« On est récompensé par des cœurs, des likes, des pouces bleus, et on croit que ça a de la valeur, que c’est la vérité », analyse Chamath Palihapitiya, ancien directeur de la croissance chez Facebook. « Mais en réalité, cette popularité est fausse et fragile. » Elle nous rend plus vides et plus anxieux qu’on ne l’était avant elle, « car elle nous précipite dans un cercle vicieux qui nous fait nous demander : “Qu’est-ce que je dois faire maintenant ?” » pour retrouver ce shoot d’endorphine aussi vain qu’addictif.

Le spécialiste des réseaux sociaux porte ce regard nu et brutal sur notre rapport aux plateformes dans le documentaire Derrière nos écrans de fumée, disponible sur Netflix depuis le 9 septembre. Une quinzaine d’intervenant.e.s, tous d’anciens de Google, Facebook, Apple, Twitter et les autres y décryptent le modèle sous-jacent et l’impact pernicieux des plateformes qui accompagnent nos vies en ligne, nos vies tout court. « Songez au fait que ces effets sont partagés et amplifiés par des milliards de personnes, et songez à la façon dont les gens réagissent à la perception des autres. La situation est très grave. Très grave. »

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Tous accros

En janvier 2018, deux investisseurs présents dans le capital d’Apple, le California State Teachers’ Retirement System et JANA Partners, demandaient formellement à la célèbre entreprise à la pomme de travailler à réduire l’addiction des enfants aux smartphones. Et plus précisément de contribuer à l’étude du problème, de publier des résultats annuels dans ce domaine, et d’augmenter les possibilités de contrôle parental.

« Apple peut jouer un rôle moteur en montrant à l’industrie qu’attacher une attention particulière à la santé et au développement de la prochaine génération, c’est à la fois bon pour les affaires et la chose correcte à faire », écrivaient-ils en effet dans une lettre ouverte. « Procéder ainsi ne représente pas une menace pour Apple, puisque c’est une question de logiciel (et pas de matériel), et que, contrairement à de nombreuses entreprises technologiques, le modèle économique d’Apple ne repose pas sur un usage excessif de vos produits. »

Un enfant, smartphone en mains
Crédits : Diego Passadori

Une allusion claire à Facebook et Google, accusées les mois précédents de susciter volontairement la dépendance chez leurs utilisateurs. « Une fois que vous savez comment actionner ces leviers de manipulation, vous pouvez jouer avec les gens comme un piano », écrivait notamment Tristan Harris, ancien designer produit chez Google, en juin 2016. « Et c’est exactement ce que les designers produits font à votre esprit. Ils jouent avec vos vulnérabilités psychologiques (consciemment ou inconsciemment) dans le but d’attirer votre attention. »

D’après lui, l’un des leviers de manipulation utilisés par les compagnies technologiques les plus efficaces n’est autre que « l’approbation sociale » : « Tout le monde répond naturellement à l’approbation sociale, mais certaines démographies (les adolescents) y sont plus vulnérables que d’autres. » Résultat, l’adolescent américain moyen passe plus de 4,5 heures par jour sur son smartphone hors textos et appels. 78 % des adolescents américains vérifient leur smartphone au moins une fois par heure. 50 % d’entre eux disent se sentir « accros ».

Tony Fadell
Crédits : JD Lasica/Flickr

Par ailleurs, une étude menée au Canada auprès de 2 300 enseignants montre que 67 % d’entre eux pensent que le nombre d’élèves distraits négativement par des smartphones en classe augmente, et que 75 % d’entre eux jugent que la capacité des élèves à se concentrer sur des tâches scolaires a diminué. Mais de l’aveu même du créateur de l’iPod, Tony Fadell : « Les adultes aussi sont accros, pas seulement les enfants ! »

Ce ponte de la Silicon Valley estime que les géants du Web « sont devenus tellement bons à nous faire cliquer toujours plus, à nous pousser à une autre dose de dopamine » qu’ils « ont une responsabilité et doivent commencer à nous aider à mesurer et contrôler nos dépendances numériques à travers tous les usages ».

Selon lui, « eux seuls peuvent le faire, car ils détiennent les systèmes d’exploitation et l’écosystème des applis ». Et l’un d’entre eux semble aujourd’hui être passé à l’acte.

Mais contrairement à ce que laissait présager la lettre ouverte du California State Teachers’ Retirement System et de JANA Partners en janvier dernier, ce n’est pas Apple.

Digital Well Being

Lors de sa conférence annuelle pour les développeurs, qui se tenait le 8 mai dernier à Mountain View, Google a annoncé le lancement de plusieurs fonctionnalités censées nous aider à réguler notre usage de la technologie. « Il est clair que la technologie peut être une force puissante, mais il est tout aussi clair que nous ne pouvons pas nous contenter de la contempler », a alors déclaré le PDG de la firme, Sundar Pichai, sur l’estrade du Shoreline Amphitheatre. « Nous avons le sentiment très fort qu’il nous incombe faire les choses bien. »

La première de ces fonctions, Shush, empêche la nouvelle version du système d’exploitation Android, Android P, de nous signaler les appels et les notifications. Elle s’active lorsque nous posons notre smartphone avec l’écran face à la table, ce que nous faisons généralement lorsque nous voulons nous concentrer sur les personnes qui partagent notre repas. Mais il est possible de créer une liste d’exception pour les contacts importants qui chercheraient à nous joindre.

