Le mardi sanglant

Dans la nuit du 20 au 21 octobre 2020, des milliers de Nigérians se sont regroupés au péage de Lekki à Lagos. Tous ensemble, ils ont entamé haut et fort leur hymne national en brandissant leur drapeau. Mais ce qu’on entendait surtout crier c’était leur slogan, leur hymne à eux : « End SARS ! » Malgré la menace imminente de voir les forces armées venir les arracher à leur rêve d’une manifestation pacifique, ils étaient bien là, soudés autour de la même cause. Car la veille, les autorités leur avaient promis que si aucun débordement n’était à déplorer, ils ne risqueraient rien. Alors en guise d’armes, les Nigérians ont brandi leurs téléphones et allumé leurs caméras pour montrer au monde entier la puissance de leur détermination.

Mais comment filmer et partager leur combat avec le monde, sans réseau ? Car dès la nuit tombée, plus aucun manifestant ne pouvait envoyer ou recevoir quoi que ce soit. Les caméras de surveillance de la ville étaient elles aussi éteintes. Quelques minutes plus tard, l’électricité du péage était coupée. Au loin, par-delà les chants des manifestants, on pouvait entendre monter le vrombissement de moteurs se rapprochant vers la foule. Dans la nuit profonde, la silhouette angoissante des chars de l’armée commençait à se deviner. Les chants, pourtant, loin de s’arrêter, sont au contraire repartis de plus belle. 

Et pourtant. Cette nuit du 20 octobre 2020, désormais connue comme le « mardi sanglant », aura causé la mort d’au moins 12 manifestants non-armés, sauvagement abattus par le SARS, l’unité spéciale anti-vol de la police nigériane. Les Nigérians et le reste du monde sont encore sous le choc. Tandis que les tirs résonnent encore à Lekki, le gouvernement fait la sourde oreille. Sur les 12 civils tués par le SARS, dénoncés par Amnesty International, seul un jeune homme a été déclaré mort par le gouverneur de l’État de Lagos. L’armée a également nié toute responsabilité, affirmant que les rapports médiatiques étaient tous faux. 

Mais cet événement majeur n’est hélas que la partie visible de l’iceberg qui donne sa force au mouvement. Le phénomène est né le samedi 3 octobre, lorsqu’une vidéo aujourd’hui devenue virale sur les réseaux a montré un jeune Nigérian être abattu par un agent du SARS à Ughelli, un village au sud du pays. Les policiers se seraient ensuite enfuis à bord du SUV du garçon, laissant son corps sans vie à même le sol. 

En un week-end, le hashtag #ENDSARS a enregistré plus de 28 millions de tweets. Toute la population nigériane s’est emparée du phénomène pour partager elle aussi ses expériences, ses histoires, ses traumatismes causés par ceux-là même qui sont payés pour les protéger. À force de preuves et de témoignages, le mouvement a enflé jusqu’à dépasser ses propres frontières. Le monde entier a pris connaissance des crimes commis par l’État nigérian.

Et c’est ainsi que des manifestations internationales à Londres, New York ou encore Dublin ont montré au peuple nigérian que si leur gouvernement ne les entendait pas, la communauté internationale était solidaire de leur combat. Des dizaines d’associations nigérianes ont reçu des dons de milliers de particuliers et d’ONG afin de les aider à payer les frais de justice des personnes arrêtées illégalement, ainsi qu’à ravitailler les manifestants en eau et en nourriture.

Crédits : Salem Ochidi

C’est le 8 octobre 2020 que les premières manifestations ont eu lieu pour réclamer la dissolution du SARS et du gouvernement. La population accuse cette unité spéciale de les racketter, de procéder à des arrestations illégales, de les torturer et même de les tuer de manière systématique. Depuis la fusillade, les protestations se sont poursuivies dans tout le pays comme à Lagos, à Abuja et dans d’autres grandes villes. 

Après trois jours de colère, dimanche 11 octobre, le gouvernement est enfin sorti de son silence et a décidé de réagir face à l’indignation internationale. L’inspecteur général de la police nigériane, Mohammed Abubakar Adamu, a annoncé la dissolution immédiate du SARS dans les 36 États du Nigeria, ainsi que la mise en place de mesures pour réduire la brutalité policière. Le lendemain, le président nigérian Muhammadu Buhari promettait dans un discours à la télévision nationale que « la dissolution du SARS n’est que la première étape de notre engagement à entreprendre des réformes policières de grande envergure », ajoutant que le gouvernement « veillerait à ce que tous les responsables de fautes soient traduits en justice ». 

Deux annonces qui ont été accueillies avec scepticisme. Cela tient à deux choses, la première étant que le gouvernement a simplement annoncé vouloir remplacer le SARS par une autre autorité. En entendant « remplacer », beaucoup de Nigérians en ont conclu que le problème serait juste maquillé, sans réforme profonde de la police. La forme changera, pas le fond. Ce scepticisme vient aussi du fait qu’au cours des dernières décennies, le gouvernement a déjà promis à plusieurs reprises de réformer le SARS. Ainsi, l’unité du SARS aurait dû être dissoute en 2017, en 2018 et en 2019. Elle ne l’a cependant jamais été. D’où la colère et la frustration plus puissantes que jamais du peuple nigérian en 2020.

Fausses promesses

L’unité SARS a été créé en 1992 par Simeon Danladi Midenda, un commissaire de police maintenant à la retraite, en tant qu’unité secrète de la police nigériane. Cette année marquait aussi pour le Nigeria une période de trouble économique et politique intense. « La chute de l’économie après le boom pétrolier, la dépréciation du naira, la guerre civile nigériane, le programme d’ajustement structurel et le manque de leadership… Tous ces facteurs ont abouti à la création d’un environnement propice à l’insécurité et aux crimes violents », explique Abimbola Oyarinu, professeur d’histoire à l’Oxbridge College de Lagos.

