Oriundi

Messi lève les yeux au ciel, Dieu aussi. À la 14e minute de son dernier match de poule contre le Nigeria, le meneur de jeu argentin est imité par l’idole de la nation, Diego Armando Maradona. Tandis que le premier célèbre son but à genoux sur la pelouse, le second, plus exalté encore, referme les bras en lançant des incantations, debout en tribune. Il est 21 h 15 ce mardi 26 juin 2018 à Saint-Petersbourg et, si le score en reste là, l’équipe sud-américaine est qualifiée pour les huitièmes de finale de la Coupe du monde 2018. « Maradona lui-même serait fier de cette réalisation », croit bon de préciser le commentateur de la FIFA.

Mais tout dieu qu’il est, Maradona lui-même ne peut rien contre l’égalisation nigériane, à la 51e minute. Il s’agace, vacille avec son équipe. Dans un état second, « El pibe de oro » est aperçu à moitié endormi et filmé en grande difficulté pour comprendre l’interpellation d’un fan. Alors, quand le défenseur Marcos Rojo donne l’avantage à l’Albiceleste, Maradona tombe dans les bras de ses amis qui, quelques minutes plus tôt, tentaient de le calmer. Il embrasse l’un d’eux avec une touchante affection, attirant les caméras. Erreur : le monde le voit brusquement lancer des doigts d’honneurs à la volée.

Choisis ton super-héros

Dieu est faillible. Ses adeptes l’ont découvert pour la première fois en 1991, au moment de son exclusion des terrains pour consommation de cocaïne. À Naples, où il évoluait alors, cela n’a guère entamé son culte. Les supporters de Boca Juniors continuent aussi de l’aimer malgré les tests anti-dopages positifs qui l’ont poussé vers la sortie en 1997. Maradona est l’homme de deux clubs, l’un argentin, l’autre italien. Son nom trahit du reste ses origines italiennes, comme ceux de Lionel Messi, Federico Fazio, Nicolas Tagliafico, Christian Ansaldi, Giovani Lo Celso, Manuel Lanzini ou Maximiliano Meza.

L’Italie n’est pas qualifiée pour la Coupe du monde mais elle est un peu en huitièmes de finale. Les audiences n’y ont jamais été aussi élevées depuis 20 ans, selon le groupe de télévision Mediaset. Parmi les joueurs argentins, l’attaquant de la Juventus de Turin Paulo Dybala aurait pu défendre le pays où il habite depuis 2012 et d’où vient une partie de sa famille. Idem pour le milieu de terrain Javier Pastore, passé comme lui par Palerme, et qui vient de signer à l’AS Roma fort de 29 sélections avec l’Albiceleste. D’autres ont déjà franchi le pas : plusieurs Argentins ont opté pour la Nazionale de leurs ancêtres, tels Mauro Camoranesi, Dani Osvaldo ou Cristian Ledesma, pour prendre des exemples récents.

Le passé plus lointain recèle même un cas unique. Dans les années 1930, Luis Felipe Monti a joué une finale de Coupe du monde avec l’Argentine, puis une autre avec l’Italie. Formé à Huracán, un club de Buenos Aires où s’est fait connaître Javier Pastore, ce milieu défensif surnommé Doble Anchos (« double largeur ») pour ses larges épaules a rejoint Boca Juniors avant d’exploser sous le maillot de San Lorenzo, une autre formation populaire de la capitale, aujourd’hui supportée par le pape François.

Luis Felipe Monti, dit Doble Anchos

Après avoir remporté un championnat encore largement amateur en 1923, Luis Monti est appelé par le sélectionneur argentin Angel Vázquez l’année suivante, elle aussi couronnée d’un titre. Il n’a que 23 ans. Ainsi, arrive-t-il à maturité pour la première édition de la Coupe du monde, en 1930, en Uruguay. Quelques 500 000 spectateurs au total et environ 400 journalistes voient le pays hôte dominer l’Argentine en finale. Le sport attire déjà les foules que les grands dirigeants du monde essayent de rallier à leur cause. Parmi eux, le président du conseil italien Benito Mussolini « est le premier à l’intégrer complètement à son mode de gouvernement », écrit l’historien australien Bill Murray dans son Histoire du football.

