On le tapote, on gratte ses cordes de nylon au son délicat. Le ukulélé, avec sa petite taille, est l’instrument du moment. Voire de la décennie. C’est avec lui que Zooey Deschanel accompagne ses doux fredonnements avec Joseph Gordon-Levitt. Tony Blair en avait sorti un durant un congrès du Parti travailliste. Après en avoir acheté un sur un coup de tête lors d’un séjour à Hawaï, Eddie Vedder a éprouvé le besoin d’enregistrer un album complet de chansons au ukulélé (ce qui lui a évidemment rapporté un Grammy). Et lorsqu’un prodige hawaïen du ukulélé reprend une chanson des Beatles à Central Park, la vidéo fait le tour du monde. Mais nous y viendrons plus tard.

Des îles aux festivals

Au cours de sa longue histoire, le ukulélé a parfois été considéré comme un instrument exotique, et d’autres fois comme élitiste. Il a également été snobé des décennies durant par la scène pop et par le milieu plus raffiné de la musique classique. Mais l’influence de certains faiseurs de tendances a permis son grand retour : les ventes de ukulélé ont bondi de 54 % en 2013, selon la National Association of Music Merchants américaine. Un retour aidé par l’accessibilité de l’instrument, son faible coût, sa popularité sur YouTube et parmi les célébrités.ulyces-ukulele-0111 Des festivals de ukulélé sont apparus dans plusieurs villes des États-Unis, témoignant de ce goût retrouvé pour le petit instrument – à Reno, dans le Milwaukee, Napa, Port Townsend, Washington et Rockville notamment. Prenons par exemple le deuxième « Ukefest », le festival annuel de ukulélé du New Jersey, qui s’est tenu en août dernier à l’Unitarian Fellowship Hall de Morristown. Le coup d’envoi a été donné par quatre-vingt-six débutants s’attaquant à leur premier morceau, « Surfin’ USA », des Beach Boys. Pendant le festival, dans l’église qui avait été louée pour l’accueillir, les novices étaient reçus à bras ouverts, avec une générosité et une chaleur rarement vues dans les conventions de guitare ou de piano. « Grattez les cordes avec votre index ou votre pouce, comme vous le sentez », expliquait alors aux débutants Jim Beloff, professeur de ukulélé et auteur compositeur. « Il n’y a pas de police du ukulélé. » Toutes les pièces étaient remplies d’étuis décorés de stickers clamant « Le ukulélé c’est bon pour la santé » ou « Je vote ukulélé ». Partout dans le lieu saint, un fouillis d’instruments : ukulélés en plastique indestructible peints dans des tons pastel vintage, ukulélés en boîtes à cigare, ukulélés hawaïens traditionnel en bois naturel… Au cours d’ateliers aux noms comme « Something in the Way She Ukes » et « Games of Ukes », les festivaliers se délectaient de conseils sur les techniques, le jeu à l’oreille et la composition. Ce n’est pas la première fois que le ukulélé rencontre un succès d’envergure. L’origine de l’instrument aux quatre cordes de plastique et au petit manche se trouve en Europe. Il arrive à Hawaï en 1879 dans les mains d’un immigré portugais, Joao Fernandez, qui, en descendant de son bateau, commence à chanter et à gratter les cordes de son branguinha (un petit instrument proche de la guitare, qu’on appelle parfois « machete »). Les Hawaïens sont tellement impressionnés par son doigté qu’ils donnent à l’objet le nom de « ukulélé », ou « puce sauteuse ». Fernandez et son instrument deviennent des célébrités locales, et même le monarque de l’époque, Kalakaua, apprend à en jouer. En 1900, on entend le son des ukulélés (prononcé par les habitants « ou-kou-lay-lay ») dans tout l’archipel.