Le SARS a donc été pensé comme une unité devant penser, agir et opérer à la manière des criminels afin de lutter contre eux. Ses agents pouvaient agir en toute impunité en commettant les mêmes crimes contre lesquels ils devaient lutter. En conséquence de quoi, depuis sa création, les agents du SARS ont l’autorisation d’opérer en dehors du système.

Ces dernières années pourtant, le SARS a changé. En pire. La montée de la cybercriminalité au Nigeria a rendu l’unité plus violente. Sur l’année 2018, la cybercriminalité a fait perdre près de 700 millions d’euros au pays, devenant ainsi le premier fléau à abattre, quels qu’en soient les moyens. Mais dans ce cas, les coupables sont difficilement identifiables. Les autorités n’ont plus affaire à des criminels localisés mais noyés dans la masse, leurs seules caractéristiques étant qu’ils sont jeunes et qu’ils travaillent sur leur ordinateur. D’où les arrestations aléatoires, massives et illégales. « C’est tout le système qui doit être radicalement modifié », estime Oyarinu.

Et ce changement, les manifestants l’espèrent, viendra du peuple. C’est pourquoi le dimanche 11 octobre, ils ont dressé une liste de cinq demandes au gouvernement du Nigeria. Signées par « la jeunesse nigériane », ils demandaient la libération immédiate de tous les citoyens arrêtés illégalement pendant les manifestations, ainsi que la justice et l’indemnisation des victimes de brutalités policières. Ils ont également demandé qu’un organe indépendant soit mis en place sous dix jours pour enquêter sur les violences policières. Les manifestants ont aussi demandé l’évaluation psychologique et la reconversion des agents du SARS, avant qu’ils ne soient recyclés dans la nouvelle unité de police promise par le président. Enfin, le peuple a demandé une augmentation adéquate des salaires des agents de la police nigériane. 

Mais depuis, il n’y a eu aucune réelle avancée et les protestations, elles, n’ont fait que s’amplifier. Les magasins de la ville de Lagos ont été saccagés et pillés, des dizaines de centres commerciaux et d’entrepôts ont été mis à sac. Des bâtiments ont été incendiés et des prisons attaquées. « Nous avons patiemment attendu que des personnalités influentes viennent nous aider, mais nous avons réalisé que personne ne nous viendrait en aide, sauf nous, les jeunes, qui devons nous lever et prendre notre destin en main. Il y a des personnes qui sont payées pour nous protéger, qui nous prennent nos vies, nous ne pouvons plus le supporter », s’indigne Oduala Olorunrinu, une étudiante nigériane qui a aidé à organiser les trois premiers jours de protestation.

Mais le chef de la police nigériane, Mohammed Adamu, a déclaré samedi 24 octobre que la situation devait cesser. Il a ainsi ordonné la mobilisation immédiate de toutes les ressources policières pour mettre fin aux violences et aux pillages de rue. Il a ordonné aux policiers d’ « utiliser tous les moyens légitimes pour arrêter un nouveau glissement vers l’anarchie ». Des couvres-feu sont aussi désormais en place dans 13 États nigérians (dont Lagos) afin d’éviter toute violence nocturne. Le président Buhari a quant à lui annoncé ce dimanche 25 octobre qu’au moins 69 personnes étaient mortes depuis le début du mois, principalement des civils, mais aussi des policiers et des soldats. Il n’a cependant pas précisé si les morts de Lekki étaient pris en compte dans le décompte, et donc enfin reconnus. Ces déclarations ont attisé la colère des manifestants, qui ne savent plus quoi faire pour se faire entendre. 

Car pour espérer un réel changement, « l’idéal serait d’avoir une nouvelle génération de policiers qui soient fortement incités à bien faire leur travail », selon Ikemsit Effiong, le chercheur principal du groupe de renseignement géopolitique nigérian SBM Intelligence. « Nous avons besoin d’une approche moderne de la police, mais le fait est qu’une grande partie de la génération actuelle de policiers n’est tout simplement pas à la hauteur, c’est pourquoi la réorientation de la génération actuelle de policiers est un moyen insuffisant de remédier à cette carence systémique qui dure depuis des générations.  »

Or c’est toute cette nouvelle génération qui est en danger selon Bolaji Dada, l’actuelle commissaire chargée des affaires féminines et de la lutte contre la pauvreté dans l’État de Lagos. Pour elle, à moins que les choses ne changent rapidement, de plus en plus de jeunes Nigérians talentueux vont chercher à quitter le pays. Et en premier lieu les experts en technologie, qui sont aujourd’hui persécutés par le SARS. C’est pourtant ce secteur qui, davantage que les hydrocarbures, contribue le plus au PIB du pays. « La brutalité du SARS provoque une fuite des cerveaux », affirme-t-elle.  

Plus qu’une révolte contre la seule unité du SARS, les manifestants se battent pour réformer leur pays tout entier. Ils rêvent d’une police qui fasse véritablement son métier. Que leur pays, qui est le plus riche d’Afrique, distribue convenablement ses richesses à sa population. Une population qui a, à contrario, le taux d’extrême pauvreté le plus élevé de ce même continent. Ils rêvent également d’un pays où la corruption ne serait plus qu’un lointain souvenir. Ils rêvent en fait de pouvoir vivre.


Couverture :#EndSARS par Ehimetalor Akhere Unuabona.