L’Italie ayant échoué à obtenir l’organisation du premier Mondial, le Duce fait tout pour accueillir le second et le gagner. Foulant au pied la xénophobie qu’il promeut à travers le fascisme, il est prêt à recourir à des joueurs étrangers pour améliorer son équipe et prouver au monde sa supériorité. Dans cette optique, Mussolini invente même un système visant à attirer les descendants d’émigrés italiens comme Luis Monti : le mouvement oriundi.

Doble Anchos

Luis Monti a laissé plus de traces sur les pelouses et les chevilles de ses adversaires que dans les livres d’histoires. On sait qu’il est né le 15 mai 1901 dans un Buenos Aires en pleine expansion. Après une longue période de guerres civiles et d’instabilité, l’Argentine a acquis une stabilité relative et une certaine unité à la fin du XIXe siècle. Son économie a aussi commencé à se développer à la faveur des nombreuses terres disponibles pour l’agriculture et l’élevage. Mais, déterminé à peupler les régions désertiques comme la Patagonie, les classes dirigeantes ont résolu de recourir à l’immigration.

Héritière des colons espagnols, cette élite était perméable aux théories racistes donnant le primat aux Européens sur les Américains. Pour développer le chemin de fer, elle comptait notamment sur les Anglais, qui importèrent leurs sports. Le premier match de criquet a ainsi été organisé le 3 février 1852 à Buenos Aires, ville qui accueillit aussi la première rencontre de football le 20 juin 1867. Les équipes étaient composées de 16 hommes d’affaires, tous britanniques à l’exception de William Boschetti. Si ce dernier était le seul homme originaire d’Italie sur le terrain, c’était loin d’être le cas dans le pays. Car la période d’expansion agraire argentine correspondait précisément à une baisse des rendements dans la Botte, notamment à cause de sécheresses.

Unifié en 1870, le Royaume d’Italie peinait à gérer les problèmes de chacune de ses provinces. Afin d’alléger le fardeau, le gouvernement édicta une loi d’émigration en 1888, offrant une totale liberté de mouvement à ses citoyens. Ceux-ci commencèrent à chercher du travail ailleurs et notamment en Argentine, où la constitution de 1893 garantissait une bonne intégration et des moyens de prospérer aux étrangers souhaitant s’installer. Son contenu était largement influencé par les réflexions du diplomate Juan Bautista Alberdi, selon lequel « sans une large population, il n’y a pas de développement de la culture, pas de progrès, tout est petit ». Or, selon lui, « en Amérique, tout ce qui n’est pas européen est barbare ».

On estime qu’entre 1850 et 1930, 6,6 millions de personnes affluèrent en Argentine, multipliant la population de Buenos Aires par huit entre 1864 et 1914. À cette période, un quartier de la capitale, La Boca del Riachuelo, est composé pour moitié d’étrangers, là où ils sont de 25 à 30 % dans le reste du pays. On y trouve surtout des Italiens, venus travailler dans les activités portuaires. Au début de l’année 1905, un groupe de jeunes hommes vivant près de la place Solis, prend la décision de créer un club de football. Juan Antonio Farenga, Teodoro Farenga, Santiago Sana, Alfredo Scarpatti et Esteban Miguel Baglietto envisagent de l’appeler « Hijos de Italia », « Defensores de la Boca » ou encore « Estrella de Italia ». Le 3 avril, ils décident finalement de lui donner le nom de Boca Juniors.

Monti en sélection argentine

Le club arrache son premier titre de champion d’Argentine en 1919, mettant fin à la suprématie du Racing Club de Avellaneda. Le podium se joue les années suivantes entre ces deux-là et River Plate, jusqu’à ce qu’une autre formation de Buenos Aires, Huracán, crée la surprise en 1921. Dans ses rangs, les dirigeants de Boca Juniors vont chercher un jeune qui a remporté le titre pour sa première saison, Luis Monti. Mais l’expérience tourne court. Après trois mois sans jamais apparaître dans l’équipe première, le milieu rejoint San Lorenzo, une institution fondée par un prêtre dans le district d’Almagro, au cœur de la capitale. En 1923, avec son aide, elle inaugure à son tour sa salle des trophées.