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Danseurs hula
Accompagnés de ukulélés
J. J. Williams, vers 1885

Le kitsch hawaïen

Le ukulélé se popularise sur le continent dans les années 1900. L’Exposition internationale de Panama-Pacific draine dix-sept millions de visiteurs, attirés au pavillon de Hawaï par les danses et les chants hula. Les Américains ne comprennent alors rien aux rythmes de leur contrée exotique, mais leur enthousiasme compense. En 1913, un journaliste du Hartford Courant, principal quotidien du Connecticut, décrit ainsi « les voix merveilleusement douces et les étranges mélodies de ces joueurs de ukalele (sic), qui produisent une note de cœur mélancolique et inoubliable ». Le kitsch hawaïen niaiseux devient un véritable business. Dans les années 1920, on trouve dans les catalogues des grands magasins comme Sears Robuck des ukulélés pour quelques dollars. Ils sont même parfois offerts avec l’achat de méthodes d’apprentissage. Les compositeurs produisent des quantités industrielles de hits « hawaïens » comme « On the Beach at Waikiki », ensuite parodiés. Déferle alors une avalanche de ukulélés en plastique fabriqués sur le continent américain et vendus pour trois fois rien, et de méthodes d’apprentissage comme « Hum and Strum » ou « Beach Boy Method Hawaiian Style », qui nourrissent le fantasme d’un paradis hawaïen lointain et exotique. Durant quatre décennies, les mélodies hawaïennes envahissent les ondes de centaines de stations de radio aux États-Unis. La crise économique de 1929 constitue une autre porte d’entrée pour le ukulélé. Les ventes de pianos, d’accordéons et autres instruments coûteux sont en chute libre. Les Américains, qui comptent leurs sous, se tournent vers le ukulélé, lui faisant atteindre un pic de popularité dans les années 1930. En effet, cette époque est aussi celle de l’explosion du bluegrass, phénomène musical auquel le ukulélé est toujours fortement associé.

Pour les jeunes qui dansent le twist et écoutent « Rock around the clock », le ukulélé a tout d’un jouet.

La télévision est aussi une opportunité en or pour l’instrument. En 1950, un célèbre présentateur, Arthur Godfrey, vêtu d’une chemise hawaïenne, donne carrément des cours suivis en direct par des millions de téléspectateurs depuis leur salon. Les ukulélés en plastique prolifèrent (5,95 dollars l’unité), et 1 700 000 joueurs de ukulélés sont nés. Même les Américains qui n’ont jamais touché un instrument de leur vie se prennent d’une affection particulière pour l’instrument lorsque ce sont Bing Crosby, Betty Grable et Elvis Presley qui en jouent (Blue Hawaii fut le plus grand succès d’Elvis au box-office, et la bande originale occupa la tête des charts cinq mois durant). Jusque là, tout semble réussir au ukulélé. Dans le petit écran, il fait chic, mais conserve aussi l’attrait rustique d’un instrument du peuple. Puis vient l’apocalypse. Pour les jeunes qui dansent le twist et écoutent « Rock around the clock », le ukulélé a tout d’un jouet face aux tonitruantes guitares électriques des chansons d’Elvis Presley et Chuck Berry. « Un gosse avec un ukulélé dans les mains ne peut pas faire grand-chose de mal », disait Arthur Godfrey. Sans s’en rendre compte, il avait mis le doigt sur la faiblesse qui mènerait le petit instrument à sa perte. Dès 1951, la National Association of Music Merchants estime que l’accélération des ventes de guitare s’explique par le « désir de ceux qui ont appris à jouer du ukulélé lorsqu’il est devenu à la mode de maîtriser un instrument plus complexe ».  Et le 9 février 1964, les soixante-quatorze millions de téléspectateurs d’une célèbre émission de variété assistent à une prestation de ukulélé habituelle (une artiste de music-hall en costume lamé doré qui chante et joue de son instrument avec beaucoup d’ardeur), puis à celle de quatre jeunes gens de Liverpool. Comme si les Beatles et leur « She Loves You » ne suffisaient pas à détruire le petit ukulélé, le chanteur Tiny Tim débarque dans les télévisions en 1967 avec sa chanson « Tiptoe Through the Tulips », achevant de conférer au ukulélé l’image d’un instrument étrange, très peu virile, absurde et parfaitement inutile, qu’il gardera pendant les vingt années à venir.

