À l’ombre du viaduc en fer de Barbès, dans le nord de Paris, un homme s’assoit sur le garde-corps. Entre les crissements du métro aérien, il hèle les passants et sort un paquet de cigarettes de sa poche. Chaque année, quelque 600 000 « Marlboro Bled » à 5 euros sont ainsi vendus au marché noir dans le secteur, à la faveur de la flambée des prix du tabac.

Alors, ce mercredi 12 février, des dizaines de policiers sont déployés entre la rue de Clignancourt et le boulevard Rochechouart. Sur l’ensemble de l’agglomération parisienne, 46 personnes sont interpellées. Depuis un décret paru au Journal officiel le 20 décembre dernier, des amendes de 135 euros peuvent être dressées aux acheteurs.

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Or les acheteurs risquent justement d’être de plus en plus nombreux, car selon un arrêté ministériel publié le 11 février, une hausse de taxe de 50 centimes fera passer la valeur du paquet de Marlboro à 10 euros à compter du 1er mars 2020. Les Winston devraient valoir 9,60 euros. Avec ces nouvelles hausses, le gouvernement contribue à une inflation qui s’est accélérée depuis 2017. Pour décourager les gens de fumer, la valeur d’une vingtaine de cigarettes a atteint 8 euros en mars 2018 avant de continuer à grimper, gonflée par des taxes dont la part est aujourd’hui supérieure à 80 %.

Cette politique n’est semble-t-il pas sans incidence, puisque le nombre de fumeurs a baissé de 1,6 million en 2017 et 2018. Mais 25 % de la population allume au moins une cigarette par jour, peu importe que les prix continuent d’augmenter. Il n’est à ce titre pas innocent que le marché parallèle ait prospéré comme en atteste les ventes sauvages de Barbès. Une stratégie un brin plus étoffée va donc être nécessaire pour venir à bout du tabac. Et les idées ne manquent pas.

Sale manie

Au volant de sa Chevrolet, alors que la radio crache « Just Another Day » du groupe Oingo Boingo, le shérif du comté de Hawkins arrive au poste une cigarette à la bouche. C’est un rituel. Mais ce matin d’hiver, dans le Tennessee, le reporter Murray Bauman l’attend de pied ferme. Les deux hommes entrent dans le bâtiment qui abrite plus de fumée que d’affaires résolues. Déjà exténué par une entrevue avec un journaliste trop curieux, le shérif allume une cigarette, la quatrième depuis son réveil.

Jim Hopper est l’archétype du fumeur invétéré qui se complaît dans une société empestant le tabac. Cette société, c’est celle de Stranger Things, une série adulée pour sa peinture nostalgique des années 1980. Sauf que tout le monde n’y trouve pas son compte. Selon un rapport de l’association The Truth Initiative, le nombre de tiges allumées dans les œuvres de Netflix a triplé entre les saisons 2015-2016 et 2016-2017. Sous pression la société californienne a annoncé début juillet qu’elle veillerait à les exclure de ses prochains projets. Elle suit ainsi l’exemple de Disney, qui avait pris pareille décision en 2015.

Jim Hopper dans Stranger Things
Crédits : Netflix

Formidable canal de promotion pour l’industrie du tabac de 1927 à 1990, le cinéma a donc en grande partie décidé de sacrifier un peu de sa santé pour améliorer celle du public. « Au cours des 50 dernières années, près de 21 millions d’Américains sont morts des suites de maladies liées au tabac, ce qui en fait la principale cause de décès évitable dans le pays », a déclaré le 24 juillet le Sénateur Mario Scavello au cours d’un débat. Son père a succombé à un cancer du poumon. Dans le monde, plus de 7 millions de fumeurs décèdent chaque année et 1,2 million de personnes sont victimes du tabagisme passif. On estime qu’un fumeur sur deux fera les frais de sa consommation de tabac.

Pour enrayer ce fléau, le gouvernement britannique entend mettre fin au tabagisme avant 2030. Lundi 22 juillet, il a publié un livre vert intitulé « Faire progresser notre santé : la prévention dans les années 2020 ». Le plan prévoit de réduire progressivement le nombre de fumeurs en proposant notamment aux patients davantage d’accompagnement. D’ici 2022, le pourcentage de fumeurs devrait ainsi passer de 15,5 % à 12 %.

Le mouvement est aussi enclenché en Espagne. Afin de protéger les victimes du tabagisme passif, l’Agence de santé publique prévoit d’interdire de fumer dans les lieux ouverts de Barcelone, telles que les terrasses de café. Au Tibu-Ron, un bar situé près de la plage, à quelques kilomètres au sud de la capitale catalane, les clients peuvent désormais obtenir une bière gratuite s’ils ramènent un gobelet rempli de mégots de cigarettes. Car le tabac ne nuit pas seulement aux humains mais aussi à l’environnement.

Crédits : Jeanne Menjoulet

Dans un article publié par la revue Ecotoxicology and Environmental Safety le 18 juillet, des chercheurs de l’université de Cambridge expliquent que les mégots entravent la croissance des plantes. Composé d’un plastique appelé acétate de cellulose, leur filtre peut mettre jusqu’à douze ans pour se dégrader. Or, environ 4 500 milliards de mégots sont jetés dans la nature chaque année.

Dans l’Hexagone, la lutte passe par la hausse des prix. D’ici novembre 2020, les fumeurs devront débourser 10 euros pour un paquet. Il n’est donc pas étonnant qu’un Français sur cinq se soit déjà fourni à l’étranger, selon une étude du Baromètre Santé publique France relayée le 16 juillet. Pour le président de l’association Droits des Non-Fumeurs Gérard Audureau, ce phénomène est ancien. « Depuis au moins quinze ans les habitants des départements frontaliers achètent leurs cigarettes à l’étranger, comme à Andorre », rappelle-t-il.