Dès la saison suivante, le sélectionneur de l’équipe nationale, Angel Vázquez, fait appel à ses services. Monti apporte son concours à sa victoire au championnat sud-américain trois ans plus tard et obtient avec elle la médaille d’argent aux Jeux olympiques de 1928, aux Pays-Bas. En finale, l’Albiceleste s’incline contre l’Uruguay. L’ailier Raimundo Orsi a à peine le temps de poser sa valise sur sa terre natale qu’il reprend l’avion pour l’Europe, direction Turin où l’attend un alléchant contrat. Il sera bientôt suivi par Monti.

Peur sur le stade

À la veille de la première Coupe du monde de football jamais organisée, Boca Juniors est loin derrière Luis Monti. Le milieu défensif n’en a probablement que faire de n’avoir pu s’imposer dans le club qui vénérera plus tard Diego Maradona, maintenant qu’il est un « demi-dieu » à San Lorenzo. Qu’importe les rivalités opposant les différents clubs de Buenos Aires, les Argentins l’aiment pour sa grinta. Sa côte de popularité augmente encore lorsque, pendant le premier match de l’histoire de l’Albiceleste au Mondial, il inscrit le seul but de la rencontre, contre la France, à la 81e minute, à Montevideo. C’est aussi lui qui ouvre la marque en demi-finale, contre les États-Unis, inaugurant le festival offensif (6-1) consécutif à deux larges victoires, en poule, contre le Mexique et le Chili.

La finale s’annonce plus compliquée. Pendant la nuit qui précède l’opposition avec le pays hôte, l’Uruguay, des hordes de supporters locaux font le siège de l’hôtel des Argentins pour les empêcher de dormir à coups de percussions et de cris. Pour Luis Monti, c’est pire. Doble Anchos est « incapable de se relaxer, comme s’il avait peur », a plus tard raconté son coéquipier Francisco Varallo. Des menaces de mort lui sont adressées. D’autres joueurs sont intimidés par l’ambiance qui règne à l’Estadio Centenario de Montevideo, ce 30 juillet 1930, où la plupart des 68 000 spectateurs poussent la sélection qui reçoit. « Les seuls qui n’étaient pas submergés étaient Carlos Peucelle, Guillermo Stábile, Pedro Suárez et moi », détailla Varallo. « Les autres avaient peur. »

Monti aurait pu rester sur le banc. « Ce joueur avait donné un tel sentiment de férocité qu’il avait l’opinion publique contre lui », retrace le journaliste sportif espagnol Alfredo Relano dans le livre Tantos mundiales, tantos historias. « On craignait qu’il soit expulsé vu l’hostilité qu’il suscitait chez ses adversaires. L’idée d’un remplacement par Chividini courait, mais Monti a finalement été maintenu. » D’où viennent les menaces ? La légende veut que Monti ait été directement ciblé par deux espions de Mussolini, Marco Scaglia et Luciano Benti.

Le passeport de Monti
Crédits : FIFA Museum

« Dans 90 minutes, nous saurons si nous devrons le tuer lui, sa mère, ou si nous lui offrirons de l’argent pour qu’il défende l’Italie au prochain Mondial », aurait confié l’un des deux hommes au Duce. « À la mi-temps, quand l’Argentine gagnait 2-1, ils ont dit que si nous ne perdions pas, il allaient tuer ma grand-mère et mon oncle », a de son côté rapporté le milieu de terrain d’après sa petite-fille, Lorena Monti. En seconde période, l’Argentine encaisse trois buts et s’incline finalement 4 buts à 2.