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Le King à Hawaï
Blue Hawaii, 1961
Réalisé par Norman Taurog

Le retour

Des dizaines d’années plus tard, une nouvelle génération de musiciens lassés des guitares électriques et pour la plupart ignorants de l’image démodée du ukulélé ou de la mauvaise réputation apportée par Tiny Tim, commence à jouer avec. Dès les années 1980, certains musiciens de rock’n’roll se mettent à utiliser des ukulélés pour apporter une touche d’authenticité à leur son, ou par envie de s’essayer à une musique plus intimiste, spontanée et personnelle. Paul McCartney en utilisera un durant sa tournée de 2002, pour rendre hommage à un gratteur assidu et adepte de la tradition ukulélé du music-hall britannique, George Harrison. Celui-ci avait d’ailleurs donné sa bénédiction au retour du petit instrument en rédigeant l’introduction de 60’s Uke-In Songbook de Jim Beloff, un recueil de partitions de morceaux des années 1960 : « Tout le monde devrait avoir un ukulélé et en jouer », écrivait George Harrison. « C’est tellement facile à transporter, c’est le seul instrument dont il est impossible de jouer sans rire ! C’est tellement mignon, et si ancien. » Mais les artistes pop qu’on associe le plus souvent au ukulélé restent Steven Swartz de Songs from a Random House, Zach Condon de Beirut et Stephin Merritt des Magnetic Fields. Certains d’entre eux ont voulu remplacer la toute puissante guitare par un instrument au son plus doux et plus léger. D’autres ont été séduits par un son moins habituel et plus surprenant pour le public. « Si vous avez une guitare, les gens se font une idée de ce qu’ils vont entendre. Avec le ukulélé, tout est possible. Et c’est un instrument doté de plus de ressources qu’on ne le croit », explique ainsi Steven Swartz. Les personnes désireuses d’être confortées dans leur choix d’instrument par des célébrités pourront citer toute une flopée de stars joueuses de ukulélé : Cybill Shepherd, William Macy et Pierce Brosnan… Mais aussi des politiques (Tony Blair) ou des dirigeants d’entreprise (le multi-milliardaire Warren Buffett). Le ukulélé a été la guest-star de nombreux événements, et on le retrouve en bande son de publicités pour Yoplait, où il est accompagné d’un xylophone, de quelques notes de piano et d’un sifflotement mélodieux.

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Hawaï
Dans les années 1980 et 1990, le ukulélé déserte ses plages

Dans les années 1980 et 1990, une renaissance de la musique hawaïenne sert aussi de moteur à la popularité retrouvée du ukulélé. À Hawaï comme sur le continent, les jeunes ont jeté leur dévolu sur le rock. L’intérêt des insulaires pour leur musique traditionnelle et pour le petit instrument a décliné dans les années 1960, et les quelques jeunes qui continuent de s’inscrire dans des cours de ukulélé le font surtout dans le but d’apprendre à jouer des morceaux des Beatles. Mais à partir des années 1980, les artistes hawaïens se mettent à redécouvrir le ukulélé à leur manière, ils en explorent les facettes et brouillent les frontières entre la musique traditionnelle hawaïenne et la pop mainstream qui avait contribué à remettre l’instrument au placard. Parmi ces artistes, Kelly Boy Delima de Kapena, Troy Fernandez des Kaau Crater Boys et Israel Kamakawiwo’ole, qui offrait à son public des chansons politiques contre la situation des natifs hawaïens, considérés comme des citoyens de seconde zone. Son medley au ukulélé de « Over the Rainbow/What a Wonderful World » a été utilisé pour la bande originale de la série Urgences et pour d’autres films et publicités, consacrant son album Facing Future comme disque de platine – une première pour un artiste hawaïen. Le succès apporté par YouTube à un artiste hawaïen de 20 ans, Jake Shimabukuro, est encore plus inattendu. Sa reprise de « While My Guitar Gently Wheeps » au ukulélé, contenant des variations très élaborées, est l’une des premières vidéos de la plateforme a être devenue virale, et elle a participé à la déconstruction de l’image stéréotypée et kitsch qu’Hollywood renvoyait de la musique hawaïenne et du ukulélé.

