un rappeur connu sous le nom de M-Trap 0 s’est retrouvé impliqué, avec deux autres personnes, dans le meurtre d’un adolescent de 15 ans. M-Trap 0 a été condamné à 18 ans de prison. Lors de son procès, le juge a cité certains lyrics du rappeur décrivant des attaques au couteau comme pièces à conviction. Pire, en mai 2018, le commissaire de police de Londres a défini la drill comme un facteur d’augmentation des attaques au couteau dans la capitale.

Après avoir demandé aux réseaux sociaux d’arrêter la propagation de ce style musical, YouTube a supprimé une trentaine de clips de drill faisant l’apologie de la violence. Quelques jours après le meurtre de Bis, le groupe de drill Zone 2a publié sur YouTube un morceau listant plusieurs individus, présentés comme ses victimes. La plateforme a considéré qu’il s’agissait d’une incitation à la violence et a supprimé la vidéo. Tout un style se retrouve aujourd’hui suspect.

Analyse de texte

Si la police prend le crime dans le milieu de la drill au sérieux, elle n’est pas la seule. Dans une étude publiée par l’université de Southampton l’an dernier, le criminologue Lambros Fatsis montre comment, à coup d’arrestations et d’articles dans la presse à propos de crimes au couteaux, la drill est devenue « la musique des meurtres de Londres ». Ses recherches sont complétées par les travaux de Bennett Kleinberg et Paul McFarlane, de l’University College de Londres.

Ces derniers ont méticuleusement analysé les paroles des rappeurs pour comparer leur évolution avec le développement de la criminalité à Londres. Après avoir passé au crible tout le vocabulaire utilisé par les artistes de drill, ils ont répertorié les sentiments exprimés par 105 rappeurs de Londres différents entre décembre 2013 et novembre 2018. Si ce genre regorge d’émotions négatives, elles sont en fait devenues plus positives avec le temps.

Sur la même période, 121 000 vols, 370 000 cas de violences avec blessures et 609 homicides ont été perpétrés à Londres. Il n’y aurait donc pas de corrélation entre les paroles de la drill, qui tendent à devenir moins sombres, et les crimes, dont le nombre n’a cessé d’augmenter.

Crédits : MET Police

Il y a donc d’autres raisons à la violence qui existe dans le milieu de la drill britannique. Interviewé par le Guardian en 2018, MC Abra Cadabra explique que « les coupes budgétaires dans les écoles, les MJC ou les logements sociaux rendent plus difficiles la vie de ceux qui vivent sous le seuil de pauvreté dans cette ville. Certaines personnes font des choses dingues, pas parce qu’elles le veulent, mais parce que la situation les a forcées à le faire », juge-t-il.

Or, les acteurs de la drill sont dans leur immense majorité issus de milieux populaires. Au même titre que le grime il y a quelques années, la drill a été « criminalisée » par la police, observe également le criminologue Lambros Fatsis. Parce que leurs paroles étaient violentes, et que le milieu était touché par des crimes, certains représentants des autorités britanniques sont arrivés à la conclusion que les artistes du genre étaient suspects. Un raccourci commode qui montre comment « les jeunes Noirs de Londres » sont en réalité « discriminés » d’après Fatsis. Une situation qui diffère assez peu de celle du rap new-yorkais.

Auteur d’un documentaire sur la drill, le journaliste Andre Montgomery-Johnson estime que « certains clips laissent penser qu’avoir un couteau est quelque chose de cool, et cela a des conséquences ». Mais il sait aussi que la musique joue en général un rôle mineur dans un crime par rapport « au manque de figure paternelle, de moyens, d’activité ou d’opportunités ». C’est d’ailleurs le manque d’opportunité qui pousse certains à se lancer dans la drill avec l’espoir de récolter des millions de vues. Mais la route de ce succès n’est pas sans risque.


Couverture : Quann