La deuxième fonction, Wind Down, est censée nous aider à retrouver la qualité de sommeil mis à mal par l’apparition des smartphones et de leurs écrans à lumière bleue, qui active cent fois plus les récepteurs photosensibles non visuels de la rétine que la lumière blanche d’une lampe, et maintient le cerveau en état d’éveil. Or les troubles du sommeil ne sont pas sans effets sur la santé, au niveau métabolique comme au niveau cognitif.

Ce n’est pas la première fois que la firme de Mountain View se penche sur le problème. Comme Apple, elle a déjà introduit des modes de changement de couleurs de l’écran, plus chaleureuses la nuit. Mais avec Wind Down, passée une certaine heure, l’écran passe carrément au noir et blanc, devenant ainsi moins attractif et moins lisible. Car « des gens nous ont dit qu’ils regardaient leur téléphone juste avant de se coucher, et qu’une heure ou deux passent sans qu’ils s’en rendent compte », justifie Sameer Samat, vice-président en charge de la gestion de produits chez Google.

La troisième fonction présentée par la firme de Mountain View le 8 mai dernier, App Dashboard, nous permet de voir à quelle fréquence nous vérifions notre smartphone ou notre tablette, combien de temps nous consacrons à ces appareils, et même combien de temps nous consacrons à des applications individuelles telles que Facebook, Instagram ou YouTube. À partir de ces données, nous pouvons alors demander à ces applications de nous avertir une fois la limite quotidienne que nous nous autorisons dépassée.

C’est d’ores et déjà possible pour YouTube, grâce à l’outil « Me rappeler de faire une pause » (ou Take a break reminder, en anglais). Il appartient en effet à l’internaute de régler ce minuteur sur 15, 30, 60, 90 ou 180 minutes. À l’issue du délai ainsi établi, un rappel s’activera et mettra la vidéo en cours de visionnage en pause. Pour passer outre, il suffira à l’utilisateur de supprimer le rappel ou de reprendre la lecture de la vidéo.

Tous ces outils font partie d’une vaste opération baptisée « Digital Well Being » qui doit, à terme, toucher tous les services proposés par Google. Mais sont-ils vraiment pertinents ?

Avec modération

Comme le souligne la journaliste Erin Brodwin, « le simple fait de montrer quelles applications nous utilisons et pour combien de temps ne va probablement pas nous faire beaucoup de bien en soi ». Tout comme le simple fait de nous épargner appels et notifications pendant un certain temps. En effet, lorsque les chercheurs ont tenté de résoudre le problème de l’anxiété en désactivant les notifications des smartphones, cela n’a pas semblé fonctionner. Certaines personnes se sont même senties encore plus mal.

L’intérêt de faire passer l’écran au noir et au blanc avant l’heure du coucher ne repose sur aucune étude.

Des chercheurs ont par exemple découvert, dans une étude présentée en avril dernier lors de la conférence annuelle de l’American Psychological Association, que les personnes qui reçoivent les notifications de leurs smartphones de manière groupée se sentaient moins stressées et plus heureuses que les personnes qui les reçoivent tout au long de la journée, mais que ces personnes se sont également senties moins stressées et plus heureuses que les personnes n’ayant reçu aucune notification.

« Les participants qui n’ont pas reçu de notifications ont éprouvé des niveaux plus élevés d’anxiété et de craintes de manquer, mais peu des avantages de la mise en lots des notifications », écrivent les auteurs de l’étude. « Nous avons constaté que l’inattention et la peur de passer à côté de quelque chose lié au téléphone aidaient à expliquer ces effets. Enfin, plusieurs de ces effets étaient plus importants chez les participants présentant des symptômes de troubles de l’inattention. Ces résultats soulignent les coûts mentaux inhérents aux systèmes de notification actuels (…) et mettent l’accent sur des solutions qui remodèlent les défauts de notre environnement numérique. »

Quant à l’intérêt de faire passer l’écran au noir et au blanc avant l’heure du coucher, contrairement à celui des outils de changement de couleurs tels que le Night Shift d’Apple, il ne repose sur aucune étude. N’en déplaise à Google, personne n’a encore analysé scientifiquement la façon dont la suppression de la couleur d’un affichage affecte l’attention, la productivité, le sommeil ou l’humeur des utilisateurs. Seuls sont avérés les effets néfastes de la lumière bleue des écrans.

Crédits : Hugh Han/Unsplash

Voilà sans doute pourquoi l’opération Digital Well Being semble pour l’instant davantage destinée à faire taire les critiques et à apaiser les inquiétudes des utilisateurs qu’à véritablement libérer ces derniers de leur dépendance à la technologie. D’autant que chacun des outils qu’elle propose peuvent très facilement être ignorés par ceux et celles qui choisiront de les essayer. Et que ces outils permettent à Google de faire bonne figure aux côtés de Facebook et d’Apple, toujours immobiles sur le terrain de l’addiction à la technologie.

La lettre ouverte du California State Teachers’ Retirement System et de JANA Partners de janvier dernier a été accueillie par le plus grand cynisme des autres actionnaires de la firme à la pomme. « Nous investissons dans des choses qui sont addictives », a par exemple rétorqué Ross Gerber, PDG de Gerber Kawasaki Wealth and Investment Management. « Les choses addictives sont très rentables », remarquait-il aussi, citant au passage les parts détenues par son entreprise dans la chaîne de cafés Starbucks, les casinos MGM Resorts et le fabricant d’alcool Constellation Brands.

Verrons-nous donc tout simplement des avertissements du type « à consommer avec modération » s’afficher sur nos smartphones, comme ils se sont affichés sur les publicités pour l’alcool ?


Couverture : Broken phones. (Agê Barros/Jonny Caspari)