Selon la légende toujours, Marco Scaglia et Luciano Benti auraient promis au joueur qu’il recevrait bientôt une offre d’un club italien et que, s’il l’acceptait, il toucherait 5 000 dollars par mois. À San Lorenzo, Monti ne touchait que 200 dollars mensuel, en comptant le salaire qu’il recevait de la part de la municipalité pour laquelle il travaillait en parallèle. Mais puisqu’il a des racines en Émilie-Romagne, c’est la recrue parfaite pour Benito Mussolini. Une fois l’organisation de la compétition obtenue, le Duce se tourne vers le président du comité olympique italien, Giorgio Vaccaro : « Je ne sais pas comment, mais l’Italie doit gagner ce championnat », intime-t-il. « Nous ferons notre possible », répond Vaccaro. Pour Mussolini, cela ne suffit pas : « Vous ne m’avez pas compris, l’Italie doit gagner ce Mondial. C’est un ordre. »

L’exil

Luis Monti signe à la Juventus de Turin en 1932, sur la proposition des émissaires Marco Scaglia et Luciano Benti. Il fait le trajet vers l’Italie avec une poignée d’autres joueurs. « Mussolini a inventé les oriundi pour renforcer la sélection », résume Alfredo Relano. « Conscient de la grande quantité de noms italiens qu’il y avait dans le football argentin, et connaissant la qualité des joueurs de là-bas, il a lancé une initiative visant à les faire signer dans des clubs italiens et les nationaliser. Ainsi, dans les années précédant le Mondial, arrivèrent Monti et Orsi à la Juventus, Demaria à la Ambrosiana de Milan (futur Inter) et Guarisi à la Lazio, entre autres. »

Monti sous les couleurs de la Juve

Monti et Demaria sont naturalisés italiens alors qu’il ont quitté l’Argentine il y a moins de trois ans. Or, le paragraphe 3 de l’article 21 du règlement de la FIFA dispose qu’ « un joueur qui a représenté une association nationale dans un match international ne sera pas qualifié pour en représenter une autre avant une période de trois ans de résidence dans le pays de sa nouvelle association. » Mais l’organisation internationale ferme semble-t-il les yeux.

Arrivé à Turin en méforme, Luis Monti s’entraîne intensivement sous les ordres de l’entraîneur Carlo Carcano, dont il devient vite un élément clé. Il prend le brassard de capitaine de la Vieille Dame et la mène au titre quatre fois entre 1932 et 1935. Évidemment, en 1934, il est appelé par Vittorio Pozzo pour représenter l’Italie au Mondial à domicile. Dans le système défensif prôné par le sélectionneur, l’Argentin a aussi une place centrale. Seul son pays d’origine et un Brésil diminué font le trajet depuis l’Amérique du Sud, le tenant du titre uruguayen restant à la maison, refusant d’honorer des Européens qui refusèrent pour beaucoup de rallier Montevideo.

En huitièmes de finale, Monti fait mieux qu’avec l’Argentine : il bat les États-Unis 7 à 1. Son rôle est bien plus défensif au tour suivant. Au stade Giuseppe Berti de Florence, l’Italie profite de la mansuétude de l’arbitre belge, Louis Baert, pour blesser plus de la moitié de l’équipe espagnole qui lui fait face. Au terme de ce massacre, les deux équipes se séparent sur un nul au goût amer pour les visiteurs, privés de leurs deux meilleurs joueurs pour rejouer le match. À la faveur d’un arbitrage tout aussi partial, la Nazionale l’emporte 1 à 0 et file vers la demi-finale contre la Wunderteam de Matthias Sindelar. Et l’histoire bégaye. Cette fois, l’arbitre suédois Ivan Eklind rend les choses faciles à la formation de Vittorio Pozzo, lui ouvrant les portes de la finale. Étrangement, il en sera aussi chargé.

Plutôt que des bruits de tambour, Monti entend le claquement des bottes la veille de la rencontre contre la Tchécoslovaquie. C’est le Duce qui fait parvenir un message à l’équipe. « Bonne chance pour demain, vous connaissez ma promesse (vaincre ou mourir) », discourt-il en passant son doigt sur le cou. Après une première mi-temps vierge de but, Mussolini revient dans les vestiaires. « Que dieu vous aide si vous échouez », glisse-t-il alors à Vittorio Pozzo. Dans le temps additionnel, un but d’Antonio Schiavo donne finalement la victoire à l’Italie, 2 à 1. « Il nous a sauvé la vie », déclare Monti, sacré sous les couleurs de ses aïeuls. Plus tard, il aura cette phrase : « Si je gagnais en Uruguay ils me tuaient, si je perdais en Italie, ils me fusillaient. C’était beaucoup pour un simple footballeur. »


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