Si tu veux commen­­cer par le vol.1, c’est possible.

Incandescence

Dans le dos de Lioudmila Ignatenko, sur la ligne d’horizon estompée par la nuit, une lumière danse par la fenêtre de la maison de Pripyat, dans le nord de l’Ukraine. Soudain, cette veilleuse double de taille. Quelque seconde plus tard, une lourde explosion retentit, arrachant un souffle de stupeur à la jeune femme. Son mari entre alors à pas comptés dans le salon, en slip et marcel gris. La bouche de Vassili Ignatenko ne veut plus se fermer. Depuis la centrale nucléaire de Tchernobyl, un interminable faisceau bleuté monte au ciel. Ce 26 avril 1986, la catastrophe est sur le point de semer la mort.

Trente-trois ans plus tard, alors que les radiations produisent encore des effets délétères dans la région, la mini-série de HBO Chernobyl retrace les derniers moments de Vassili. En tant que pompier, il figure parmi les premières victimes. Son histoire a été racontée par Lioudmila dans La supplication : Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, un livre de témoignages publiés en 1997 par le prix Nobel de littérature Svetlana Alexievitch. Avec l’immense succès des épisodes réalisés par l’américain Craig Mazin, l’écho du drame double lui aussi de taille, comme la veilleuse le soir du 26 avril 1986.

Crédits : nz.nik

Résultat, attirés par la lumière, des jeunes se pressent vers Pripyat pour poser près du réacteur accidenté, comme si c’était le dernier endroit à la mode. Sur Instagram, « Irene Vivch » apparaît avec un sourire en coin accoudée à un train rouillé, « Kenji Vaiô » présente un compteur Geiger qui mesure les radiations et « nz.nik » montre son dos nu devant des bâtiments abandonnés. La jeune brune a même tourné une vidéo sur place avec une réalisatrice qui se se fait appeler Angelina Protein. En 2017, Tchernobyl avait déjà attiré 50 000 personnes (dont 70 % d’étrangers), soit 35 % de plus qu’en 2016 et 350 % de plus qu’en 2012.

Seulement, au-delà de cet afflux touristique, c’est le manque d’à-propos de ces nouveaux venus qui entraîne des critiques à la pelle. « C’est magnifique que [la série] Chernobyl ait inspiré une vague de tourisme vers la zone d’exclusion », a réagi le réalisateur Craig Mazin le 11 juin dernier. « Mais oui, j’ai vu les photos qui circulent. Si vous visitez l’endroit, par pitié souvenez-vous qu’une tragédie terrible a eu lieu ici. » Quand ils ont pris leurs photos, « Irene Vivch », « Kenji Vaiô » et « nz.nik » n’étaient guère populaires sur Instagram. Maintenant qu’ils ont créé le scandale, leur audience ne cesse d’augmenter.

Cette course à la visibilité prend parfois des allures de fuite en avant où tout est permis, y compris le pire. Début juin, l’influenceur espagnol Kang­hua Ren a été condamné à 15 mois de prison avec sursis et 20 000 euros de dommages et intérêts pour avoir offert un Oreo au denti­frice à un mendiant et filmé la scène. Le mois précédent, l’instagrameuse polonaise Julia Słońska publiait une vidéo d’elle en train de fièrement détruire le nez d’une statue vieille de deux siècles. Et, 24 heures après avoir interrompu la finale de la Ligue des champions en déboulant sur le terrain, Kinsey Wolanski gagnait 1,6 million d’abonnés sur Instagram, malgré une fermeture temporaire de son compte.

Crédits : Kinsey Sue

Aussi pathétiques soient-elles, ces méthodes payent donc. Sauf qu’entretenir la machine à rêve ou à scandale est loin d’être simple. Instagram possède une série d’effets pervers qui met parfois ses plus fameux protagonistes dans des situations affreusement gênantes. Dans une étude publiée l’année dernière par la revue Psychology of Popular Media Culture, des chercheurs constatent que plus les gens passent de temps sur Instagram, plus ils se sentent déprimés.

« Avec Instagram, nous avons un accès immédiat à toutes ces images idéalisées, qui ne sont pas des représentations fidèles du monde », explique une autrice de l’article, Danielle Leigh Wagstaff. « Les gens ont tendance à ne publier que leurs meilleures photos d’eux, en utilisant des filtres pour paraître beaux. Cela donne une vision faussée de la moyenne, ce qui nous fait nous sentir mal. »

Pour ceux qui cherchent à vivre du réseau social, les problèmes peuvent être plus aigus. Ils doivent s’en tenir à une image qui ne correspond pas nécessairement à qui ils sont, et sont amenés à produire un flux de contenu à même de susciter des réactions. Et lorsqu’ils entreprennent de rencontrer leur public physiquement, cela peut mal tourner.