Un instrument populaire

Le ukulélé est ainsi parvenu à s’extirper du purgatoire de la pop culture. Le Ukulele Orchestra of Great Britain (une bande de huit « anarcho-syndicalistes du milieu du ukulélé », comme ils se décrivent eux-mêmes) remplit les salles avec un répertoire varié, allant des Sex Pistols à Nirvana en passant par Bach et Beethoven. Au Canada, le mouvement s’appuie sur des racines pédagogiques plus ancrées qu’au Royaume-Uni ou aux États-Unis, et il essaime grâce à des programmes scolaires qui conseillent le ukulélé pour enseigner la musique. Le Langley Ukulele Ensemble, un orchestre composé de jeunes de Colombie-Britannique, a fait naître des stars comme James Hill, musicien de ukulélé plusieurs fois récompensé et grand défenseur de l’instrument. Le ukulélé a dans peu de pays les fans ardents qu’il a au Japon, où le musicien hawaïen Shimabukuro est en tournée six mois par an et où les membres du Ukulele Orchestra of Great Britain se font arrêter dans la rue pour signer des autographes.

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Ray-Ban + ukulélé
Une autre idée du swag
Crédits

Même s’il est aujourd’hui plus en vue, le ukulélé reste un instrument populaire. « Le ukulélé m’a toujours fasciné parce qu’il n’intimide pas les gens », raconte Shimabukuro. Le nombre de débutants présents au Ukefest le confirme. Le format miniature de l’instrument le rend attrayant, et sa musique est si douce et légère qu’il est difficile de se retenir de jouer pendant les explications des professeurs durant les ateliers. Tout le monde n’a pas le courage de se mettre à la guitare, qui impressionne par sa taille imposante et ses six cordes en nylon. En comparaison, les quatre cordes de plastique du ukulélé semblent plus faciles à maîtriser et moins douloureuses pour les doigts de la main gauche, qui naviguent sur le manche. Grâce à son accessibilité, le ukulélé a réussi à acquérir l’immense base d’adeptes qu’il avait eu du mal à réunir avant l’arrivée d’Internet, des sessions de jam en ligne et des tutoriels YouTube. Marcy Marxer, une musicienne folk récompensée par deux Grammy awards, joueuse de ukulélé et d’autres instruments à cordes avec sa compagne Cathy Fink, estime que la popularité de l’instrument est due à « la convivialité de la communauté. Il n’y a aucune hiérarchie entre les musiciens, seulement une totale acceptation. Comme beaucoup ont commencé il y a peu, ils se souviennent de ce que c’est que de débuter ». En d’autres termes, personne n’attend de vous que vous grattiez les cordes avec les dents ou que vous jouiez en tenant l’instrument à bout de bras, comme le fait le virtuose Stuart Fuchs, de son surnom « Stukulele », dans ses solos. George Hinchliffe, membre du Ukulele Orchestra of Great Britain, attribue le succès de son groupe (et c’est sans doute valable pour l’instrument) à la baisse de l’intérêt pour les gros spectacles perfectionnés où les artistes restent le nez sur leur ordinateur portable. « On avait envie d’un concert pendant lequel les gens joueraient simplement de la musique », raconte-t-il. « Et le ukulélé est accessible à tous. Les spectateurs rentrent chez eux en se disant : “Moi aussi je peux le faire”. »


Traduit de l’anglais par Agathe Ranc d’après l’article « The Rise and Fall (and Rise) of the Ukulele », paru dans The Atlantic. Couverture : La ronde du ukulélé, par André Kunze.