Certains réclament donc des décisions plus radicales. Le député hongrois János Lázár a demandé au Parlement d’adopter une loi interdisant de fumer aux personnes nées après le 1er janvier 2020. La Hongrie a déjà restreint la vente à certaines boutiques, ce qui aurait aidé à faire baisser le nombre d’achats de 40 % depuis 2013, selon les autorités. L’Australie et l’Irlande se sont aussi fixés des objectifs zéro-tabac. Ces ambitions sont-elles utopiques ? Le traité mondial anti-tabac de 2005 a permis d’obtenir une réduction de 2,5 points des taux de tabagisme dans le monde entier. Mais le chemin est encore long avant de voir disparaître la cigarette, responsable du décès de 8 millions de personnes chaque année.

Enfumage

En 1970, l’ensemble des élèves du lycée Southwest de Kansas City est convoqué dans l’auditorium. Alors âgé de 16 ans, Robert Proctor voit débarquer le représentant d’une firme de tabac. Cet homme est là pour présenter les méfaits du tabac. Son message est clair : fumer n’est pas pour les enfants, c’est un choix d’adulte. En l’écoutant, les jeunes n’ont évidemment qu’une envie. Ils veulent braver l’interdit et, en menant cette malhonnête campagne de prévention, les industriels le savent bien.

Devenu historien, Robert Proctor a publié en 2012 le livre Golden Holocaust: Origins of the Cigarette Catastrophe and the Case for Abolition L’holocauste doré : aux origines de la catastrophe de la cigarette et la lutte pour son abolition »). Il y décrit le patient travail d’enfumage effectué par les vendeurs de cartouches, au mépris de la santé du public.

Crédits : Robert Proctor

Dès 1952, les Britanniques Richard Doll et Bradford Hill établissent les premiers liens entre consommation de tabac et cancer broncho-pulmonaire. Aussitôt, une campagne publicitaire est organisée par les industriels pour tempérer la panique du public. « Nous n’acceptons pas l’idée qu’il y ait des agents nocifs dans le tabac », déclare un représentant de Philip Morris en 1964. L’objectif est de laisser planer le doute sur la corrélation entre les maladies et le tabagisme.

Plus de 40 ans avant Robert Proctor, en 1971, un rapport du Britain’s Royal College of Physicians dénonce lui aussi l’ « holocauste » engendré par les cigarettes. Les preuves s’accumulent de sorte que le responsable du département de la Santé américaine est pour la première fois honnête avec son peuple en 1982 : « Le tabagisme est la principale cause de décès évitable dans notre société et le plus important problème de santé publique de notre époque. »

Désormais, les langues se dénouent, et certains osent se dresser contre les puissants lobbys du tabac. Anthony Colucci, un ancien scientifique de la compagnie de tabac RJ Reynolds, dénonce les mensonges des industriels. Pour lui, ils ont le devoir de dire la vérité : fumer tue. Ils continuent pourtant de faire le contraire. En 2012, alors que paraît Golden Holocaust, des documents internes à l’industrie cigarettière dévoilent ses turpitudes. Entre juillet 1995 et décembre 1998, le neurobiologiste français Jean-Pierre Changeux, alors à la tête de l’Institut Pasteur, a reçu 220 000 dollars de l’industrie du tabac pour améliorer l’image de la nicotine. Il a également empoché des fonds de RJ Reynolds, propriétaire de la marque Camel.

Selon l’Organisation mondiale de la santé, les entreprises du tabac ont aussi tenté de réduire les budgets alloués à ses activités scientifiques et politiques. Heureusement, les avancées scientifiques et les campagnes choc contre le tabac commencent à porter leurs fruits. Les « pays développés » affichent tous un taux de fumeurs en baisse ces dernières années. En 2016, 1,6 million de Français ont démarré une nouvelle vie sans tabac. Cette baisse s’est poursuivie entre 2017 et 2018 avec 600 000 fumeurs en moins, soit une diminution de 12 % en deux ans. Mais il y a un hic. 

Par un macabre jeu de vases communicants, les consommateurs à revenu faible ou intermédiaire sont devenus les cibles des géants du tabac. Non seulement des produits adaptés à leurs moyens ont été inventés, mais des emplois ont été créés. Le Zambien Davison Tolopo, par exemple, a multiplié par cinq son salaire depuis qu’il cultive du tabac. Il peut ainsi offrir une meilleure scolarité à ses enfants. Or, près de 80 % du milliard de fumeurs dans le monde vivent dans des pays en développement. C’est pourquoi la communauté de lutte contre le tabac a tourné son attention vers ces régions à faible revenus.

Là où la consommation chute, ces dernières proposent des alternatives réputées moins nocives telles que la cigarette électronique. Résultat, un professeur du lycée britannique de Holmfirth High, à Huddersfield, s’inquiète de voir des jeunes commencer à vapoter dès l’âge de 11 ans. Pour éviter ce phénomène, San Francisco est devenue la première ville américaine à interdire les cigarettes électroniques au mois de juin.

Pour certains, il faudrait donc aller jusqu’à interdire la production, la distribution et la consommation de tabac. Le Bhoutan a franchi le pas dès 2004. Coïncidence ou non, le petit État asiatique est aujourd’hui réputé comme l’un des plus heureux et écologiques au monde. Au niveau mondial, l’essentiel est de changer l’image du tabac, estime Gérard Audureau, président de l’association Droits des Non-Fumeurs. Il faut évacuer le glamour et le raffinement qui colle à la cigarette. La décision de Netflix va en ce sens. Dans la quatrième saison de Stranger Things, Jim Hopper aura peut-être arrêté de fumer.


Couverture : Mathew MacQuarrie