La reine est nue

Du haut de son tabouret de bar, dans un appartement confortable de Brooklyn, Caroline Calloway enchaîne les sourires. Les plantes du décor forment une couronne verte autour de ses cheveux blonds. Assis en face d’elle, sur des canapés plus proches du sol, des femmes la regardent avec une admiration teintée de bienveillance. Le programme est pourtant bien moins riche que ce qui avait été annoncé. Un mois plus tôt, en décembre 2018, cette instagrameuse américaine avait annoncé l’organisation d’un « atelier de créativité » à 100 dollars la place. Finalement, il fallait en débourser 165 pour avoir le privilège de passer quatre heures avec elle, salade, cahier et autocollants inclus.

Caroline Calloway a aussi promis un paquet cadeau comprenant un bocal en verre, des graines de fleurs sauvages et une lettre de réponse personnalisée à tous ceux qui lui enverraient des questions par e-mail. Comme sa communauté était enthousiaste, la jeune femme de 27 ans a décidé de programmer l’expérience dans plusieurs villes des États-Unis. C’est ainsi qu’elle s’est retrouvée avec une livraison de 1 200 bocaux en verre sur les mains. « J’ai fait une terrible erreur », a-t-elle alors confessé en voyant de grandes palettes descendre du camion.

Crédits: Caroline Galloway

Avant l’atelier de Brooklyn, ses fans ont appris que leurs messages resteraient lettre morte. À raison d’une heure par personne, la jeune femme n’avait tout simplement pas le temps de leur répondre individuellement. Il valait mieux prévoir un échange entre quatre yeux à la fin de ses conseils. Néanmoins, chacun devait recevoir un emoji de manière à connaître son état d’esprit. Or, au moins trois participants ont rapporté n’avoir rien reçu.

Samedi 12 janvier 2019, à New York, Caroline Calloway les salue un par un après avoir laissé la cinquantaine de participants faire connaissance autour de thé et de café. Il n’y a en revanche pas moyen d’y ajouter du lait de la marque servant de sponsor à l’événement : aucune des bouteilles promises n’est proposée. Quand l’influenceuse prend la parole, elle ressasse des morceaux de vie déjà partagée sur les réseaux sociaux et quelques propositions sorties, semble-t-il, d’un livre de développement personnel. Le lendemain, pour l’atelier de Washington, sa mère met la main à la pâte pour préparer les salades. « Ma journée commencera quand j’en aurai fini avec cette foutue cuisine », écrit-elle alors. Quelques jours plus tard, elle admet n’avoir « pas réalisé [qu’elle] aurait besoin de personnel ».

Crédits : Selena Gomez

Après avoir suggéré à ceux qui s’étaient inscrits aux rendez-vous à Boston et Philadelphie de venir à New York, Caroline Calloway décide le lundi suivant, sous le feu des critiques, d’annuler les autres rendez-vous prévus et de rembourser ceux qui s’y sont inscrits. Mais ceux qui pointaient son « arnaque », en retweetant le thread de la journaliste écossaise Kayleigh Donaldson, étaient finalement plus remontés que les participants eux-mêmes. « Elle nous a déjà tellement donné », témoigne Isabelle Gomez. « Je savais que c’était trop beau pour être vrai, qu’elle promettait trop. » Remboursée, cette fan se dit prête à lui « rendre l’argent ».

Ce n’est pas la première fois que l’instagrameuse doit sortir de sa poche ce qu’on lui a donné. Devenue célèbre pour avoir documenté sa vie de couple dès 2014, lors de ses études à Cambridge, en Angleterre, elle a reçu une avance de 500 000 dollars l’année suivante pour écrire une autobiographie. Hélas, les pages ne se sont jamais noircies et Caroline Calloway a dû rendre le pécule en 2017. Comme elle en avait dépensé une partie, elle s’est retrouvée avec une dette de 100 000 dollars. Il a donc fallu trouver un moyen de se remplumer…

Pour rendre ses photos envieuses, l’Américaine de 26 ans Lissette Calveiro s’est elle aussi endettée à hauteur de 10 000 dollars. Sortir du lot a un prix, qu’il se chiffre en dette, en dommages et intérêts ou en image. Car on imagine mal une marque s’associer avec quelqu’un qui a posé dénudé à Tchernobyl.

En tournée promotionnelle pour son prochain film, The Dead Don’t Die, l’actrice Selena Gomez a déclaré jeudi 13 juin 2019 qu’elle était en train de s’éloigner d’Instagram. Sans quoi « je me sentirais mal et je verrais mon corps différemment », a-t-elle déclaré. « J’avais l’habitude de beaucoup y aller mais je pense que c’est très malsain pour les jeunes, moi y compris, de passer son temps à lire tous ces commentaires », affirme la détentrice du troisième plus gros compte au monde. « C’est égoïste, ou, pour être moins méchante, c’est dangereux. »


Couverture : nz.nik/Instagram